The Climb : Scènes de la vie amicale

The Climb, Michael Angelo Covino (Etats-Unis, 2020)

72e Festival de Cannes
Prix Coup de Cœur du Jury – Un Certain Regard
Sortie nationale le 29 juillet 2020

En pleine ascension du col de Vence (France), l’amitié indéfectible de deux amis d’enfance américains vit sa première sortie de route. L’un est un cycliste chevronné, l’autre suit péniblement. Profitant de cet avantage physique, Mike (Michael Angelo Covino) ébruite qu’il a déjà couché avec la fiancée de Kyle (Kyle Marvin). Point de départ scénaristique de la survivance d’une amitié brisée, la séquence d’ouverture – préalablement présentée en tant que court-métrage – sert de manifeste artistique à l’enchevêtrement de scènes qui confronteront les deux hommes sur une période d’une quinzaine d’années. Chacun des huit plans-séquences que compte The Climb est conçu de manière autarcique autour d’un élément déclencheur (principalement le comportement déplacé de Mike) qui permet au cinéaste de déconstruire, puis de réenchanter par l’apport d’une douce folie, des moments de vie codifiés par la société (enterrement, mariage) ou par le cinéma (bachelor party, repas de Noël).

The Climb, Michael Angelo Covino (Etats-Unis, 2020)

Se jouant de la durée de ces saynètes étirées à outrance, les deux comédiens-scénaristes séduisent par leur capacité à organiser une sorte de chaos de l’ordinaire. Ils dynamitent un réel fondamentalement trivial pour accoucher d’une tragi-comédie parfois burlesque composant avec l’adage de la loi de Murphy : « tout ce qui peut mal tourner, tournera mal ». Face à ce champ des possibles scénaristiques, le spectateur se laisse emporter pour le rythme propre à chaque chapitre et devient le témoin de l’évolution de la relation des deux protagonistes. Un rôle constamment mis en crise par l’habile choix de parsemer l’œuvre de multiples ellipses, plus ou moins longues, brouillant les repères chronologiques et annihilant les conséquences dramaturgiques des chapitres précédents.  The Climb ne se focalise pas sur les actes de ses personnages et leurs répercussions immédiates, mais sur les interactions – comme lieu de réciprocité et de partage – démontrant le lien inaltérable entre les deux hommes.

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L’œuvre questionne ainsi la notion de bromance au sein même du cinéma américain. D’un côté, elle supprime les « gags » hétéronormés, voire homophobes, jouant avec les frontières entre masculinité, virilité et homosexualité. De l’autre, elle propose le rare récit d’une amitié toxique entre hommes sur un plan uniquement affectif et émotif. Que se passe-t-il quand une amitié est si forte qu’elle empiète, sous couvert de l’idée de ce que devrait être le bonheur pour l’autre, sur la vie sentimentale ? Par ce dilemme quasi-cornélien, Michael Angelo Covino et Kyle Marvin narrent la confrontation entre la vision absolue de l’amitié enfantine, perçue comme totale et centrale, et les aléas de la construction mouvementée d’une vie d’adulte, entraînant l’immersion de nouvelles rivalités (conjoint.e.s, enfants, travail). Focalisé sur cette amitié masculine, The Climb ne tombe pas, à l’inverse, dans la monstration d’une typologie caricaturée de personnages féminins qui ne répondrait qu’à des nécessités scénaristiques – bien que certains personnages auraient pu gagner en profondeur.

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Si certaines séquences tendent parfois vers le vaudeville (notamment celle dans le chalet), The Climb trouve sa cohérence dans son geste cinématographique en entier qui recherche, à l’instar de ses interludes musicaux poético-burlesques, une sincère musicalité des sentiments. Par sa générosité scénaristique et son approche de la mise en scène au plus proche du phrasé des comédiens, le premier long-métrage de Michael Angelo Covino s’inscrit dans la continuité du cinéma de la regrettée Lynn Shelton (1965-2020) – figure de proue de la mouvance mumblecore.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

A la recherche de l’Acteur perdu !

Article rédigé pour Baz’art
Magazine culturel de Paris 1
N°1

Baz'Art

L’acteur est un être paradoxal. Il troque constamment son identité pour voyager, à sa guise, entre les époques et les genres. Il se dévoile comme personne pour montrer en somme ce qu’il n’est pas. Sa présence à l’écran, qui pourtant nous remplit totalement, ne cache finalement que son absence. L’acteur se dérobe à toute interprétation humaine, il ne se définit que par les rôles qu’il joue. Il n’est plus homme, mais image. Il est d’ailleurs, pour Joseph von Sternberg (réalisateur autrichien des années 1920-1950), qu’un « vil instrument » au service du réalisateur. L’acteur fait figure de faire-valoir esthétique au même titre qu’un costume ou qu’un décor. C’est pour lui que les studios déboursent des fortunes, mais l’acteur est le parent « pauvre » du cinéma. Adulé, mais jamais (ou trop peu) reconnu pour son apport artistique,  il n’est qu’un accessoire qui prononce des mots choisis par un scénariste de la manière voulue par un réalisateur. Rappelons que le premier entretien d’un acteur aux Cahiers du Cinéma est celui de Jane Fonda en 1963 ! Une reconnaissance tardive pour le métier d’acteur qui est, et surtout devient, bien plus qu’une image de papier-glacé. Alors, les acteurs, où en êtes-vous ? 

Josef Von SternbergIl fut un temps où la seule présence d’un acteur engendrait un succès. La célébrité outrancière des castings était, à l’instar d’un bon scénario, la préoccupation première des studios. Mais l’échec surprise de The Tourist (2010) qui réunissait pourtant les rois d’Hollywood, Angélina Jolie et Johnny Depp, marque un changement dans l’attente des spectateurs. Faire recette sur le nom d’un acteur n’est plus possible. C’est autour de Johnny Depp, célébrité adoré, que se cristallise d’ailleurs les échecs : Rhum Express (2011) ou Lone Ranger (2013) – dont les résultats déçoivent les Studios Disney. Pour Jacqueline Nacache, professeur à Paris 7, la célébrité est la faille de l’acteur. Elle écrit dans son ouvrage L’Acteur de Cinéma : « [l’acteur] n’est pas le personnage de fiction, je ne peux les confondre, surtout s’il s’agit d’un visage connu chargé de vies antérieures ». C’est la célébrité de Brad Pitt qui emprisonne le personnage de Gerry Lane dans World War Z puisque l’illusion de création ne peut fonctionner. L’acteur peut-il à un niveau excessif de célébrité encore devenir un personnage ?

Johnny Depp, Lone Ranger

L’acteur est une construction de l’image. Il est la synthèse d’un montage, d’une lumière, d’un costume et d’un maquillage. C’est par le travestissement physique que Johnny Depp tente de venir à bout de son image. Pirate, vampire, chapelier, indien, il se perd dans cette outrance et ne devient qu’un acteur clownesque sans visage. Il perd l’humanité même qui fait la beauté de l’acteur. L’adéquation parfaite entre rôle et acteur se fait autour des nouveaux visages que nous découvrons chaque année. Ces révélations nous transportent car leur corps ne prend vie que pour être un personnage précis. Il suffit de voir Isidora Simijonovic dans Clip (Maja Milos, 2013) habitée par le personnage de Jasna – archétype de la jeunesse serbe dépravée – pour comprendre que c’est justement son anonymat qui empêche de douter de sa sincérité. Jasna et Isidora ne font qu’une dans l’esprit du spectateur. C’est également le cas de Souleymane Démé dans Grigris(Mahamat Saleh Haroun) dont la véritable jambe morte ne peut qu’accentuer l’identification et lui permettre de transcender l’écran. Mais alors, faut-il être l’acteur d’un seul rôle ?

Isidora Simijonovic, Clip« Les meilleurs acteurs sont ceux qui savent le mieux ne rien faire » formulait avec ironie Alfred Hitchcock. De cette petite phrase se dégage le fait qu’une interprétation pour être juste doit paraître naturelle. Le meilleur sera celui qui parviendra alors à gommer son effort. Cette recherche d’un jeu moins théâtral est dûe à l’arrivée du parlant à la fin des années 1920. C’est la fin des héros burlesques, des comédiennes (trop) démonstratives. La parole amène une retenue qui se colle ainsi à la réalité. La façon de jouer continue cependant d’évoluer de nos jours avec l’émergence des acteurs-auteurs. Ces derniers participent grandement à la fabrication de leur personnage. La sensation de justesse tient alors d’une manière de parler moins posée et moins réfléchie. On retrouve cette fluidité notamment dans Before Midnight(2013), qui clôt la trilogie de Richard Linklater, qui réunit Julie Delpy et Ethan Hawk. Greta Gerwig, quant à elle, prend entièrement en charge l’écriture du scénario de Frances Ha (2013) avec Noah Baumbah. S’écrivant un rôle en or, elle donne sa meilleure interprétation. Elle se dévoile et irradie éloignant ainsi par son naturel la question de la justesse de jeu.

Greta Gerwig, Frances HaCette effervescence artistique des acteurs provient en partie du cinéma indépendant américain. C’est au début des années 2000 qu’apparait ce que l’on nomme le courant Mumblecore (de mumble, marmonner). Ces long-métrages fauchés favorisent l’improvisation et s’entourent souvent d’acteurs non-professionnels. L’acteur et le personnage sont unis par une réflexion identique et un même besoin viscéral de communiquer. Lynn Shelton, une des principales figures du mouvement, proposait au début de l’été Ma meilleure amie, sa sœur et moi duquel se dégage cette symbiose acteur/rôle. Le spectateur regarde véritablement des gens vivre. Le degré de jeu ne peut atteindre un degré plus haut de naturel. Où se trouve alors l’avenir des acteurs ?

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonLe Congrès d’Ari Folman s’interroge sur l’avenir droit à l’image. Robin Wright se voit proposer de vendre son image à un studio qui fera jouer cette dernière, tandis que la véritable actrice ne devra plus jamais jouer. « Nous voulons posséder une chose nommée Robin Wright » annonce le directeur montrant bien que l’acteur est une image et donc se rapproche plus d’un bien que d’un homme. C’est pourtant avec ce procédé que l’actrice vivra son plus grand succès, le fictif Robin Rebel Robots, ne pouvant plus détruire sa carrière par un mauvais libre arbitre faisant écho à sa véritable traversée du désert. Cependant, la réalité n’est pas si loin. Les grandes avancées technologiques dans le domaine des effets spéciaux amènent des nouveaux débats. Incarné quelqu’un par le biais de la motion capture doit-il être considéré comme jouer ? C’est toute la question qui a entouré les nominations ou non aux Oscars des acteurs d’Avatar (James Cameron, 2009) ou d’Andy Serkis pour le singe César dans La Planètes des Singes : les origines (2011). L’acteur devient alors complètement une image, un être sans corps. 

Robin Wright, Le Congrès Le Cinéma du Spectateur

Ma Meilleure Amie, sa soeur et moi : Chronique de « Boulets »

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn Shelton

Projection Presse – Critique Ouverte

La comédie américaine est une institution, le faire valoir d’un cinéma-divertissement. Une attraction qui ne mérite pas d’avoir un fond du moment que le spectateur fait travailler ses zygomatiques. Il faut alors remercier Lynn Shelton, réalisatrice de Humpday (2009), de parvenir à faire d’une comédie une leçon de vie et de cinéma. Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bien plus intéressant que son titre le laisse présager. Certes il y a quelques maladresses, mais Lynn Shelton parvient à « cerner la vérité de l’instant » comme le dit Rosemarie Dewitt, l’interprète d’Hannah, dans une interview. Elle parvient avec énormément de talent à retrouver les failles humaines et à créer à partir de ses personnages-« boulets » (comme le dit Iris, Emily Blunt) des situations vraisemblables et cohérentes. Il est rare de regarder un film qui ne paraît pas jouer mais vécut et ainsi de se laisser prendre au jeu non pas dans un rôle de spectateur mais dans le rôle d’un ami omniscient partageant l’aventure. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSe plaçant comme le disciple de John Cassavetes pour qui « tout dans un film doit trouver son inspiration dans l’instant », Lynn Shelton doit la fraîcheur et l’authenticité de son œuvre à sa méthode de travail prônant l’improvisation. Si le trio Duplass/Dewitt/Blunt paraît si réel et si naturel, c’est que l’acteur occupe une place prépondérante dans le travail de création de son personnage. Pas de dialogue écrit à apprendre, le personnage se crée dans l’instant après la création de son passé, de sa vie et de son caractère par la réalisatrice et l’acteur concerné. L’improvisation est peut-être finalement ce qu’il y a de plus abouti dans l’incarnation d’un personnage car au lieu de le mimer, il faut anticiper ses réactions et le faire vivre à travers son corps et ses tripes. Si Mark Duplass est un habitué de l’improvisation, Rosemarie Dewitt et Emily Blunt étincellent pour leur premier pas. Rosemarie Dewitt – souvent reléguée au second rôle chez Gus Van Sant, Jonathan Demme ou dans de nombreuses séries – dévoile une nouvelle fois son talent à la diction si particulière. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonIl est difficile de savoir si Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bel et bien une comédie tant le mélange de genres qu’opère Lynn Shelton est réussi. L’humour du film repose sur l’ironie tragique que le spectateur a entre ses mains : il se délecte ainsi des secrets, des situations cocasses et des dialogues à double sens. Jamais la réalisatrice ne tombe dans le gag futile ou dans un comique de situation appuyé. C’est l’art des dialogues et de la répartie qui décroche le rire. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonCependant, l’œuvre est parcouru de nombreuses ruptures de ton qui font finalement basculer le film sur une pente plus psychologique et plus dramatique. Ce huit clos forestier se penche sur les failles humaines et sur l’importance des dynamiques qui lie les hommes : la famille à travers la double fratrie, l’amitié, l’amour. Lynn Shelton écrase les frontières pour faire de ses personnages des sortes de passeurs transgressant parfois la morale mais qui ne cherche qu’à pallier la solitude et la mort. C’est sans doute pour cela que le triangle se forme autour d’un bébé (au conditionnel), symbole de la vie et du renouveau. Aucun des trois ne se voilent la face et ne tombe dans des comportements clichés et faux. La scène d’ouverture célébrant la première année du décès du frère de Jack est significative puisque Jack refuse en quelque sorte la banalité des discours de deuil dans lesquels les morts sont sanctifiés, mais il se révolte aussi de voir que son frère il ne peut le décrire que par l’enfance et non plus par ce qu’il était devenu. C’est dans ce paradoxe intéressant que commence le film et qui laisse présager la finesse psychologique du travail de Shelton.  

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSi le film se clôt dans une sorte d’happy-end exagéré et improbable, Ma meilleure amie, sa sœur et moi est une bonne surprise. Une petite douceur de laquelle se dégage un regard sur l’homme comme « un vaisseau cabossé » (Cornel West). 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien