La Traversée : La liberté enviée des oiseaux

45e Festival international du film d’animation d’Annecy
Mention du Jury
Sortie le 29 septembre 2021

La Traversée amorce son voyage depuis un studio d’artiste où la voix adulte de la protagoniste Kyona – interprétée par la réalisatrice Florence Miailhe – entame un périple mémoriel à partir d’esquisses contenues dans son premier carnet à dessin offert par son père alors qu’elle était adolescente. Ce carnet s’inspire de celui tenu par la mère de la cinéaste, Mireille Glodek Miailhe, durant la Seconde Guerre mondiale. Dès le début, la mémoire familiale des Miailhe s’imbrique dans une histoire collective des migrations humaines. Traitée de manière intemporelle, l’œuvre unifie des destins multiples autour d’une volonté commune d’un ailleurs, espéré et fantasmé. D’origines diverses, ils parcourent les mêmes routes vers une même frontière à franchir pour goûter une liberté tant contestée. Sans universalisme, ce choix crée des résonnances, vibrant sous le pinceau de Florence Mialhe, entre des destinées plurielles et singulières unies par une tragédie partagée. En s’inspirant des contes, La Traversée devient le réceptacle des voix des oublié.e.s mélé.e.s dans le récit de cette jeune fille et de son frère, Adriel.

À travers ces deux adolescent.e.s livré.e.s à elleux-mêmes s’écrivent deux portraits contraires en quête de (sur)vie. D’une part, il y a l’indomptable Kyona dont la tenace volonté de construire sa propre voie, pour elle et pour celleux qu’elle aime, la pousse à voir le monde de manière binaire. Entre les innocentes victimes et les malfaisants bourreaux, le fait d’être en survivance brouille les limites. Face à la morale candide qu’elle lui assène, la patronne d’un cirque itinérant servant à la fois de refuge pour des migrant.e.s et de lieu de prostitution pour les milices hostiles rétorque : « la vie, c’est gris. Si tu veux t’en sortir, il faudra que tu arrives à voir en gris ». La Traversée refuse un manichéisme simplificateur à l’image du personnage d’Iskander, jeune homme se livrant à tous les trafics pour obtenir un répit, pour lui et celleux qu’il place sous sa protection (dont nos deux héros), à l’abri des puissants. D’autre part, il y a le caméléon Adriel se métamorphosant autant caractériellement que physiquement au gré de leurs tribulations. Il devient un voleur habile auprès des enfants du bidonville, un apathique garçon d’un blond innocent chez les trafiquants d’enfants ou encore un enjoué luron au sein du cirque.   

La voix adulte de Kyona qui accompagne l’œuvre double le récit d’un regard rétrospectif empreint d’une maturité nouvelle lui permettant de comprendre et de pardonner le comportement de son frère. À travers ses souvenirs, elle réinterprète cette histoire afin de ne pas l’oublier et surtout de ne pas faire disparaître éternellement celleux disparu.e.s en chemin. La Traversée se compose d’impressions comme lorsque Kyona raconte sa vie à la vieille femme qui la recueille dans la forêt et qu’elle prend pour une Baba Yaga. La mémoire est une fumée dans laquelle se façonnent les émotions traversées par l’adolescente. L’œuvre est une réécriture lyrique de la cruelle réalité des migrations humaines. Du malheur, Florence Miailhe extrait une poésie, voire une grâce, qui prend pleinement son envol dans la thématique des oiseaux parcourant le long-métrage : de ces enfants voleurs – nommés « les Corbeaux » – dont les capes se muent en ailes ; de ces perroquets multicolores délivrés de leur captivité ; de cette trapéziste distrayant la foule en s’envolant comme elle espérerait tant pouvoir le faire ; ou de ces pies accompagnant et aidant Kyona. 

Dès la séquence d’ouverture, La Traversée construit un dialogue d’où émerge cette poésie entre Kyona et Florence Miailhe, entre le personnage et l’artisane. Ici, l’animation est un prolongement du souvenir, une manière d’authentifier la singularité d’un vécu partagé par ces femmes et celles qui les ont précédées – pour la cinéaste, il s’agit de son arrière-grand-mère fuyant Odessa au début du XXème siècle et de sa mère rejoignant la zone libre en 1940. Le geste de la dessinatrice devient un espace d’expression et d’appropriation. Par cette technique de la peinture animée, La Traversée est œuvre organique qui prône l’intuition du corps. C’est dans cette célébration de l’artisanat que le premier long-métrage de Florence Miailhe vient nous toucher en plein cœur : quand on devine dans l’épaisseur d’un brouillard l’agitation du pinceau tourmenté ; quand on ressent dans la finesse d’une représentation de cirque une tendresse envers une liberté qui n’arrivera sans doute jamais. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Clip : L’habile provocation

clip, Maja Milos

Pour un premier long-métrage, il y a toujours cette excitation chez le spectateur de vivre et permettre l’émergence d’un nouveau réalisateur. Une excitation qui naît de la volonté d’un sang neuf dans un monde cinématographique qui se définit à travers les sorties calibrées des « Grands ».  Clip de Maja Milos déconcerte. On pense d’abord que pour exister, la réalisatrice serbe choisit de choquer gratuitement et de plonger son cinéma dans les abysses des comportements humains. Elle prône un voyeurisme dérangeant qui flirte avec les limites de la pornographie. Mais, Clip est finalement un film intimiste dont la provoque n’est que la réponse à la volonté de tout montrer sans rien cacher, de ne pas jouer sur un hors-champs qui ne sert finalement qu’à éviter la censure. Maja Milos s’inscrit alors dans la lignée du cinéma-vérité. Elle décuple l’interaction entre le sujet et le spectateur par le biais de ce portable qu’utilise constamment Jasna (Isidora Simijonovic). Sa caméra lie directement le spectateur et le protagoniste, dresse une connexion sensorielle qui fait que le spectateur ressent presque mimétiquement les émotions de son alter-égo filmique.

Clip, Maja Milos

Le cinéma-vérité se détermine par son inscription dans un contexte social précis. C’est un cinéma anthropologique qui capture une société à un moment donné à travers les agissements d’un personnage censé être représentatif du milieu dans lequel il évolue. Jasna est ainsi le symbole de la jeune Serbie dévastée et débridée. Ses adolescents condensent les dérives de la société post-yougoslave : nationalisme exacerbé avec la revendication du Kosovo ; violence dans la société (passage à tabac, machisme) ; population pauvre (orphelinat, maladie) ; alcoolisme et droguée. Dans cette Serbie campagnarde dévastée, ils n’essayent que d’échapper à leur condition de vie. Lorsque Jasna se libère enfin de son mutisme sur son père, Djole lui dira d’ailleurs « Je vais te remonter le moral » en préparant des rails de cocaïne montrant ainsi que les substances servent à fuir momentanément un quotidien de misère.

Clip, Maja Milos

Clip est un long-métrage trash et légèrement pornographique, mais c’est avant tout le parcours initiatique d’une jeune fille perdue. Comme cette jeunesse serbe, Jasna est en quête d’elle-même. Débridée et sexualisée à outrance, elle serait l’illustration de cette musique techno serbe profondément misogyne qui prône l’asservissement de la femme. Dans un climat culturel vantant presque la prostitution, les jeunes femmes se (dé)vêtissent et offrent leur corps aux hommes. Dans cette génération « clip », c’est par les réseaux sociaux (Facebook) et les vidéos (portables) que les histoires se font et se défont. Cependant, Jasna passe de la sexualité bestiale et débridée (fellation, coup à la va-vite) aux sentiments avec Djole. Elle est la première à prendre conscience d’un changement, elle s’ouvre par un « je t’aime, je pourrais tout faire pour toi » dont la réponse violente de Djole sera « Tu as qu’à apprendre à bien sucer ». D’un plan cul, ils deviennent petit à petit plus intime s’offrant même un premier baiser et certaines confidences. C’est du sang et des coups que surgit une dernière fois l’amour comme-ci seuls les excès pouvaient engendrer le vrai et le sincère.

Clip, Maja Milos

La vie est faite de passion à l’image du film de Maja Milos. De son radicalisme tant visuel que scénaristique, elle arrive à dégager une certaine bienveillance. Rien n’est gratuit. Clip est une expérience sur les limites du spectateur : ce qu’il peut endurer de voir, ce qu’il peut endurer de ressentir, jusqu’où peut-il y avoir une identification. Clip est une réussite, un grand coup dans le paysage cinématographique. A bientôt Maja.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆✖ – Excellent

Pieta : Indigestion coréenne

Pieta, Kim Ki-Duk

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Le cinéma sud-coréen est-il redondant dans son cycle de violence ? C’est le questionnement qui suit la projection de Pieta de Kim Ki-Duk présenté Hors-compétition à Deauville après son triomphe (surprenant) au Festival de Venise, Lion d’Or. Le cinéma sud-coréen contemporain dispose d’un double visage. Il montre côté face un cinéma asiatique plus conventionnel avec le partage de la contemplation, avec la glorification du détail pour montrer la généralité et une certaine volonté romantique de faire jouer la nature dans l’échantillon sentimentale de l’homme. Mais côté pile, c’est la spécificité de l’horreur-thriller hémophile qui prime. C’est par le second que le cinéma sud-coréen est parvenu à exploser sur les écrans internationaux (exception faite d’Hong Sang-Soo) en livrant tant des chefs d’œuvres (Mother de Joon-Ho Bong en 2010) que des premiers films magistraux (The Chaser de Hong-Ji Na en 2009). Cependant, le cinéma sud-coréen tourne à vide et s’essouffle dans une surenchère visuel du malsain qui n’est digne ni des réalisateurs ni des spectateurs. Il est étonnant d’ailleurs que ce soit seulement maintenant que le cinéma sud-coréen est récompensé dans l’un des grands festivals européens (Venise, Berlin, Cannes). C’est par une œuvre qui accumule les limites et les travers du cinéma de genre que les couleurs du pays sont glorifiées.

Pieta, Kim Ki-Duk

Le plus navrant, c’est que Kim Ki-Duk passe ainsi à côté d’un scénario brillant jouant sur  les notions de bourreau et de victime : comment expliquer le passage de l’un à l’autre ? Le manque, la famille, la solitude. Pour Kang-Do (Lee Jung-Jin) se sera l’absence maternelle qui l’amène dans l’engrenage de l’horreur et de la perte de l’humanité. Il est une machine sans sentiment qui estropie pour le compte de la mafia des artisans sans le sous qui survivent seulement par l’emprunt illégal. Ses victimes deviennent alors, dans un décor froid et métallique, les représentants d’une Corée du Sud (a)vide dont seul les fraudes à l’assurance assure une subsistance voire un avenir. L’image est poussée à son paroxysme lorsque Kang-Do se voit proposer par une jeune victime d’être rendu invalide « accidentellement » des deux bras pour toucher une plus grosse assurance et ainsi pouvoir enfin offrir un avenir à son fils naissant. Kim Ki-Duk semble réussir son film seulement dans cette dimension sociale et tacite. Ce n’est pas là que seul le réalisme social fonctionne au cinéma (au contraire, c’est une overdose) mais Kim Ki-Duk donne ainsi une finalité à un film vain.

Pieta, Kim Ki-Duk

La Pieta est ici ironique avec un glissement du bien vers le mal : le Christ devient un orphelin sans humanité, et la Vierge une simple femme nourrit par la vengeance. Seule la force de la présence maternelle allie les deux opposés. La mère, jouée par la magistrale Cho Min-Soo, aurait pu être une porte de sortie pour Kim Ki-Duk. Mais plutôt que d’utiliser sa trame narrative, il se vautre dans la complaisance et dans la gratuité. Pieta, c’est le paroxysme de la surenchère visuelle. Il suffit de laisser les premières minutes du long-métrage s’écouler pour comprendre le principe de Kim Ki-Duk : mettre à mal le spectateur coûte que coûte, quitte à faire un film « too much ». On accumule alors bêtement les vices : la violence des nombreuses exactions, le morbide des viscères animales placés nonchalamment sur le carrelage de la salle de bain, et les symboles de vanités artistiques. Mais là où le film tend vers le risible, c’est lorsqu’il prend un tournant sexuel morbide entre un fils et sa mère. Bousculer le spectateur est une bonne chose, mais le faire gratuitement en instaurant une sexualité inutile juste pout grossir les traits d’un personnage ou la noirceur d’un film, non ! Tout est gratuit dans Pieta, et donc tout est finalement vain.

Pieta, Kim Ki-Duk

Kim Ki-Duk représente alors les limites du cinéma sud-coréen dont les codes et les ficelles ne surprennent plus un spectateur habitué à l’horreur est au gore. C’est sans doute l’overdose d’une façon de faire qui ne varie pas ou peu. La question est donc : pourquoi célébrer maintenant le cinéma coréen ?

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆✖✖✖ – Moyen