Les 10 Films de 2018 : Les Chimères du Présent

 

10. High Life, Claire Denis
(France)

Dans le cinéma de science-fiction, High Life s’affilie à un grandiose minimalisme, de Solaris (Tarkovski, 1972) à Under the Skin (Glazer, 2014), qui permet, par la pure mise en scène, une ouverture transcendantale. Prêchant l’abstraction, Claire Denis se libère d’un carcan scénaristique traditionnel pour atteindre l’hypnose. Prônant l’extase sensorielle, la cinéaste française juxtapose la fascination et la répulsion, le lyrisme et le prosaïsme, le vide et le trop-plein. Sous les enjeux de filiation de ces détenus utilisés pour des expériences de procréation en milieu spatial, High Life dresse le portrait d’une humanité sans idéal ni espérance errant dans l’espace comme dans le temps. Chérissant le détour, elle brouille la temporalité de son récit pour suivre le fil d’Ariane d’une folie latente sans cesse repoussée par un père flegmatique, Robert Pattinson, résigné à survivre sans certitude ni désir.

High Life, Claire Denis

9. Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche
(France)

Mektoub, My Love : Canto Uno est la quintessence du cinéma d’Abdellatif Kechiche : une malicieuse candeur sculptée par le cadre d’une caméra qui absorbe en permanence les corps et les émotions pour les transcender et les ennoblir. Dans ce sixième long-métrage, il se libère d’une négativité mécanique qui déterminait ses personnages à l'(auto)destruction. Sur les plages de Sète, l’art de Kechiche devient vitaliste au contact de ces adolescents, à l’hédonisme et à la sexualité assumés. Le cinéaste appréhende, avec une rare justesse, cet âge comme une perpétuelle confusion entre vacuité et sublime. Il saisit l’ivresse d’une jeunesse en quête d’un mouvement qu’il accompagne, sans cesse, jusqu’à l’enivrement à la manière de cette scène étourdissante de volupté et d’excitation dans une boîte de nuit. Ode à la sensualité, Mektoub, My Love : Canto Uno est un conte d’été sans morale puisque marchant impétueusement vers l’émancipation et la liberté.

Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche

8. Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa
(Japon)

Dans la filmographie inégale de Kiyoshi Kurosawa, le sublime émerge invariablement dans le glissement du réel dans une altération fantastique. Par ses lentes imbrications métaphysiques, le cinéaste japonais abolit les frontières avec l’au-delà, qu’il s’agisse de la mort (Vers l’autre rive, 2015) ou de l’espace (Invasion, 2018). Jouant avec les codes de la science-fiction, Avant que nous disparaissions trouve dans la subtilité de son dispositif – des extra-terrestres prenant la possession d’êtres humains pour voler les concepts créés par l’humanité avant d’annihiler la planète entière – une subtile force qui annonce la fin de la civilisation avec une mélancolique terreur plus évidente et émouvante que les efforts pyrotechniques d’Hollywood. Kiyoshi Kurosawa, par la persistante obsession de l’amour, signe une fable philosophique, ubuesque et terrifiante, sur le chaos de la société et les peurs collectives qui le nourrissent.

Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa

7. Un Couteau dans le cœur, Yann Gonzalez
(France)

Un couteau dans le cœur est une ode graphique au Giallo, ces thrillers italiens des années 1970. À la frontière entre cinéma policier, horrifique et érotique, l’œuvre utilise, à la manière du maître Dario Argento, le fil conducteur d’une enquête comme prétexte à des expérimentations tendant vers une abstraction orgiaque. Yann Gonzalez confirme, après Les Rencontres d’après-minuit (2013), un goût pour la référence, certes, mais toujours subtilement altérée, comme pour prendre à rebours son propre cadre de représentation. S’ouvrant sur le meurtre, graphiquement morbide, d’un acteur porno gay, Un couteau dans le cœur se place directement dans la marge : une marge formelle que son cinéaste dissèque et triture (comme sur une table de montage) ; et une marge scénaristique, l’univers de la pornographie homosexuelle, qu’il hante d’une pulsion de vie et d’une envie de mort. Peu de cinéastes ont encore cette confiance, presque prosaïque, dans la force de monstration de l’image – une singularité héritée justement du cinéma pornographique qui permet cette jouissance proprement cinématographique.

Un Couteau dans le coeur, Yann Gonzalez

6. Diamantino, Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt
(Portugal)

Les expérimentations formelles de Diamantino résonnent parmi l’avant-garde portugaise qui prêche l’immersion du poétique dans le quotidien morose du Portugal. Après l’érotique João Pedro Rodrigues (O fantasma, L’Ornithologue), le mythologique Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits) et le romantique João Nicolau (John From), le cinéma lusophone se pare des joyaux pop du duo Abrantes-Schmidt. Entre kitsch et science-fiction, Diamantino offre un manifeste baroque au brûlot politique du Portugal. Parabole drolatique, l’œuvre choisit l’exubérance, aussi bien scénaristique que visuelle, comme arme de destruction massive des maux intrinsèques de la nation portugaise. Une vision enchanteresse dans laquelle la béatitude se quantifie au nombre de chiens géants gambadant dans un stade de football, cathédrale moderne des espérances d’une nation ! (Critique)

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

5. Under the Silver Lake, David Robert Mitchell
(États-Unis)

Œuvre hallucinante et hallucinatoire, Under the Silver Lake est une double relecture cinématographique des polars californiens. D’une part, David Robert Mitchell modernise et déconstruit les codes du film noir par le biais d’une esthétique post-MTV. Le cinéaste navigue entre une parodie, teinté d’admiration, et une actualisation de ces codes face à une société, devenue un spectacle perpétuel, qui s’effondre dans l’ineptie et la bouffonnerie. D’autre part, Under the Silver Lake s’inscrit dans la lignée des œuvres à la Mulholland Drive (David Lynch, 2001) tout en écartant sa dimension métaphysique pour accoucher d’enjeux intrinsèquement contemporains : la lente apocalypse d’un monde en perte de sens. Se jouant d’un spectateur à la fois désillusionné et biberonné aux discours ontologiques, David Robert Mitchell oscille entre démence et véracité pour construire un territoire cinématographique encore vierge perdu entre le non-sens instinctif et la surinterprétation mécanique.

Under the Silver Lake, David Robert Mitchell

4. Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico
(France)

Récit homérique, Les Garçons sauvages est une épopée transgenre qui décompose et redessine, avec luxure, les repères sexuels et cinématographiques. Pour son premier long-métrage, Bertrand Mandico se joue de la matière – celle des corps de ces jeunes garçons métamorphosés en femme au contact d’une île-matrice, celle de la pellicule qui foisonne de trouvailles – pour créer un univers atypique et novateur dans un cinéma français de plus en plus frileux. Par ce tourbillon pulsionnel et onirique, le cinéaste illustre une certaine imagerie sexuelle freudienne en prônant une sexualité infantile mêlant jeu (cette décadente répétition théâtrale qui ouvre l’œuvre) et la découverte du plaisir (par cette île fantasmagorique de laquelle s’échappe une semence exquise). Expérimentation à la Georges Méliès autant que récit de piraterie à la Raoul Ruiz, Bertrand Mandico renoue avec un cinéma d’avant-garde actualisé à l’aune d’un discours politique queer et libérateur.

Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico

3. Les Âmes mortes, Wang Bing
(Chine)

Les Âmes Mortes marque la tragique mise en crise du dispositif cinématographique de Wang Bing qui, à l’accoutumée, abolit un certain didactisme documentaire (annihilation de la voix-off ou du format de l’entretien). Observateur infatigable, le cinéaste chinois expose une image sacro-sainte qui, par sa frontalité brute, révèle les gestes, au sens littéraire également, des marginaux de la Chine contemporaine. S’efforçant d’atteindre une subjectivité paroxysmique, il se heurte ici à une triple annihilation : celle des esprits orchestrés par Mao Zedong (par les mouvements antidroitiers de 1957-1958), celle des corps dans les camps de rééducation communistes, et celle de la mémoire étatique (par la destruction institutionnalisée des camps et des mémoriaux) et individuelle (par le compte à rebours biologique de ces survivants). Comment filmer ce qui n’existe plus et surtout garder ce qui est en train de disparaître ? Le documentariste façonne, à travers ses entretiens, un lieu de sépulture pour ces âmes errantes pour empêcher, indéfiniment, l’oubli souhaité par les pouvoirs politiques chinois.

Les Âmes Mortes, Wang Bing

2. Sophia Antipolis, Virgil Vernier
(France)

Dans Sophia Antipolis, Virgil Vernier traque un reliquat d’utopie dans cette réalité morose, voire sinistre. Il s’enquiert des miettes d’un paradis onirique là où l’individu, et par extension le spectateur, s’y attend le moins : dans une zone industrielle où des paons sauvages laissent derrière eux des plumes ; dans le fond d’un bus où un petit garçon propose des tours de magie ; dans une expérimentation cosmique qui se dissout dans la pellicule. En refusant tout schématisme ou misérabilisme, le cinéaste convoque les chimères du présent et renoue avec l’idéal pasolinien d’une œuvre d’intervention politique qui l’est, justement, parce qu’elle est son propre manifeste poétique. (Critique)

Sophia Antipolis, Virgil Vernier

1. Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

Les œuvres les plus sublimes d’Hong Sang-soo sont celles qu’il nimbe d’une douce, néanmoins amère, mélancolie amoureuse. Envahi par le spleen, le prolifique cinéaste sud-coréen renchérit le deuil amoureux de Young-hee (Min-hee Kim) d’un cortège d’actes de grâce, comme ses personnages s’agenouillant avant de traverser un pont. D’une poésie inextinguible, le cinéma d’Hong Sang-soo déconstruit, au moyen de frontières (scénaristiques) traversées par des fantômes, les liens entre le rêve et la réalité. Accordant une place à l’invisible, il poursuit sa fuite sentimentale vers les limbes d’une utopie amoureuse survivant dans les rêves, conscients ou non, de sa muse. Le cinéaste livre ainsi une éblouissante déclaration d’amour d’un territoire qui ne croit plus en l’amour.

Seule sur la plage, la nuit, Hong Sang-soo

Le Cinéma du Spectateur

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Shokuzai – celles qui voulaient se souvenir/celles qui voulaient oublier : Déclinaisons Mortifères

Shokuzai, Kyoshi KurosawaShokuzai, Kyoshi Kurosawa

Projeté lors du 15e Festival de Deauville

Le documentariste français Oliver Meyrou ironisait sur la place de la télévision dans l’art en disant « Le cinéma est un art, la télévision est un meuble ». Il met alors en place une frontière nette entre les deux supports oubliant les passerelles qui les lient : les Séries. Les réalisateurs sont de plus en plus nombreux à tenter l’aventure télévisuelle comme Scorsese (Broadwalk Empire), Assayas (Carlos) ou plus récemment Campion (Top of the Lake). La qualité de l’offre télévisuelle permet même aux réalisateurs d’obtenir des sélections dans les Festivals : Carlos à Cannes, Top of the Lake à Sundance, Berlin et Cannes ainsi que Venise et Deauville pour Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa. Œuvre de plus de 4h30 transformer en France en un dytique savamment coupé (celles voulaient se souvenir/celle qui voulaient oublier), Shokuzai est avant tout une série en 5 épisodes réalisée pour la chaîne nippone WOWOW. Le passage par le petit écran permet de dilater le temps et ainsi de construire une narration fine sans se poser forcément la question de la nécessité. Il n’y a plus de question de coût/gain de l’image. Jamais Kiyoshi Kurosawa n’aurait pu livrer une si grande fresque sur la culpabilité et la rédemption sans utiliser les codes de la série. Il dit d’ailleurs que c’est avec Shokuzai qu’il saisit « ce qu’est la tragédie pour la première fois ».

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

L’œuvre de Kurosawa naît de l’envie de narrer les changements perceptibles dus à un traumatisme. L’auteur est travaillé par la question du vide ; dans Shokuzai c’est le vide de la vie dont le souffle s’échappe dans l’horreur. L’horreur est le viol et le meurtre d’Emili par un homme dont l’identification est impossible par le blocage mémoriel des 4 fillettes qui l’ont vu. L’intrigue glisse alors dans la culpabilité et la quête de rédemption suite à la promesse macabre d’une mère vengeresse, Asako. Elle représente le fantôme du passé attendant même Sae, dans le premier épisode, sous un pont à la manière des esprits dans la tradition japonaise. Kurosawa met alors en image les séquelles du passé qui forment le présent.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Chacune est une facette de la réaction à l’horreur, à cette incursion soudaine dans le monde dur des adultes mais surtout au monde sexué de la gente masculine. Sae (1er Episode) a ainsi développé une peur panique du contact et a mentalement bloqué son corps dans l’enfance s’interdisant la fertilité. Elle se déshumanise sous les traits d’une poupée fantasmée par son mari. Cette stagnation de l’enfance se retrouve avec Akiko (3e Episode) mais Kurosawa la pousse à l’extrême (voire au fantastique) avec cette « femme-ourse », sorte d’adolescente éternelle au comportement animal. Elle s’exclue de la communauté des hommes qu’elle ne retrouvera seulement pour revivre une enfance à travers la fille de la copine de son frère. Pour Maki (2e Episode), c’est dans la rigueur d’un cadre scolaire qu’elle tente d’inculquer les valeurs qui auraient sans doute pu empêcher le drame. Elle se protège par des cours de Kendo qu’elle mettra en pratique lors d’une scène mémorable d’attaque dans une piscine devant ainsi l’héroïne qu’elle n’a pas pu être. C’est comme ça qu’elle paye sa dette. Enfin, Mayu (4e Episode) se détache un peu des 3 autres protagonistes. Elle est sans doute celle à qui le sous-titre celles qui oublient va le mieux. Cependant son comportement de fille volage repose belle et bien sur la perte d’opinion du corps et des atouts féminins.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Cette dénaturation de l’homme est aussi visuelle. Si le film s’ouvre sur les couleurs douces et colorés de la campagne japonaise dans laquelle les robes des fillettes sont comme des coups de pinceaux. De l’après-midi ensoleillé, le film bascule soudainement dans la nuit noire symbolisant le voile épais de l’horreur qui s’abat sur le film dont seule la lumière rouge des voitures de police amène la lueur macabre. Le rouge chez Kurosawa est la couleur de l’au-delà, c’est ainsi le fantôme d’Emili qui couvre les visages et les culpabilisent. Puis, la photographie bascule dans des couleurs pastelles et dénaturés symbolisant le voile de l’évènement sur les vies brisées que Kurosawa dépeint.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est également un regard sur la société japonaise. Une société profondément atomisée qui met en exergue la solitude des Hommes. Le vide se comble par le biais de réseaux de connaissances, mais jamais par le hasard des rencontres. Ce vide moral trouve écho dans l’image de dépeuplement qui se dégage des lieux : maisons abandonnées, gymnases vides. De plus, se dégage de l’œuvre de Kurosawa un certain machisme social avec des mariages arrangés, des femmes-objets. Les hommes sont réduits à des archétypes qui regroupent les malversations souvent attribuées au sexe masculin. Cependant la rédemption de l’homme est progressive : d’abord par l’ambiguïté du frère d’Akiko (3e Episode). Le rôle du père d’Emili pourtant malsain parvient à dégager une certaine pitié bienveillante excusant presque son geste.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est une fresque psychologique intéressante, mais elle repose néanmoins sur une longueur et sur une exagération des situations qui perd parfois le spectateur. Kiyoshi Kurosawa montre son talent de réalisateur mais s’autorise parfois des envolés très « télévisuelles ». Shokuzai fascine tout de même dans ses incursions au bord de l’irréel.

Shokuzaicelles qui voulaient se souvenir – sortie le 29 Mai 2013.
Shokuzai, celles qui voulaient oublier – sortie le 5 Juin 2013.

Le Cinéma Du Spectateur
☆☆☆ – Bien