De nos jours… : Ce qu’il reste de « nous »

76e Festival de Cannes
Film de Clôture – Quinzaine des Réalisateurs
Sortie le 19 juillet 2023

Durant une journée d’été au ciel couvert dans la capitale sud-coréenne, deux rencontres prennent place simultanément. D’un côté, Sangwon (Kim Min-hee), une actrice en retrait de l’industrie cinématographique, retrouve sa cousine Jisoo (Park Miso) qui rêve, à son tour, de devenir actrice. De l’autre, le poète Hong (Ki Joobong) accueille un jeune acteur en formation, alors qu’il est lui-même suivi par une jeune documentariste réalisant son projet de fin d’études sur lui. Alors que chacun·e endosse à sa manière son rôle exigé de mentor – maladroitement pour Sangwon et philosophiquement pour Hong, De nos jours… tisse discrètement des liens entre les deux personnages. Par un habile jeu de parallélismes, iels partagent des habitudes communes : un goût pour les siestes prolongées, l’ajout de gochujang (pâte de piments coréenne) dans les ramyuns (nouilles instantanées). Leur histoire commune (Sangwon est-elle la fille partie de Hong ? Hong est-il l’artiste qui a inspiré Sangwon ?) s’écrit, dans la temporalité fragile du montage, à travers ces vestiges comportementaux d’un passé commun. Baptisé de manière équivoque « Nous », le chat de Jungsoo (Song Sunmi) – amie qui héberge Sangwon – symbolise, par sa soudaine disparition, la possible fugacité des choses qui peuvent être perdue.  

Avec De nos jours…, le cinéma de Hong Sang-soo continue sa quête d’une pureté cinématographique. À l’instar de cette documentariste Kijoo (Kim Seungyun) qui filme des scènes de vie de Hong pour agrémenter son œuvre, Hong Sang-soo observe dans le quotidien ce qui forge imperceptiblement les vies de ses personnages. Pour Kijoo et Jaewon (Ha Seongguk) – le jeune acteur, leur rencontre fortuite chez le poète semble être la naissance possible d’un amour qui ne pourra éclore, après leur disparition au détour d’une ruelle, qu’en-dehors du cadre fictionnel de l’œuvre. Avec minimalisme, ce cadre se restreint aux deux appartements de Jungsoo et de Hong – puisque même les plans extérieurs ont toujours l’une des portes d’entrée comme point de fuite. L’intérieur, comme espace sacralisé de parole, se détache alors d’un extérieur annihilé par un travail de surexposition lui conférant une blancheur opaque. Comme dans Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo guide le regard du spectateur·trice afin qu’iel puisse saisir la richesse du réel. Ici, Sangwon s’accroupie à deux reprises : une fois pour flatter « Nous » et une autre fois pour admirer une plante. En se rapprochant du sol, elle observe et appréhende le monde autrement allant jusqu’à créer une connexion singulière avec une fleur au discours motivant.  

Dans De nos jours…, Jaewon annonce que son projet est de « vivre sans mentir » et d’avoir la « vérité comme fondement ». Si cette volonté peut paraître naïve, elle fait écho aux conseils de Sangwon sur le métier d’actrice. Il est nécessaire d’ « enlever toutes les couches [de son moi] » pour atteindre une sincérité de jeu, voire d’être. Lassée, l’ancienne actrice refuse de se perdre à nouveau dans la vacuité d’une pratique qui la réduit à n’être, comme un produit, qu’une facette monolithique d’elle-même. Éloges suprêmes pour les artistes mis·es en scène par Hong Sang-soo de la poésie de Hong au jeu de Kilsoo (Kim Min-hee) dans La Romancière, le film et le heureux hasard, les notions de pureté et de sincérité sont constitutives de la démarche du cinéaste. Jusqu’à la direction d’acteur·trice, la frontière entre réalité et fiction se veut la plus poreuse possible. En refusant l’illusion, le cinéma de Hong Sang-soo ne veut pas documenter le réel, mais affirmer sa force narrative. Il se plie au hasard, si cher au cinéaste, qui régit une vie qui « suit son cours sans se soucier des raisons » imaginées par les hommes, comme l’annonce Hong. Seul sur sa terrasse, cet alter-ego de Hong Sang-soo clôt De nos jours… dans une forme d’apaisement, celui d’accepter son irrémédiable mortalité (en buvant et fumant à l’encontre des recommandations des médecins).

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

La Romancière, le film et le heureux hasard : Juste sous vos mots

72e Berlinale
Grand prix du Jury
Sortie le 15 février 2023

Alors qu’elle entre pour la première fois dans la librairie de son ancienne amie Seewon (Young-hwa Seo) qui a quitté Séoul sans un mot, la romancière Junhee (Hye-yeong Lee) s’immisce par accident dans l’hors-champ de la petite boutique, surprenant les réprimandes d’une gérante autoritaire. Une fois discrètement sortie, elle feint d’être seulement restée dehors prétextant une cigarette, d’être ainsi restée à la lisière de l’intime. Dans La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-soo questionne cette distance, conventionnelle et/ou choisie, entre différent·e·s interlocuteur·rice·s notamment issu·e·s du milieu artistique (écrivaine, actrice, cinéaste, poète, libraire). Pour la romancière, un même compliment – « [être] charismatique » – s’appréhende de manière contradictoire suivant cellui qui le profère. De la part de l’arrogant cinéaste Hyojin (Hae-hyo Kwon), il n’est que le symptôme creux d’une hypocrisie mondaine systématisée. Or, de la bouche de Kilsoo (Kim Min-Hee), une actrice à l’irradiante vulnérabilité, les mêmes mots deviennent une bénédiction, l’expression d’une reconnaissance réciproque. 

Étude lucide sur la vacuité du langage, La Romancière, le film et le heureux hasard chemine à travers les différentes rencontres – ce fameux hasard cher à Hong Sang-soo – qui parcourent la journée de Junhee. Dès son tâtonnement initial entre gêne et réminiscence, chaque retrouvaille est le théâtre d’un rituel social où les micro-gestes sont plus signifiants que les discours. Les relations entre les personnages s’évaluent dans les silences loquaces et les rires nerveux. Lors de ses échanges préconçus par une politesse de façade, les personnages sont prisonnier·e·s de leur propre statut social, de leur position d’artiste. Chacun·e insiste sur l’inactivité de l’autre : Junhee est une romancière qui n’écrit plus ; Kilsoo est une actrice qui ne joue plus. Cette sensation d’enfermement est accentuée par l’utilisation d’un fort contraste qui piège les personnages dans un épais brouillard blanc. Comme à part du monde, iels déambulent dans un paysage entièrement annihilé, malgré sa beauté annoncée. À l’instar de la petite fille qui dévisage Kilsoo et Junhee à travers la vitre, iels sont les proies du regard du spectateur·rice et par extension de la société qui les modèlent. 

Dans ce monde factice où chacun·e doit suivre la voie tracée par son métier et le médium artistique qui en découle, Hong Sang-Soo livre un plaidoyer contre l’automatisation de l’acte créatif (Junhee écrit tous les jours « parce qu’elle est une romancière ») et de sa réception (Seewon qui lisait uniquement selon les goûts des autres). Au sein de La Romancière, le film et le heureux hasard, les personnages cherchent à atteindre une pureté émotionnelle, comme purgée de toute fausseté sociale. L’adjectif « pur·e » devient le compliment suprême, dispersé à travers l’œuvre qu’il s’agisse des mots utilisés par Yangjoo (Yun-hee Cho) pour décrire les films de son mari ou par le poète (Ju-bong Gi) pour illustrer la beauté du jeu de Kilsoo. Cette honnêteté souveraine est le cœur même des œuvres vibrantes d’Hong Sang-soo, dupliqué par les nouvelles ambitions cinématographiques de Junhee qui cherche à atteindre une vérité intérieure, jouant des frontières avec le réel (son court métrage s’appuyant sur les vrais liens entre Kilsoo et son mari) tout en insistant sur le fait que ce ne « [sera] pas un documentaire ». 

Chez Hong Sang-soo, l’épure formelle se double d’un vertige sentimental où ses personnages cherchent à expérimenter des nouvelles manières de communiquer. Elles peuvent être aussi belles que la transmission poétique d’une phrase en langue des signes entre trois femmes assises autour d’une table ; ou n’être qu’une tentative, l’espoir d’un renouveau à l’instar des plans du court métrage de Junhee dans lequel Kilsoo compose un bouquet, laissant cette dernière mystérieusement songeuse à la sortie de la projection. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆– Bien

Mademoiselle : Cinquante nuances de Park Chan-Wook

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69e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie nationale le 1 Novembre 2016

En transposant le roman Du bout des doigts de Sarah Waters dans la Corée colonisée des années 1930, Park Chan-Wook se hasarde pour la première fois dans le genre du film d’époque. Une incursion qui pourrait paraître étonnante, si elle ne répondait pas à l’inclinaison du cinéaste pour un certain sadisme corporel et spirituel. Une position sur l’échiquier cinéphile qui le place comme le maître d’une cinématographie, celle sud-coréenne, déjà bien tourmentée. Il trouve, en effet, chez la romancière galloise les ingrédients nécessaires à ses obsessions sous les traits des différents personnages : Sookee (Kim Tae-ri), une jeune pickpocket virtuose qui entre au service d’une riche héritière japonaise ; Hideki (Kim Min-hee), cette envoutante maîtresse emprisonnée par un oncle lubrique ; et le « Comte » (Ha Jeong-woo) tirant les ficelles d’une machination visant à s’emparer, avec l’aide de sa complice Sookee, du magot.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Par son ampleur (2h25), Mademoiselle s’affilie au classicisme des grandes sagas qui avaient périclité à la fin des années 1970 dans une société visant, même dans le domaine cinématographique, à une plus grande efficacité. La durée est ici perçue comme un moyen d’expression propre qui permet, paradoxalement, aussi bien de perdre que de guider le spectateur dans les différents degrés du complot. A l’instar de Rashomon (Kurosowa, 1950), le film multiplie ainsi les regards en changeant brusquement à deux reprises de points de vue – Sookee, Hideko et le Comte – pour faire émerger dans la répétition des scènes une vérité suprême. Néanmoins, le fonctionnement autarcique de chaque récit rend aride le procédé pour ne laisser qu’une sensation de déjà-vu. Park Chan-Wook tente alors, tant bien que mal, de sauver ce scénario finalement assez classique par sa mise en scène.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Le cinéaste sud-coréen instrumentalise sa réalisation pour participer, lui aussi, à cette partie de manipulation. Il enferme ses personnages dans une maison de poupée perdue architecturalement entre les traditions anglaise et japonaise. Il en étire les perspectives par des travellings, assez impressionnants, pour construire une sorte de sarcophage labyrinthique. Les protagonistes sont réduits à des figurines qui se regardent en chiens de faïence. Ils sont les pions du théâtre de Park Chan-Wook qui se dédouble au sein des lectures sadiennes organisées par l’oncle. Le spectateur devient alors le témoin d’un jeu de regards altéré par les véritables désirs charnels des personnages. Ainsi la relation saphique entre les deux actrices repose sur un rapport au double, comme lors de la scène où Hideko habille Sookee de ses vêtements, qui conduit à la fusion complète des corps. Au moment du rapport sexuel, Park Chan-Wook joue alors sur la symétrie des corps pour faire disparaître les visages des actrices.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Cependant, le cinéaste apparaît dans Mademoiselle comme un marionnettiste libidineux se jouant de ses personnages pour répondre au cahier des charges de ses propres névroses. Ce thriller verbeux s’impose comme une projection, vulgairement esthétisée, d’un fantasme lesbien dirigé par et pour un public masculin hétérosexuel. Park Chan-Wook fait du désir féminin une sorte de perversion ne pouvant trouver sa jouissance que dans les multiples références phalliques comme cette fellation faite sur le doigt de Sookee par Hideko. Le réalisateur renoue ainsi avec les récits érotiques de l’ère Meiji que l’oncle orchestre : des boules de geisha à l’inculcation d’une culture du viol. Cette subversion est d’autant plus dérangeante qu’elle semble se restreindre lorsqu’un désir uniquement féminin éclate pour rester, par autocensure, dans une normalité machiste face à la sexualité.

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Enfin, Park Chan-Wook écrase son récit par son besoin de montrer, de manière ostentatoire, son rôle de réalisateur. Il se contente de créer des effets de cinéma, parfois remarquablement pensés, plutôt que de tenter d’accompagner – voire même simplement de représenter – les motivations et les désirs de ses personnages. Ne voyant qu’un soucis plastique, il s’embourbe dans le décorum pesant du film d’époque. Le cinéaste ne parvient pas, pareillement à un Hou Hsiao-Hsien (The Assassin), à saisir les détails presque cachés qui permettent de faire frémir un plan et de sublimer les enjeux sentimentaux et sensoriels du temps qui s’écoule.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais