Florence Foster Jenkins : Quand le faux sonna juste

Florence Foster Jenkins, Stephen Frears

Sortie nationale : 13 Juillet 2016

Avec Florence Foster Jenkins, Stephen Frears réalise un condensé de la dernière décennie de sa filmographie. Il met à nouveau son cinéma au service d’une histoire vraie : celle de la riche héritière éponyme se voulant cantatrice qui a déjà auparavant inspiré Xavier Giannoli pour sa Marguerite (France, 2015). Il renoue ainsi avec ses nouvelles obsessions pour des héroïnes d’âge mûr – de Chéri (2006) à Philomena (2014) – et retrouve ses démons sur la dissimulation de la vérité qui irriguait notamment son dernier film, The Program (2015) sur Lance Armstrong. Cependant parmi toutes ses résonnances, Florence Foster Jenkins se rapproche surtout de l’incursion de Stephen Frears dans la comédie qu’avait été Tamara Drewe (2010). Le cinéaste anglais recouvre alors un genre salutaire qui lui permet d’apporter une légèreté à sa mise en scène habituellement appuyée et de le tenir à distance du pathos qu’il semble tant aimer.

Florence Foster Jenkins, Stephen Frears

En effet, Florence Foster Jenkins séduit en se voulant être un hommage assumé aux comédies des années 1940. Stephen Frears recrée ainsi, par le rythme effréné du cinéma contemporain à son protagoniste, une époque charnière partagée entre la flamboyance d’une société élitaire encore très « XXe siècle » et l’horreur de la Seconde Guerre mondiale qui vient pourtant que sporadiquement perturbé l’univers de Florence. Le cinéaste suit alors les préceptes de la screwball comedy, malgré un scénario quelque peu prévisible, en appuyant son caractère comique sur des dialogues ciselés et sur un burlesque allant jusqu’à l’illusion cocasse d’un orgasme sonore et corporel entre Florence et son professeur de chant. De plus en mettant en avant – à l’inverse de Xavier Giannoli – son mari joué par Hugh Grant (remarquable), il semble également lorgner vers la comédie de remariage avec ce tendre couple atypique cherchant un moyen d’exister pleinement entre les illusions (chacun se pensant talentueux dans son domaine) et les aléas conjugaux (maladie, maitresse).

Florence Foster Jenkins, Stephen Frears

Toutefois, cette tonalité singulière semble surtout taillée pour servir d’écrin à l’exubérance du personnage de Florence Foster Jenkins. Elle nous apparaît sous les traits révélateurs de l’Ange de l’inspiration symbolisant à la fois son rôle crucial dans le maintien d’une vie artistique new-yorkaise et sa volonté de vivre dans une représentation théâtrale permanente. Elle fait d’ailleurs corps avec les décors et les costumes allant, tout comme eux, jusqu’à la surcharge pour tendre vers un doux absurde. Un même absurde qui lui dicte ses aspirations, livrer un récital classique dans la mythique salle du Carnegie Hall, en lui offrant autant d’assurance que de manque de talent. Néanmoins, de ce gouffre Stephen Frears parvient à dégager non pas un objet de moquerie, mais une bienveillance. Il transforme le rire qu’elle suscite en une démonstration de son véritable talent : celui de parvenir à créer de l’émotion et à procurer du bonheur.

Florence Foster Jenkins, Stephen Frears

Cette sincérité repose également sur un émérite trio d’acteurs – mené par une Meryl Streep retrouvant (enfin) un rôle à sa mesure – parvenant à insuffler par la richesse de leur jeu un degré supplémentaire de comique, la farce. Stephen Frears utilise habillement les personnages du mari et du pianiste, Cosmée McMoon (joué par un Simon Helberg éblouissant) comme de relais pour les réactions du spectateur. A l’aide de nombreux gros plans, il scrute leur visage pour y remarquer les réactions épidermiques qu’ils tentent de dissimuler pour ne pas entraver la passion d’une femme qui les fait vivre. Le cinéaste guide ainsi les émotions du spectateur en lui imposant une complaisance tacite envers Florence Foster Jenkins. L’acte prévaut alors sur le résultat comme elle le disait elle-même à la fin de sa vie : « les gens pourront toujours dire que je ne sais pas chanter, mais personne ne pourra jamais dire que je n’ai pas chanté ».

Florence Foster Jenkins, Stephen Frears

Florence Foster Jenkins n’est ni une œuvre parfaite ni un grand film, mais il remplit amplement ses objectifs en offrant – à l’image de son protagoniste – un spectacle qui parvient à créer de l’émotion et à générer une sorte de supplément d’âme. Et n’est-ce pas finalement la beauté du geste qui manque principalement à la plupart des œuvres ?

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les Suffragettes : « Être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile »

Les Suffragettes, Sarah Gavron

1912, Londres. La caméra de Sarah Gavron s’engouffre âprement dans une blanchisserie du quartier populaire de Bethnal Green. Elle se heurte alors aux vapeurs brumeuses des cuves et ne peut regarder uniquement ses femmes que par le biais d’une flaque gisant sur le sol. La situation des femmes au début du XXe siècle est alors habilement posée : elles sont des domestiques sociaux qui ne peuvent exister de manière frontale. Elles subsistent dans un monde d’hommes dont le regard est soit autoritaire soit libidineux à l’instar du patron de la blanchisserie. L’œil de Gavron se déplace alors dans cette prison de métal pour se poser sur Maud Watts (Carey Mulligan, convaincante). Travailleuse depuis l’âge de 7 ans, contremaitre depuis ses 20 ans, elle est pour Les Suffragettes l’ironique symbole de la réussite féminine et populaire de son époque. Son corps fluet ne s’affirme aucunement tantôt masqué par les vapeurs tantôt écrasé par les formes anguleuses du décor. Sarah Gavron et sa scénariste, Abi Morgan, choisissent ainsi astucieusement au début d’immiscer le spectateur dans la pénibilité des conditions sociales des femmes plutôt que de mettre en avant le pathos ou le spectaculaire.

Les Suffragettes, Sarah Gavron

Les Suffragettes exprime alors une volonté de faire s’entrechoquer histoire et micro-histoire. Le mouvement des suffragettes ne sera esquissé qu’à travers le prisme d’une femme ordinaire, un personnage fictif, qui devient la personnification de l’éveil des consciences à la cause féminine par les femmes britanniques dans le début des années 1910. Le scénario se veut alors un petit précis des étapes du militantisme : l’engagement, le but et le sacrifice. Pour le spectateur, Maud sert surtout de moyen de côtoyer les plus grandes figures du mouvement : Edith Ellyn (Helena Bonham Carter, plus sobre qu’à son habitude), Violet Miller (Anne-Marie Duff) ou encore Emily Wilding Davison (Natalie Press). La bonne idée de casting est de faire coïncider l’aura politique d’Emily Pankhurst – chef de file des Suffragettes – à celui artistique de Meryl Streep. Si la performance de cette dernière n’est pas forcément convaincante, elle permet de comprendre l’importance de cette femme qui se doit de disparaître de la société après avoir appelé à la violence nécessaire du mouvement en 1912.

Les Suffragettes, Sarah Gavron

Néanmoins, Les Suffragettes perd rapidement sa vigueur en tombant dans une double infertilité. D’abord, une infertilité narrative en oubliant dans un premier temps le récit militant pour se focaliser sur les pérégrinations familiales de Maud. Si ces dernières peuvent se justifier par la nécessité d’un sacrifice en renonçant à tout ce qui attache cette femme à son époque (travail, famille), elles semblent faites pour le plaisir – presque masochiste – du spectateur des années 2010 friand de pathos « historiques ». La dureté de sa condition se doit d’exister à l’écran, mais elle ne peut devenir soudainement le sujet central d’une œuvre destinée à un mouvement militant. Dans un second temps, le personnage est soudainement oublié pour la cause disparaissant alors derrière une suite d’actions terroristes qui sont présentées non pas comme des moyens de bousculer la société, mais comme un long catalogue des possibilités d’action des Suffragettes. L’enjeu de transmission historique dont se targuait l’œuvre n’est réduit finalement qu’à quelques phrases sur des images d’archives montrant pleinement l’échec de symboliser l’effervescence du mouvement.

Les Suffragettes, Sarah Gavron

Ensuite, l’œuvre tombe dans une infertilité de sa puissance politique. S’il est louable de porter (enfin) à l’écran le destin des Suffragettes, il est dommage de les réduire seulement à leur radicalisation en 1912 et à la cinégénie de leurs actions. Le parti-pris logique de l’œuvre est d’éliminer les hommes du processus narratif. Ils ne font pas l’action et se retrouvent cantonner à des rôles archétypaux : le parton vicieux, le mari compréhensif ou encore l’homme misogyne. En faisant ainsi, Les Suffragettes se prive alors de toute sa perspective historique en ne permettant aucun discours possible. Le film prend même une tournure tautologique en suivant la logique réussite de ce processus social démarré quelques années plus tôt. Il est d’autant plus dommage que le peu de confrontations réelles entre les sexes sont finalement les seules scènes véritablement signifiantes comme celles avec Sonny Watts (Ben Whishaw), le mari de Maud, également emprisonné par les pressions sociales de son temps.

Les Suffragettes, Sarah Gavron

Au fur et à mesure que l’œuvre avance, le spectateur se désolidarise du destin de Maud en trouvant alors son seul véritable intérêt dans le traitement des questions des évolutions de la communication et des renseignements dans le Londres du début des années 1910. Il assiste donc à la mise en pratique d’une société pleinement communicationnelle déjà amorcée par la Presse au XIXe siècle, mais qui s’intensifie de manière exponentielle par l’image. Les Suffragettes met alors en tension le besoin des Suffragette de s’appuyer sur l’image par le spectaculaire des leurs actions et celui de Scotland Yards de récupérer des preuves visuelles et implacables de leurs activités « terroristes ». Le film témoigne ainsi de manière très documentée du progrès technique des services de renseignement anglais qui mettent au point un service de surveillance photographique révolutionnaire pour traquer les Suffragettes. Le rapport à l’image est alors multiple : celle de l’œuvre faite pour témoigner, celle des Suffragettes pour interpeller et celle des policiers pour les interpeller.

Les Suffragettes, Sarah Gavron

Cependant, cela ne parvient pas à réinvestir l’œuvre de sa dimension historique. Les Suffragettes n’est pas un mauvais film, mais les partis-pris justifiables de Sarah Gavron mettent plus en avant les caractéristiques cinégéniques de ses protagonistes, alliant pathos et spectaculaire, que les véritables motivations militantes de ses femmes. La cinéaste rend hommage à des actions et à des faits plutôt qu’à des véritables femmes !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen