La Belle et la Bête : Le Kitsch à son paroxysme

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête façon Gans est l’illustration même la paupérisation du cinéma familiale français. L’échec cuisant de cette nouvelle adaptation était à prévoir mais qui en est responsable ? L’appât de gain des producteurs/distributeurs qui supplante la question de la redondance filmique ? Le réalisateur qui préfère tomber dans le pompiérisme visuel plutôt que dans la simplicité ? Les acteurs qui, en plus d’oser prêter leur nom au naufrage, rajoutent par un jeu outrancier une couche d’artificialité ? Comment l’idée d’une nouvelle adaptation de ce classique du conte a-t-elle pu paraître raisonnable face à déjà deux traitements grandioses : l’onirisme surréaliste de Cocteau (1946) et le romantisme absolu de Disney (1991). Il aurait fallu pour que le film ait un intérêt que Christophe Gans trouve une nouvelle manière de narrer les aventures de Belle, cette jeune femme prisonnière d’un homme devenu animal. Or cette version ne se veut différente que par un travail lourd sur la forme.

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête semble être plus proche du film publicitaire vantant les mérites des effets spéciaux français que d’une véritable œuvre enchanteresse. Le film de Christophe Gans rencontre, à un dégrée encore plus important encore, le même problème que le Alice au pays des merveilles de Tim Burton : celui de l’artificialité de l’image. Les personnages avancent dans un décor duquel ils sont détachés entraînant alors un décalage gênant entre deux échelles de réalité : celle du moment du tournage – propre à l’idée même de cinéma et celle de l’ajout technologique. Or l’erreur est justement de faire prévaloir la deuxième. Mais la superficialité de La Belle et la Bête s’étend aussi à la mise en scène de Christophe Gans qui (ab)use du ralenti, effet à double tranchant que seul le génie permet d’utiliser, et des jeux de focaux (ce qui entraîne le flou dans une image). La réalisation tombe alors dans une navrante formalité pensant que l’effet se base sur sa mise en scène plutôt que sur son apport scénaristique. Il faut répondre à ce postulat que le brouillard ne fait pas entièrement le suspense, que la musique ne crée pas à elle seule le fantastique et surtout que les effets spéciaux ne sont pas les uniques responsables de la magie d’une histoire.

La Belle et la Bête, Christophe GansL’autre énorme défaut de cette nouvelle version de La Belle et la Bête est de prendre le parti-pris du didactisme, sans doute pour répondre à l’image familiale à laquelle il souhaite correspondre. Le choix de l’explication outrancière n’est jamais bénéfique à un film, mais c’est ici une décision profondément contre-productive. Qui ne connait pas de nos jours, même parmi les plus jeunes d’entre nous, l’histoire de la Belle et la Bête ? A quoi bon nous laisser le mystère de qui narre le film en ne voyant que des lèvres prononcer des mots quand d’un côté nous savons que la Belle et la Bête « vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » et de l’autre que nous reconnaissons la voix de Léa Seydoux ? Il aurait justement fallu jouer des ellipses et se concentrer sur l’évolution des sentiments puisque chaque flou scénaristique sera rempli chez le spectateur par sa propre connaissance de l’œuvre, voire par le fantasme qu’il en a fait. Christophe Gans, lui-même, ne semble pas à l’aise avec le didactisme du film ne sachant pas comment rattacher autre que de manière bancale le récit de la Princesse : les rêves de Belle. C’est d’ailleurs durant ce moment que la stupidité de l’explication absolue se fait la plus forte. Chaque nuit des féériques lumières permettent à Belle de pénétrer dans la réalité passée du royaume. Là où il y aurait pu avoir de la magie – cette dernière reposant toujours sur une part de mystère –, l’explication l’a réduit à néant puisqu’elles arrivent en susurrant « nous sommes des lucioles ». 

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête est coincé dans sa volonté de séduire un public familiale large, et donc hétéroclite. Christophe Gans se perd dans une adaptation trop grande pour lui. Il livre l’un des plus grands échecs du cinéma français donnant raison aux détracteurs des effets spéciaux annonçant qu’ils marquent la fin du rapport « personnel » à l’image.

Le Cinéma du Spectateur
✖✖✖✖✖ – Nul

La Vie d’Adèle : L’Education Sentimentale

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

66e Festival de Cannes (Compétition)
Palme d’or

L’ouverture de La Vie d’Adèle formule les choix narratifs d’Abdellatif Kechiche. Le trajet d’Adèle jusqu’au lycée présente son corps filmique, et annonce sa présence perpétuelle à l’image. Le premier dialogue prononcé par une camarade de classe lisant un extrait de La Vie de Marianne de Marivaux, « Je suis femme et je conte mon histoire », ouvre le film-journal d’Adèle. Car si Marianne fait corps avec le roman, Adèle fait corps avec le film. De la même manière la place d’auteur de Kechiche est exactement la même que Marivaux. Les deux se glissent entièrement dans les tourments d’une femme de leur époque pour livrer les sensations et les sentiments de la manière la plus intime possible. La Vie d’Adèle est une histoire qui se raconte à regard d’homme, mais aussi à temps d’homme. C’est en cela qu’on parle de Kechiche comme d’un réalisateur naturaliste. D’abord parce qu’il ne lisse pas ses personnages pour en faire des êtres de cinéma, il plonge au plus profond de l’âme humaine pour en ressortir des hommes « humains » puisque fait de qualités mais surtout de vices. C’est par cette volonté de montrer l’homme dans sa belle laideur que Kechiche amène la question du voyeurisme. Les scènes de sexe n’ont pas l’hypocrisie de jouer le jeu de l’amour platonique du cinéma, Kechiche savoure la bestialité de l’homme usant de la durée pour mieux mettre en lumière l’unicité de la passion. Enfin, Kechiche est naturaliste dans sa position face au temps. Il est aux antipodes d’un cinéma de l’action perpétuelle. Filmer, c’est pour lui révéler la vérité de l’homme à travers la vie. Cela explique l’importance des scènes de repas dans son cinéma. C’est un moment central de la vie, un moment de socialisation qui montre les codes et les valeurs de l’individu. Il use d’ailleurs de cela pour montrer les valeurs antithétiques d’Emma et d’Adèle à travers leur famille.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

Cette dimension de l’intime, Kechiche la rend visible par l’utilisation générale du gros plan, fait rare au cinéma. Il crée alors un nouveau langage visuel qui lui permet de raconter un film à la première personne. En effet, c’est par la proximité qu’il donne entre le spectateur et ses personnages que Kechiche installe une sorte de parallélisme émotif et sensoriel. Il utilise pleinement le statut fantomatique du réalisateur suivant son personnage en étant aussi proche de l’âme que de l’épiderme. C’est à travers la peau, ses imperfections et ses mouvements, que le réalisateur dévoile pleinement – sans même avoir besoin de mots – les sentiments d’Adèle. Il ausculte ses personnages pour découvrir « la mystérieuse faiblesse des visages de l’homme » (Jean-Paul Sartre). L’exactitude de son trait repose en grande partie sur la prouesse d’interprétation de ses comédiennes. Léa Seydoux s’affirme de plus en plus comme la plus grande comédienne française de sa génération, tandis qu’Adèle Exarchopoulos irradie l’écran. Elle est au-delà de l’interprétation, elle vit un personnage pour devenir jusque dans la moindre expression faciale un atout narratif.  

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle est une œuvre double. Dans un premier temps, l’œuvre de Kechiche se rapproche d’un genre totalement littéraire : l’éducation sentimentale. Adèle découvre son corps et sa sexualité avec le spectateur. Elle s’oppose dès les premières scènes à la société lycéenne à laquelle elle appartient ne participant pas au discours sexualisé à outrance de ses amies. Actuellement, le sexe n’est plus vu comme une façon d’unir deux êtres mais comme un passage obligé pour sortir d’une enfance corporelle. Coucher est devenu une obligation sociale qui la pousse à le faire, dans un déni total de ses envies, avec Thomas (Jérémie Laheurte, convaincant). Le désarroi d’Adèle repose sur le fait que l’homosexualité est toujours un sujet tabou. Car si elle embrasse un garçon, c’est sur le fantasme d’une passante (Emma) qu’Adèle se masturbera dans sa chambre. Elle est mise face à elle-même progressivement, d’abord par un jeu (mettant ainsi l’homosexualité comme une passade aux yeux des jeunes) d’un baiser, puis par la réalité des bars homosexuels. Cependant, Kechiche réalise un basculement dans sa perception d’elle-même au sens littéral : au cours d’un repas avec ses parents, Adèle se bascule sur sa chaise et laisse découvrir son visage à l’envers comme pour nous montrer la partie d’elle-même qu’elle tente de cacher. Elle se met ainsi à l’envers du schéma familiale qui la vue naître. Un passage à l’acte qui se fait également visuellement avec la nature puisque lorsqu’elle agit pour la première fois en embrassant Emma allongée dans l’herbe, les arbres sont à l’automne, saison du changement.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

L’œuvre glisse ensuite dans une autre logique en amenant une réflexion sur l’amour comme fait social. La Vie d’Adèle peut alors être rapprochée du long-métrage magnifique et cruel de Claude Goretta La Dentellière (1976). Les deux réalisateurs amènent avec un cynique réalisme la notion d’incompatibilité sociale. Pomme (Isabelle Huppert) est une coiffeuse perdue chez un philosophe, Adèle sera une institutrice oubliée dans un monde d’artiste. L’amour est-il donc une construction sociale ?  C’est par le détail que Kechiche répond à la question. Il oppose avec humour les huîtres aux spaghettis, les tableaux à Questions pour un Champion, les visions de l’épanouissement personnel. Il est aussi signifiant de voir qu’Adèle parle aux amis d’Emma de la même manière qu’à ses enfants : « il ne vous manque rien ? ». Elle se met alors dans une logique de service ne pouvant participer à des débats qui la dépasse. Quand Schiele et Klimt s’opposent, c’est la préparation de sa sauce tomate qui lui amène enfin un sujet de conversation. Comme chez Goretta, c’est le manque d’ambition des gens simples qui amènent une incompréhension. Si Adèle et Emma sont amoureuses, il n’y a pas d’incertitude là-dessus, c’est leur rapport à la société qui les rattrape et les pousse à une rupture douloureuse.   

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle affirme une nouvelle fois le talent incroyable d’Abdellatif Kechiche. La singularité de son approche naturaliste continue d’opérer la magie du cinéma. Il ne raconte pas, il fait vivre des personnages. La Vie d’Adèle est une œuvre parfaite, une palme d’or incontestable. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre