En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur

Sils Maria : Les Strates de la Réalité

Sils Maria, Olivier Assayas

67e Festival de Cannes
Sélection Officielle

Sils Maria est comme la masse nuageuse qu’il décrit, il s’immisce lentement, mais durablement dans l’inconscient du spectateur. C’est avec lenteur, un temps presque géologique, qu’Olivier Assayas nous convie paradoxalement dans un espace où seul l’Homme compte. Ses actions ne sont tournées que vers sa personne et n’ont d’incidence que dans son micro-univers aussi déformé que les cols des montagnes suisses sur lesquelles le cinéaste pose son regard. Mais si l’œuvre fait écho à ce fameux « Serpent de Maloja » qui s’étire au-dessus de Sils-Maria, c’est surtout par le duel qu’il dessine entre terre (réalité) et ciel (fiction). Si la confrontation semble en place visuellement par un jeu de champ/contrechamp, aucun des personnages ne prend la peine de la mener à son terme. C’est finalement ce qui subjugue dans Sils Maria, ces luttes entre personnes qui ne deviennent que des luttes intérieures axées autour du personnage de Maria Enders (Juliette Binoche). L’œuvre d’Assayas est certes un trio de femmes – et d’actrices avec des rôles taillés sur-mesure – mais où chacune est isolée pour combattre sa propre nature, sa propre montagne.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

            Le personnage central autour duquel Assayas fait graviter tout son univers, c’est Maria Enders : une actrice vieillissante dans le déclin de sa beauté et donc de sa gloire. Pourtant, elle est absente des premiers plans de l’œuvre occupés par une assistante personnelle (Kristen Stewart) qui jongle entre les téléphones portables pour parler en son nom de remise de prix ou de divorce. Cette scène est alors primordiale pour comprendre les névroses de son personnage. Elle montre une femme absente de sa propre vie. Elle est certes la star dans la première partie du film, mais elle n’est finalement pas plus importante qu’un meuble continuellement transporté en train ou en voiture (de luxe). Déjà, elle ne vit pas en adéquation avec ses désirs. Elle avance à contrecœur vers une remise de prix qu’elle débecte, vers un homme qu’elle hait (une variation de l’amour), vers un rôle qui la détruit. Elle perd progressivement la lumière pour n’être même plus spectatrice de sa propre vie, mais de celle d’une autre, Jo-Ann Ellis, dans l’épilogue. Une scène marque ce bouleversement : alors qu’au début du film, elle « contrôle » les voitures qui la conduisent, elle n’a plus qu’un rôle de passager secondaire entrant par une portière presque cachée face à la tempête médiatique qui entoure la jeune actrice. Elle comprend qu’elle n’est plus un élément central du métier, reste plantée sur le trottoir une poignée de secondes et accepte sa situation. Par la suite, elle ne sera qu’une présence muette devant des sujets de conversation qui concernent celle qui l’a vaincue.

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     Sils Maria raconte donc la chute d’une star déchue par l’évolution du cinéma, comme medium, qu’elle ne parvient pas à suivre. Maria Enders n’est plus la « fraîche » découverte d’un mastodonte fictif du cinéma européen, Wilhelm Melchior, aux airs de pygmalion bergmanien. Cette chute s’explique et s’accentue par la confrontation constante entre deux temporalités la poussant en dehors du réel. D’une part, l’actrice qui se meut devant nous est déjà une relique pour un champ artistique obnubilé par le jeunisme. À cinquante ans, Juliette Binoche interprète une actrice finie, vouée à jouer des seconds rôles et ne pouvant retrouver des miettes de sa gloire passée qu’à travers des cérémonies nostalgiques d’un passé cinéphile révolu. De l’autre, il y a le mythe qu’elle est justement et qui pousse Maria Enders à vivre dans une schizophrénie aggravée par la translation de rôles de la pièce de théâtre qu’elle prépare Maloja Snake : elle avait excellé dans le rôle de la jeune femme prédatrice (Sigrid), mais elle doit – en raison de son âge – jouer maintenant le rôle de la proie (Helena). À cause de cela, elle se retrouve frontalement face à ces deux réalités qui annonce avec cruauté que le présent est bien plus décharné qu’elle osait le craindre. Sils Maria s’axe alors sur cette femme-paysage sur laquelle rampe avec délectation le serpent du temps.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

       Progressivement, les schizophrénies de Maria Enders trouvent une corporéité dans les corps de Jo-Ann (Chloë Grace Moretz) et Valentine (Kristen Stewart). La première est un simple ersatz moderne d’une jeune Maria Enders appuyant le fossé temporel dans lequel cette dernière est tombée. Jo-Ann représente une nouvelle génération d’actrices adulées auprès du grand public pour des rôles dans des blockbusters – une description qui concerne à la fois Moretz (Kick-Ass) et Stewart (Twilight). Olivier Assayas propose alors une réflexion sur la performance d’acteur.trice.s en déconstruisant les catégories vides de sens entre « blockbusters » et « cinéma d’auteur ». Pour Jo-Ann, il construit un portrait ambigu, mêlant à la fois le trash d’une Lindsay Lohan et l’intellect d’une Emma Watson, démontrant que la célébrité outrancière au XXIe siècle repose sur le talent et les frasques médiatiques (disproportionnées par Internet qui rend accessible en un clic la sphère privée comme le montrent les nombreuses recherches Google). Or, ce côté trash est également un rôle que joue la jeune femme dans sa vie publique au regard de la personnalité qu’elle présente sincèrement à Marie Enders lors de la rencontre dans un hôtel en Suisse. L’issue de la confrontation Enders/Jo-Ann, soit passé/présent, est réglée avant même qu’elles se battent sur les planches londoniennes. Chacune a intériorisé son rôle, Sigrid (Jo-Ann) ou Helena (Enders). Lorsque Enders tente d’établir une égalité entre les deux, l’avarice d’une jeunesse fougueuse lui assène le coup de grâce en coulisse : « il faut aller de l’avant » signifiant que le temps joue en sa faveur.

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Le personnage de Valentine (Kristen Stewart), l’assistante personnelle de Maria Enders, est plus complexe. D’abord, elle disparaît derrière la vie de Maria Enders qu’elle orchestre autant qu’elle la vit. Tout comme Maps to the Stars de Cronenberg avec qui il partage la sélection cannoise 2014, Olivier Assayas met en avant les ombres qui suivent les artistes. L’existence de Valentine ne s’exprime qu’à travers celle de l’actrice qui ne lui posera que deux questions sur sa liaison avec un photographe, s’inscrivant dans un contexte de jalousie qui replace quand même Enders en centre de l’intrigue. Or, la jeune femme désespère d’être uniquement l’extension de Maria Enders et de devoir faire cohabiter en elle deux personnes (elle et Enders). Par la suite, Valentine se transforme par le biais des répétitions de Maloja Snake avec l’actrice la jeune et puissante Sigrid. Kristen Stewart devient alors un objet de convoitise puis de désir. Sils Maria devient progressivement un jeu de séduction lesbien superposant les désirs de Maria/Valentineà ceux de Helena/Sigrid. La deuxième partie (les répétitions chez Melchior) est alors une alternance entre deux réalités : celle « réelle » de Enders et Valentine ; celle « fictive » de la pièce. Lorsque le désir nait, il détruit tout sur son passage – comme dans la pièce – dans un degré de réalité qu’il ne devait pas atteindre. Valentine ne peut se résoudre à cette place de subalterne lorsqu’elle cherche, à travers Sigrid, une place d’égale voire de dominante. Pour éviter que ce chevauchement soit néfaste (puisque le personnage d’Helena se suicide), l’assistante préfère fuir. Elle s’évapore presque dans les montagnes suisses pour devenir pleinement cet envoûtant serpent de Maloja.

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Sils Maria fascine par ses enchevêtrements de réalité (réelle, mentale, fictive) qui dressent un paysage psychique tout aussi grandiose que ceux alpins. Le serpent qui altère la réalité, c’est finalement la pièce de Melchior elle-même. S’il n’hante pas de sa personne les vivants, il les tourmente par son héritage culturel. Personnage tutélaire de l’œuvre d’Assayas, il est l’exemple même d’un artiste qui a réussi : il a laissé sa marque et intervient sur le monde même après sa mort.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent