Mon Roi : L’Amour est mort, vive l’Humiliation !

Mon Roi, Maïwenn

68e Festival de Cannes
Prix d’Interprétation Féminine (Emmanuelle Bercot)
Sortie le 21 Octobre 2015

Le Cinéma français tue l’Amour ! Après en avoir fait un art – des obsessions rohmériennes aux mélodies d’Honoré –, il le dépèce sans vergogne de sa dramaturgie et de sa naïveté poétique pour n’en faire qu’une étiquette commerciale. L’Amour n’est plus qu’un accessoire qu’on confine à sa transcription pornographique (Love de Gaspard Noé, 2015) ou à son délitement mélodramatique (Amour de Michael Haneke, 2011). Le rejet du sentiment, comme matériel brut de récit, devient le moyen d’entrer dans un cinéma d’ « auteur », humanophobe, vénérant l’aseptisation des cœurs pour laisser éclater la noirceur des esprits pervertis. Ces cinéastes radicalisent ainsi le rapport à l’image, renforçant la position du cinéma comme attraction moderne de représentations morbides : la lointaine réalité de l’exécution publique se substituant à la proximité virtuelle de l’humiliation. La subversion, tangible plutôt dans les coups marketings que dans les œuvres, est le leitmotiv vital de ce cinéma ne répondant qu’aux besoins, faussement cathartiques, du sadomasochisme sociétal.

Mon Roi, Maïwenn

Dans ce processus de vulgarisation de la dimension humiliatrice de l’image, le cinéma de Maïwenn tient un rôle considérable qui ne devient palpable qu’avec Mon Roi. A travers ses œuvres précédentes, la jeune cinéaste s’est faite la porte-parole d’une sorte de nouveau cinéma du réel cachant ses artifices scénaristiques par des impressions de mises à nues, soit conceptuelle (les discours pseudo-biographiques du Bal des Actrices en 2009) soit filmique (l’immersion à vif dans l’unité policière de Polisse en 2011). Elle cachait ainsi sa frontalité écrasante par des sujets forts et intenses où ses acteurs étaient comme des fauves lâchés les uns contre les autres. L’incursion de cette machine attractionnelle dans la sphère intime du couple de Mon Roi ne fait que souligner les ficelles d’un cinéma calculé et calculateur qui avale les émotions de ses personnages. Présentée par la réalisatrice, elle-même, comme une « histoire d’amour », l’œuvre se révèle, bel et bien, aride sur ce terrain. Sur 2h10, l’amour affleurera uniquement à deux reprises : une fois dans les dialogues échangés dans un lit – qui tient plus de la complicité des acteurs que d’un véritable travail de construction de l’intime – ; une autre par un véritable procédé filmique, l’ultime fragmentation érotisée du corps de Georgio (Vincent Cassel faisant, encore, du Vincent Cassel).

Mon Roi, Maïwenn

Le sujet central de Mon Roi est, par conséquent, à trouver ailleurs, ni dans l’obsession amoureuse de Tony (Emmanuelle Bercot, en dents de scie) ni dans le portrait de l’énième pervers-narcissique du paysage cinématographique actuel. Il réside véritablement dans la victimisation qu’impose la réalisatrice à son personnage principal féminin. Elle lui assène une humiliation constante qui possède un caractère double dérangeant : une humiliation psychologique du personnage et une humiliation corporelle de l’actrice. Emmanuelle Bercot est réduite à n’être qu’un corps en décomposition émotionnelle (par le scénario) et visuelle (par sa nudité exacerbée). Mon Roi permet alors de s’interroger sur le degré de voyeurisme qui fait passer la qualification d’une œuvre d’intimiste à infamante. Peut-on, sous couvert d’une position d’auteur et d’une volonté de réalisme, faire de la nudité un accessoire superflu ? Il n’est aucunement question d’imposer une moralité à l’image, mais de poser l’enjeu de cette installation malsaine de la gratuité de la subversion du corps – évidemment féminin –.

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Avant la projection de Mon Roi, Maïwenn refusait de cataloguer son film de « féministe » puisqu’il n’était pas « contre les hommes ». Outre la vision étriquée d’une pensée sociale, cette affirmation montre le positionnement de ses personnages féminins vis-à-vis des hommes. Il n’est pas question de mettre en cause la soumission psychologique de Tony à Georgio étant le principe même du pervers-narcissique. Mais plutôt de s’interroger sur le traitement par l’hystérie du personnage joué par Emmanuelle Bercot. Archétype du « rôle à récompenses », Tony ne s’exprime que par la violence de ses émotions ou de son corps. Elle s’inscrit alors dans une dialectique de l’outrance dans une œuvre qui, dans la tradition du cinéma de Maïwenn, se veut plutôt portée vers le réalisme. Le récit stagne alors entre les deux blocs monolithiques que sont l’introspectif Georgio et l’extrospective Tony.

Mon Roi, MaÏwenn

Ce croupissement du récit s’opère dans l’utilisation piège que fait Maïwenn du récit elliptique jumelé d’un jeu temporel entre passé (l’histoire d’amour) et le présent (la rééducation du genou de Tony). L’ellipse étant une omission d’éléments narratifs dans le but de créer un effet de raccourci, elle est, par définition même, une construction artificielle à laquelle il faut réinsuffler de la vie. Si elle y parvient dans les premiers temps du film en se focalisant sur la construction de l’intimité du couple, la cinéaste ne fait de son scénario qu’un balancement entre des acmés émotionnelles (les innombrables disputes) et des acmés physiques (les mésaventures de son genou). Le liant est alors réduit à l’assimilation premier-degré d’une rééducation des traumatismes de l’esprit par le corps. Maïwenn joue ainsi uniquement sur la corde de la surenchère émotionnelle faisant craquer le verni de l’intérêt de son spectateur avant celui du caractère malsain de son couple.

Mon Roi, Maïwenn

Cependant, l’œuvre aurait pu se rattacher à ses rôles secondaires pour questionner l’altération de la perception d’une même histoire d’amour, saine pour ceux qui la vivent et maladive pour ceux qui y assistent. Mais Maïwenn choisit d’en faire des pions comico-burlesques d’un récit oscillant tantôt vers le one-man-show (Vincent Cassel) tantôt vers la promotion d’un humoriste (le nombre et la durée des plans sur Norman – fait des vidéos -). Cette tendance à la bouffonnerie vaudevillesque se synthétise autour du rapport à la vitre, pâle symbole de l’aveuglement, que les personnages sont réduits à briser (Emmanuelle Bercot) ou à se prendre (Vincent Cassel). L’amélioration psychique de Tony, et l’ouverture d’esprit en dehors du monde bobo-parisien qui en découle, est néanmoins le point le plus problématique de Mon Roi. Comme chez Audiard (Dheepan, 2015), les jeunes de banlieue sont réduits à des archétypes : ici, le rôle de bouffon social croquant la misère de sa vie par l’humour. Ces scènes sont pernicieuses, car elles impliquent une classification des êtres par des imaginaires sociaux en apposant la question de leur représentation.

Mon Roi, Maïwenn

Le Roi de Maïwenn est donc bien pauvre pour s’asseoir sur le trône de la sélection cannoise. Il synthétise les différents écueils du cinéma français de son temps : l’absence d’une psychologie des sentiments au profit de l’omniprésence d’un réalisateur-bourreau qui joue avec le corps même de ses acteurs.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur