Pornomelancolia : La solitude des garçons sauvages

Festival international du film indépendant de Bordeaux
Grand Prix – Compétition Internationale
Sortie le 21 juin 2023

Au milieu des mouvements frénétiques des rues de Mexico City, un homme se différencie par son immobilité. Comme observé depuis la vitrine d’un magasin alentour, il émerge de cette foule anonyme par sa cruelle banalité. Esseulé, il laisse progressivement monter en lui une douleur sourde qui explose en sanglots. Alors que le masque machiste qu’il arbore au quotidien vient de se fissurer, il se révèle aux yeux du spectateur·trice·s dans sa plus pure vulnérabilité. Il s’agit de Lalo (Lalo Santos), un trentenaire, dont l’identité évolue au gré de ses activités. Le jour, il se présente comme un ouvrier hétérosexuel plaisantant avec ses collègues de la prison qu’est le mariage hétérosexuel. La nuit, il trouve des partenaires d’un soir dans les lieux de drague de la capitale mexicaine. Comme lors de la séquence d’ouverture susmentionnée, Manuel Abramovich expose son protagoniste, par des plans larges, dans un espace public banalisé par une vision hétéronormée. Dans Pornomelancolia, la communauté homosexuelle mexicaine s’intègre clandestinement au réel : ses membres se reconnaissant, au détour d’un clin d’œil furtif dans un parc sportif, pour quelques gémissements étouffés aux confins d’une ruelle.

En parallèle, le cinéaste argentin invoque une contre-culture homosexuelle qui fleurit à l’ère numérique. En offrant anonymat (sécuritaire) et liberté (sexuelle), la virtualité devient un territoire d’exploration et d’expérimentation de fantasmes multiples. Sex-influenceur autant pour Manuel Abramovich que dans la vraie vie, Lalo Santos construit via les réseaux sociaux une version fantasmée de lui-même et de sa vie. Ce fantasme se construit suivant les mêmes stéréotypes sexuels (la consigne récurrente d’avoir un « air bien macho ») et raciaux (le costume folklorique, « Mexican style for money » comme il le qualifie dans un tweet, lors d’une séance photo pour le marché international) que ceux qui gangrènent la société. Durant le tournage du réel biopic porno (Pornozapata) dans lequel Lalo interprète le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, le fantasme machiste dépasse la sphère sexuelle pour s’accompagner d’une réappropriation politique d’une forme de domination gravée dans l’histoire. Comme lors de la scène de Pornozapata dans laquelle Zapata fait l’amour à son double chimérique – que le cinéaste emprunte au dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir [1977], où deux actrices (Ángela Molina et Carole Bouquet) interprètent la même femme –, ce désir sexuel figé se réduit à dominer, jusque dans la chair, son propre pouvoir de domination. 

Si la pornographie orchestre cet imaginaire – aussi cathartique que problématique – reposant principalement sur « un bon éclairage », Pornomelancolia privilégie une chronique, hors champ, de la mélancolie qui ne quitte jamais vraiment les protagonistes. Si chacun compose son identité pornographique sur les caractéristiques de son corps, la caméra de Manuel Abramovich s’arrête sur des visages éreintés par l’insignifiance du quotidien. De l’usine à l’industrie pornographique, le corps reste un produit essoré par un capitalisme prédateur. Derrière la performance, la solitude persiste. La célébrité acquise par Lalo se résume à l’envoi mécanique d’un emoji diable à tou·t·es ses followers qui le contactent. La beauté de Pornomelancolia réside alors dans la camaraderie éphémère qui naît, dans l’entour des tournages, entre ses hommes abandonnés à leur propre aliénation. Ils forment une communauté unie par cette pornomélancolie qui les consume. Entre deux coïts pour la caméra, l’un raconte le deuil de son père, l’autre témoignage de son rapport à la séropositivité. Leurs fantasmes se défont progressivement de leur enveloppe corporelle pour se réduire à imaginer, dans un jacuzzi avec un autre sex-influenceur à la suite de l’enregistrement d’un contenu pornographique, qu’un follower commencera une discussion privée en demandant comment ils vont. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Summer White : La Combustion des sentiments

36e Festival de Sundance
Sélection Officielle
Sortie nationale le 18 août 2021

Dans la périphérie de Mexico, le paysage urbain s’uniformise en de modestes maisons mitoyennes blanches. L’une d’elles est habitée par une mère célibataire, Valeria (Sophie Alexander-Katz), et son fils adolescent, Rodrigo (Adrián Rossi). À contre-pied de cette uniformisation, iels se sont construit.e.s un univers coloré et composite dans lequel iels évoluent en harmonie. Lors de la première séquence de Summer White, l’adolescent de 13 ans traverse le couloir, muni d’un briquet éclairant les ténèbres de la nuit, pour rejoindre la quiétude du lit maternel. Le lendemain matin, le duo exécute une chorégraphie ordinaire dans une salle de bain qu’iel partage au quotidien. Rodrigo Ruiz Patterson filme, avec délicatesse, une intimité fluide et libératrice édifiée (et renforcée) par l’absence d’une figure paternelle. Le père de Rodrigo n’existe qu’en hors champ par le biais d’un appel téléphonique que le fils décline, entraînant le mensonge de sa mère (« il dort déjà »), ou encore par les vaines menaces maternelles de la fin de cette oasis (« tu vas aller vivre chez ton père »).

Or, ce cocon d’affection est bouleversé par l’irruption de Fernando (Fabián Corres) présenté d’abord comme un nouvel « ami » de Valeria. Alors que la relation se concrétise, l’adolescent consume sa colère dans un cimetière automobile en explosant pare-brise et carrosserie. Il fait de cet espace délaissé le réceptacle de sa propre frustration face au délitement de son foyer. Lorsque Fernando emménage, la dissonance s’intensifie. Summer White symbolise cette peinture d’un blanc voulu chaleureux, décidée par le jeune couple, qui annihile l’éden préalablement créé par une mère et son fils fusionnels. Rodrigo Ruiz Patterson érige conjointement deux figures masculines cherchant à s’approprier un espace : d’une part Fernando qui tente de trouver sa place ; d’autre part Rodrigo qui se bâtit, dans la carcasse d’un camping-car, un nouveau chez lui. Pour renforcer la contradiction de ces envies pourtant similaires, le cinéaste donne les mêmes outils aux deux hommes – les fournitures achetées pour Fernando, les restes volés pour Rodrigo. 

Avant tout, Summer White est un coming-of-age autour de ce jeune homme mutique. Rodrigo est encore un enfant jouant à être un adulte à l’instar de cette scène où, au volant d’un pick-up abandonné, il interprète un conducteur – à la masculinité (toxique) stéréotypée – faisant la rencontre érotique d’une auto-stoppeuse. De cette saynète fantasmée, l’adolescent ne gardera que les bruits de moteur produits par sa bouche qui serviront de référence ultérieurement afin de trouver le point de patinage lors des leçons de conduite de Fernando. Ce point de patinage que l’adolescent ne parviendra jamais à trouver est symptomatique de la brusquerie qu’il témoigne envers cette transition familiale. Les expressions affectives se répètent et s’altèrent à l’image de cette séquence de slow mère-fils devant un sapin de noël artificiel, où la mère insiste pour le regard soit soutenu, qui se reproduit avec Fernando à la place de Rodrigo – ne laissant à ce dernier que les miettes d’un regard succinct à travers la fenêtre du salon. Summer White figure des amours contrariés entre celui infini d’une mère aspirant à rester une femme et celui dissimulé d’un fils en quête d’identité. 

La singularité du premier long-métrage de Rodrigo Ruiz Patterson est, cas rare dans les coming-of-age, de ne pas proposer d’autre altérité que celle de l’adolescent. Éliminant toute dramatisation superficielle dans la relation entre Rodrigo et l’amant de sa mère, le cinéaste mexicain prêche une douceur, embellie par la photographie de María Sarasvati Herrera et uniquement noircie par le mal enflammant les pensées de cet enfant pyromane. Summer White trouve dans le dépouillement de son scénario et de ses effets le moyen d’évoquer des moments d’intimité fugaces magnifiés par la richesse et la profondeur de jeu d’Adrián Rossi, de Sophie Alexander-Katz et de Fabián Corres. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

La Région Sauvage : Pénétrer ses désirs

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73e Mostra de Venise
Lion d’Argent du Meilleur Réalisateur
Sortie nationale : 19 juillet 2017

La Région Sauvage prétend, instantanément, au statut d’icône en s’ouvrant par un long plan fixe sur une météorite. Sans détour, Amat Escalante fournit les clés de son œuvre reposant sur la durée et l’étrangeté. Par cette simple occurrence, il propose à son spectateur de s’engouffrer dans un monde qui n’est déjà plus le sien, un monde aux confins de l’univers et de ses habitudes. De plus, il en profite pour évoquer la genèse même de son récit : l’arrivée sur terre d’une créature extraterrestre – littéralement orgasmique – munie de tentacules se terminant par des sortes de glands génitaux préhenseurs. Acquérant un statut divin par sa venue du ciel, cette altérité érotique apporte aux espèces terrestres un nouvel Éden inversé : une ode aux plaisirs de la chair. Une autre séquence-manifeste révèle ainsi différents couples d’animaux, référence évidente au mythe chrétien de Noé, copulant dans le cratère laissé par cette même météorite qui ouvrait l’œuvre.

La Région Sauvage, Amat Escalante

La Région Sauvage intrigue par son imbrication d’une lubricité, extrinsèque à l’espèce humaine, dans une société mexicaine profondément catholique. En choisissant de mettre en scène un personnage ouvertement homosexuel (Fabian, joué par Edén Villavicencio), Amat Escalante démontre la persistance d’une homophobie exacerbée dans un pays qui a pourtant commencé à légiférer pour « le mariage pour tous » dès 2010. L’intelligence du réalisateur mexicain est de traiter cette homophobie à travers les regards des neveux de Fabian cherchant à tout prix à savoir si leur oncle a été victime du courroux de Dieu. Ces idées sont perpétuées par une ancienne génération bigote symbolisée par la mère d’Angel (Jésus Meza), leur père, qui entretient d’ailleurs une liaison avec Fabian. Dans les espaces privés de La Région Sauvage, la chrétienté ne tient plus qu’un rôle de bibelot, réduite à n’être qu’un crucifix accroché au mur.

La Région Sauvage, Amat Escalante

Dans une conception platonicienne de l’être humain, le débarquement de cette créature érotique entraîne une sortie des codes moraux et sociétaux prônés par la Bible pour entrer dans une ère de l’assouvissement des plaisirs. Les personnages de La Région Sauvage ne vivent que par et pour leurs désirs même s’ils mettent en péril leur propre environnement social. Par exemple, le carcan familial du couple formé par Angel et Alejandra (Ruth Jazmin Ramos) est ainsi constamment perturbé par leurs attirances sexuelles (homosexuelle pour le premier, extraterrestre pour la deuxième). Le plaisir, chez Amat Escalante, ne peut alors se concevoir sans une notion de danger et de souffrance. Ce sadomasochisme, autant émotionnel que physique, atteint son paroxysme avec le rôle de Veronica (Simone Bucio) qui, à la manière de Scarlett Johansson dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013), apporte sur sa moto des nouveaux amants à l’objet de ses fantasmes.

La Région Sauvage, Amat Escalante

Or, ce comportement bestial, prônant un assouvissement des passions en dehors de toute rationalité, n’est pas uniquement à imputer à l’apparition de l’Alien puisqu’il se manifeste durant l’enfance. En effet, le réalisateur le démontre au détour d’une scène paraissant anodine : Jacobo, l’un des enfants d’Angel et d’Alejandra, urine dans la piscine à boules (entrainant une burlesque fuite des autres enfants) pour ne pas avoir à arrêter de jouer. Grondé, il est contraint d’intérioriser la répression de ces désirs que la société lui impose. Dans La Région Sauvage, l’Homme est réduit à n’être qu’un animal désirant, une victime – au sens propre comme au figuré – de ses propres passions. Amat Escalante est d’ailleurs lui-même victime de ses propres passions tant l’œuvre tend à n’être qu’une surenchère d’images « choc » pour les cinéphiles bourgeois (cf. sexe, urine).

La Région Sauvage, Amat Escalante

De la sorte, le principal problème de La Région Sauvage est qu’il s’inscrit dans une cinématographie, celle mexicaine, qui n’existe qu’à travers la violence et le scandale. Aux pays des provocations ostentatoires, l’œuvre d’Amat Escalante s’affadit sous le poids d’un enlaidissement constant (donc redondant) de l’image. Il faut dire que le cinéma mexicain – celui que l’on voit en festivals – peine à dépasser le premier degré de la métonymie visuelle en pensant que la laideur des images doit forcément faire écho à celle des âmes. Par ce procédé simplificateur, les cinéastes imposent, inconsciemment, une moralité. En dehors des esbroufes de mises en scène, La Région Sauvage porte un triste constat sur la sexualité : d’abord en ne la pensant que par l’acte animal de la pénétration ; ensuite en pensant la femme comme victime perpétuelle (choisie ?) de ce corps pénétrant.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Después de Lucia: La Palpable Brutalité

Le cinéma mexicain renaît actuellement en choisissant de se focaliser sur le pouvoir dénonciateur du cinéma. Voyant dans ce dernier une catharsis qui permettrait de purifier le spectateur et de l’éloigner une fois sorti de la salle de l’escalade de violence rendue possible dans un pays démocratique mais peu stable. Ainsi, les réalisateurs mexicains mettent l’accent sur les problèmes internes du Mexique s’attaquant avec « Miss Bala » (de Gerardo Naranjo, présenté dans la sélection Un Certain Regard à Cannes en 2011) aux problèmes de la drogue qui, bien que gangrenant la figure de l’autorité, touchent surtout des citoyens lambda qui sont victimes d’une menace qu’ils ne peuvent combattre et qu’ils ne peuvent accepter. Mais l’escalade de la violence de Michel Franco, le réalisateur de « Después de Lucia », est une violence de l’intime qui peut alors prétendre à l’universel. Si la question de la drogue est latente mais présente, elle peut se voir comme un des facteurs qui créent les comportements antisociaux du film. Cependant à l’inverse du phénomène d’exclusion souvent annoncé, la drogue crée ici une communauté qui rejette le non-consommateur. Ceci est extrapolé, certes, les comportements à l’encontre d’Alejandra reposant sur une haine mais pouvant peut-être s’expliquer dans leur extrême brutalité par la drogue qui nécrose la population en entrant par sa jeunesse. « Despues de Lucia » reflète alors  la locution latine « l’homme est un loup pour l’homme ». C’est la destruction d’un congénère qui est le but.

Despues de Lucia, Michel FrancoL’extrême dureté du film de Franco est, en complémentarité avec son sujet, due à la recherche de montrer la vie sans utiliser les fioritures du cinéma. Le but n’est pas de raconter une histoire, mais de raconter l’Histoire – la vie. « Después de Lucia » se plaçant comme l’illustration de la dureté de l’adolescence et de création de bouc-émissaire pour exulter les défauts de l’âge ingrat. Les bourreaux ne veulent finalement que transposer leur mal être sur des êtres, perçu comme ennemis, qui l’ont déjà dépassé et qui brillent par leur confiance en eux. C’est le cas d’Alejandra. La puissance du film et le trouble qu’il dégage résident alors dans cette recherche de la réalité. De ne montrer que ce que montre la vie et de ne jamais chercher un pathétique ou des effets cinématographiques qui diraient alors au spectateur que les faits sont fictifs, et donc qu’il n’assiste pas réellement à cette mise à mort sociale.  Le parti pris de Franco se légitime par la création d’une image-image, théorisé par Godard, amenant alors le cinéma à sa caractéristique de fenêtre ouverte sur le monde. Le réalisateur est maître du détail sur lequel il se focalise, mais il inscrit son regard dans une vision généraliste. Ainsi, modifier l’image ou lui ajouter des effets montreraient la vacuité de l’utilisation d’une image « belle en soi », qui amènerait le cinéma dans une logique de seule contemplation. Certes, toutes les scènes ne sont pas forcément utiles à l’intrigue, mais elles sont le symbole de la vie qui passe. Et surtout, la mise en place d’une routine qui permet à la victime Alejandra de cacher sa descente aux enfers. Ce n’est pas la vie qui changent, mais les entités sociales qui modifient leur regard sur elle, la voyant comme un rival à abattre La collectivité aillant toujours raison du singulier.

Despuès de Lucia, Michel FrancoLe trouble malsain, qui grandit tout au long du film, est forcément et volontairement accentué par cette recherche du réel qui pousse le spectateur à se questionner sur la véracité de ce qu’il voit: assiste-t-il aux faits comme dans un documentaire ou voit-il juste une fiction. Mais Franco cantonne le spectateur dans ses retranchements, amplifiant son pire défaut: l’impuissance. Cette passivité est dérangeante car elle place le spectateur au même niveau que les  bourreaux: cautionnant la maltraitance puisque ne pouvant intervenir.  Le spectateur n’a comme solution que d’assister à l’horreur. « Después de Lucia » flotte au-dessus du spectateur pour mieux le bouleverser, tant au moment du film qu’après. Michel Franco n’est pas un réalisateur hors-pair, puisque son seul effet de style a lieu dans un prologue vain et inutile, mais il parvient à contrebalancer cette faiblesse par un scénario vu comme un assemblage de scènes percutantes. Il cherche l’escalade de la violence, mais à une échelle temporelle lente, perturbant le spectateur dans la durée. Détruisant dans un premier temps le physique (les cheveux, les vêtements), puis le mental, souffrance ultime et perpétuelle. Il amène comme seul échappatoire l’exil, et donc une mort sociale qui devrait amenée une renaissance ailleurs. Mais, c’est là que rentre en compte l’effondrement moral qui devient alors une barrière à la reprise d’une vie sans traumatisme. Nous quittons Alejandra isolée, Michel Franco lui laissant une échappatoire mince d’une vie sans bourreaux, mais d’une vie où elle ne vivra plus.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien