Goodbye Mister Wong : Les murmures de l’eau qui dort

FIDMarseille 2020
Compétition Internationale
Sortie le 29 décembre 2021

À près d’une centaine de kilomètres de Vientiane – capitale du Laos, des bateaux traditionnels en bois voguent sur les eaux paisibles du lac artificiel de la rivière Nam Ngum. Dans ce panorama où le bleu et le vert s’entremêlent, un élément rouge vrombissant rompt la quiétude. Escortée d’une musique pop assourdissante, la vedette d’un riche homme d’affaires chinois surgit tel un prédateur en acier au service d’un capitalisme homogénéisé. Sous l’égide du fameux mister Wong (Soulasath Saul), l’avenir économique du lac se dessine : muter en un paradis touristique international avec ses hôtels luxueux et sa trentaine de bateaux-restaurants. En posant sa caméra sur l’embarcation en bois de France (Nini Vilivong) – une jeune laotienne de retour sur sa terre natale pour assister sa famille qui dirige un modeste service de bateaux traditionnels, Kiyé Simon Luang se place du côté d’une immuable tradition directement menacée. Or, la beauté de la jeune femme détourne Tony Wong de ses velléités économiques et le confronte à la temporalité singulière de la vie sur les rives du Nam Ngum.  

Dans Goodbye Mister Wong, la vie s’écoule dans une temporalité presque atemporelle, un temps géographique où la nature joue avec et se sert des différents personnages pour (re)construire sa propre mémoire. Kiyé Simon Luang développe un récit qui serpente et se multiplie dans les différentes strates historiques (les présences étrangères, française et chinoise) et sensorielles (l’attente commune du désir) du territoire. Qu’il s’agisse de Wong ou d’Hugo (Marc Barbé) – un français quitté depuis un an par sa femme, Nicole (Nathalie Richard), partie vivre sur une île reculée et inaccessible du lac, ils imposent une altérité que la puissance économique métamorphose en domination. Pour le premier, seul l’objet à s’approprier est interverti, du territoire au cœur de France. Pour le second, son statut de touriste occidental voyant le lieu uniquement à travers le prisme d’un exotisme de guide de voyages condamne ses interactions, à l’instar de cette séquence dans le bus où il s’évertue à parler français à une passagère lui rétorquant inlassablement qu’elle ne le comprend pas. 

La dimension animiste de Goodbye Mister Wong se révèle lorsque Hugo décide d’arrêter de subir la distance imposée par sa femme, dont la présence énigmatique s’estompe dans la nature laotienne. Alors qu’il s’évanouit sous les rayons d’un soleil ardent, la rivière guide miraculeusement son bateau jusqu’au logis tant espéré. Lors d’une scène de mariage, il est prêché qu’il est nécessaire d’écouter le son du lac, chef d’orchestre des destinées alentour. Le territoire laotien resplendit dans les plans savamment composés de Kiyé Simon Luang et magnifiquement éclairés par les tons surannés de la photographie d’Aaron Sievers. Au sein des plans fixes que les personnages habitent momentanément par des dialogues succincts, seule l’inébranlable immensité du paysage s’imprime dans l’iris attentif du spectateur.trice. Pour les habitant.e.s du lac, le territoire est inscrit dans la mémoire immémoriale de leur corps à la manière de l’oncle Souck (Souvanlay Phetchanpheng) qui apprend à Toui (Thongmay Niyomkham) à naviguer en fermant les yeux. Pour les étranger.e.s – et par extension le.a spectatateur.rice, il faut s’abandonner à la langueur sereine du lac, se laisser avaler tout entier par ses eaux charriant en elles la beauté poétique et politique du peuple laotien.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

La Troisième guerre : L’Ennemi invisible

77e Mostra de Venise
Orizzonti
Sortie le 22 septembre 2021

Devant ses soldats, le capitaine Ménard (Jules Dousset) vocifère que « nous sommes en guerre », rabâchant la phrase choc du corps politique entendue sempiternellement depuis les attentats de 2015 (et encore plus depuis la crise du COVID-19). Pendant que les militaires en charge de l’opération Sentinelle – déployés lors de la première série d’attaques terroristes de janvier 2015 – marchent inlassablement dans le Paris de 2020, cette « troisième guerre » prend les atours du combat de Don Quichotte contre ses moulins à vent. Les patrouilleurs menés par la sergente Yasmine (Leïla Bekhti) errent dans les rues de la capitale déformant le routinier réel en éventuelle cible à appréhender. Ici, une camionnette d’intervention sans chauffeur se change un fourgon prêt à exploser. Là, le fait qu’un restaurant de kebabs soit encore fermé à 9 h 20, alors que l’écriteau indique une ouverture à 9 h 00, devient un événement suspect. Pétris par une peur constante et une attention biaisée par le racisme systémique, ils manipulent le réel au point de devenir aveugle – comme en témoigne, dans un vertige des images, le magnifique documentaire d’Eléonore Weber Il n’y a plus de nuit (2021) sur les images enregistrées par des hélicoptères militaires lors d’opérations notamment en Afghanistan ou en Syrie. 

Bien que plus d’une centaine de tentatives d’attentats seraient déjouées chaque année comme s’en targue notre protagoniste Léo Corvard (Anthony Bajon) dans une boîte de nuit de La Roche-sur-Yon, ces exécutants du plan Vigipirate sont assujettis à une morne attente. Face à un espace urbain figé dans le présent, ils construisent une menace qu’ils redoutent autant qu’ils souhaitent voir advenir. Afin de combler le vide existentiel qui en découle, les soldats affabulent une bravoure militaire éclosant dans la surinterprétation de rumeurs (cf. ces fameux couteaux trempés dans le cyanure en Colombie) ou dans les interstices amplifiés du réel (cf. les histoires fantasmées de Hicham [Karim Leklou] en mission extérieure). En attendant le moment où leur soif d’héroïsme sera étanchée, elle se terre dans des jeux vidéo servant d’exutoire cathartique d’une violence sociale intériorisée. Les origines de cette violence enfouie sont doubles : d’une part, elle provient des destinées brisées des soldats (précaires et/ou issus de l’immigration) ; d’autre part, elle se durcit au contact l’impossibilité bureaucratique d’intervention pour des motifs non-alloués à l’opération Sentinelle, faisant ainsi disparaître hors champ une femme agressée. Entre eux, ils forment un univers machiste centré sur les addictions, le sexe et une fraternité toxique. 

Cependant, La Troisième guerre est une œuvre qui n’a pas su saisir la richesse de ses propres limites scénaristiques. Au lieu d’absorber pleinement cette langueur endurée face à un ennemi qui potentiellement n’existe pas, Giovanni Aloi s’enfonce dans une spectacularisation inutile du quotidien de l’opération Sentinelle. Il comble à outrance un vide qu’il a peur d’affronter frontalement. Dans ce premier long-métrage, la seule idée intéressante est de représenter la manifestation populaire comme l’unique espace possible de combat policier et militaire, un espace dans lequel la violence étatique s’exprime sans retenue. Or, le cinéaste italien se fourvoie totalement dans cette séquence en présentant un peuple consensuel pour le spectateur rendu apolitique. Face aux réformes des retraites, les manifestants ne se mouillent pas en clamant naïvement qu’ils sont « anticapitalistes » et qu’ils « détestent la police ». Frileux d’être partial face au pouvoir politique, le cinéaste devient grotesque en condamnant la manifestation par l’assaut de black blocks, rendus responsables à la fois du chaos et de l’agression d’une journaliste défendue par notre héros (basculant dans la folie). Sauf que présenter cette séquence en 2021 – surtout après le saisissant Un pays qui se tient sage [David Dufresne, 2020], c’est nié que le bras qui violente à la fois les manifestant.e.s et les journalistes est celui de l’État. Si l’on peut comprendre que l’armée n’est que l’exécutant aveugle de la sphère politique, l’absence (et donc la déresponsabilisation) de cette dernière devient profondément problématique. 

La Troisième guerre flirte dangereusement avec un fantasme sociétal droitier. Lors de son retour à La Roche-sur-Yon, Léo se rend dans une boîte de nuit où les aléas d’une drague maladroite au bar l’amènent dans une conversation dans laquelle il se heurte au discours antipolicier et antimilitaire d’une jeune femme racisée. Or, cette friction, qui aurait dû être éminemment politique, se disloque dans un jeu de séduction aussi invraisemblable que bancale qui les mènera à passer la nuit ensemble. Au-delà d’être scénaristiquement pauvre, cette scène désavoue un combat populaire rendu trivial et dominé de manière absurde par un désir sexuel primaire polissée par l’uniforme militaire. Chez Giovanni Aloi, les personnages sont des faire-valoir vidés de substance politique. Ils sont cantonnés à n’être que des représentations naïves des catégories sociales censées apporter une diversité à l’écran, miette d’une volonté « politique » de reproduire le réel. Sans politisation, les différents sujets abordés restent superficiels et calquent, inconsciemment sans doute, les volontés des dominants. Yasmine, sergente cachant invraisemblablement sa grossesse de plusieurs mois au sein de la caserne militaire, en est l’archétype : un personnage qui au lieu d’affronter frontalement les diktats imposés par une société patriarcale n’est réduit qu’à des séquences de femme-martyr pensées uniquement pour créer une émotion marketée. La Troisième guerre reproduit chez son.a spectateur.trice, lucide des enjeux qui parcourent la société en 2021, la longue attente de ses militaires rôdant dans Paris. Iel cherche dans les fissures d’un scénario outrancièrement dramaturgique une dimension politique qui restera irrémédiablement invisible. 

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Rouge : La terre outragée

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 11 août 2021

Dans le deuxième long-métrage de Farid Bentoumi, la couleur rouge occupe une place essentielle et se transforme au gré d’une polysémie figurative. Le Rouge, éponyme, est d’emblée cette usine rouge se dressant tel un rempart social dans les paysages verts de l’Isère. Fièrement, l’édifice trône au cœur de la vallée, de la ville et de la vie de ses ouvrier.e.s. « C’est chez moi ici » rugira d’ailleurs Slimane (Sami Bouajila) au visage de son patron. Délégué syndical et pilier de l’entreprise Arkalu, il représente cette génération ouvrière rompue au paternalisme salarial qui défend conjointement, dans une logique commune de survie, l’emploi et l’essor économique. Avec sa structure de fer rouge, l’usine s’appréhende comme un moteur sociétal sauvant les alentours d’une précarité croissante – à l’instar de la jeune Nour (Zita Hanrot), fille de Slimane, qui est engagée comme infirmière après un accident aux urgences de l’hôpital où elle travaillait précédemment. L’hégémonie d’Arkalu résonne jusque dans les décisions politiques de la région, puisque seul le vote des ouvrier.e.s est synonyme de victoire. Face à la montée du Rassemblement Nationale, les Écologistes sont obligé.e.s de répondre dans leur programme, devenant alors schizophrénique, aux intérêts des filles et fils d’Arkalu. 

Ensuite, le rouge est évidemment cette boue rougeâtre qui se déverse illégalement dans le territoire isérois et qui ronge les écosystèmes environnants. Auparavant déversés en pleine nature (au « lac »), les déchets toxiques d’Arkalu ont empoisonné la terre forçant, par la complicité d’un arrêté municipale, à l’abandon des habitations les plus proches et contraignant leurs occupant.e.s exposé.e.s à subir les mêmes séquelles médicales que les ouvrier.e.s de l’industrie lourde. À l’abri des regards (et donc des contrôles), la boue est maintenant enterrée dans des carrières abandonnées et continuent d’avoir des impacts désastreux sur l’environnement. Par ce glissement figuratif du rouge, l’œuvre de Farid Bentoumi se mue en un thriller politique et écologique déconstruisant intelligemment les idéaux de ses différents personnages. À l’image, les méfaits d’Arkalu sont cette poussière rouge volatile dans laquelle travaillent inlassablement les ouvrier.e.s sans protection. Elles recouvrent les corps fatigués et abîmés de cette classe ouvrière déterminée jusqu’à se retrouver sur la traîne d’une robe de mariée. Cette boue rouge, remplissant les dangereux tuyaux de l’usine, se teinte aussi du sang des ouvrier.e.s contraints, face aux journalistes et aux associations, de ne former qu’un unique corps avec l’usine.

Enfin, le rouge symbolise le feu qui bouillonne progressivement dans les yeux de Nour. À travers elle, Rouge retrace le parcours d’une radicalisation écologique. « Est-ce qu’il y a une solution politique ? Non » questionne de manière rhétorique J.B. (Abraham Belaga), l’activiste environnemental qu’a fréquenté la journaliste Emma (Céline Sallette). Face à ce constat, Nour se confronte ou s’allie à une succession de personnages accrochés à leur position individualiste : un patron avide (Olivier Gourmet), un délégué du personnel aveuglé ou une journaliste obstinée. Le scénario est habilement écrit, car il prend le temps de disséquer les rapports de force internes à chaque personnage. Farid Bentoumi s’applique en les confrontant à chercher l’équilibre entre la morale et la nécessité. Sans jugement, Rouge présente des hommes et des femmes acculé.e.s face à des enjeux qui les dépassent et dont ils sont les pions. Face aux débats improductifs et biaisés par le manque de transparence de l’usine, la lutte s’intensifie via des actions d’éco-terrorisme. Le feu, littéralement allumé, nourrit les engagements militants prônant une société où la santé des individus prévaut sur l’accroissement du capital.

Rouge est influencé par les thrillers politiques américains dont il reprend à la fois l’efficacité (du scénario) et l’aseptisation (d’une vie autre cantonnée à ne répondre qu’aux exigences de ce scénario). Sans misérabilisme ni pathos, le long-métrage se veut être un électrochoc pour son spectateur qu’il guide vers une nécessaire lutte citoyenne pour l’environnement ! 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Sound of Metal : Appréhender le « silence »

93e Cérémonie des Oscars
Oscars du meilleur montage et du meilleur son
Sortie nationale le 16 juin 2021

Dès les premières secondes, Sound of Metal justifie son titre par une scène de concert d’un duo métal composé de Ruben (Riz Ahmed) et Lou (Olivia Cook). Dans cette petite salle plongée dans la pénombre, la caméra de Darius Marder se concentre sur les deux artistes. Plaçant dans un quasi hors-champ les spectateurs, elle se focalise de manière organique sur les deux éléments qui composent principalement ce « sound of metal », la batterie frappée par le corps de Ruben et la bouche de Lou d’où sortent les paroles. La musique est envisagée comme un espace personnel qui n’appartient qu’à eux. Ruben et Lou forment sur scène, comme à la vie, un couple fusionnel ayant trouvé dans le nomadisme qu’impose leur profession la manière de se construire un mode de vie bohémien et alternatif dans un van aménagé. Par la séquence idyllique qui accompagne la routine matinale de Ruben – déconstruisant déjà les stéréotypes attachés à l’univers du métal, Marder entame le récit de son looser magnifique : un ancien drogué résolu à la souffrance et résigné à être une victime (de la société et de la vie). 

En s’ouvrant sur un univers profondément sonore, Sound of Metal marque une rupture nette avec la perte d’audition qui émerge dans la vie de Ruben (et par extension dans celle du spectateur). L’œuvre est profondément novatrice dans l’approche de ce double silence frappant le batteur, celui entraîné par la perte auditive et celui imposé par la non-connaissance de la culture sourde. Par sa réclusion dans le foyer créé par Joe (Paul Raci), il amorce une réappropriation sensorielle du monde. Les vibrations parcourant un toboggan permettent, par exemple, un moment de connexion avec un enfant. De même, la musique resurgit par le biais d’une expérience sensible basée sur la cohésion et le mimétisme. Sound of Metal est un récit initiatique sur la nécessité d’ « apprendre à être sourd ». En prenant le temps de construire cet entre-deux entre la culture entendante et la culture sourde, Darius Marder se dresse contre une vision réductrice attachée à cette dernière. Ici, les personnages clament qu’ils ne sont pas handicapés et surtout qu’ils n’ont pas besoin d’être réparés. 

Avec justesse, l’œuvre pose la question du dilemme propre aux nouveaux sourds : l’acceptation plénière de sa condition de sourd ou la possibilité d’une opération amenant l’espoir d’entendre à nouveau. Le « sound of metal » n’est alors plus celui de la musique jouée avec sa bien-aimée, mais ce son robotique et métallique reconstitué par ondes électriques. Alors que ce dilemme aurait été une fin suffisante répondant à cette volonté de portraitiser une multiplicité des destins de la communauté sourde, Sound of Metal s’affadit dans une ultime partie complexifiant inutilement le récit. Dans une tentative de reconquête sentimentale, Ruben se heurte au microcosme bourgeois dans lequel a évolué Lou par le biais de son père (Mathieu Amalric). Dénaturant la première partie romantisée du film, ces enjeux classistes apportent une dramatisation exacerbée doublant la distance « auditive » entre les personnages d’une distance économique non-nécessaire (faisant de la pratique musicale une « lubie »).

Malgré cette dernière partie, Sound of Metal reste une œuvre essentielle dans sa magnifique appréhension de la culture sourde, de ses difficultés comme de ses joies. Entouré d’acteurs et d’actrices étant membres de la sourde, Riz Ahmed accompagne, par la richesse infinie de son jeu, cette incursion cinématographique bâtie sur l’introspection de l’âme et sur l’expérience du corps. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Gravity : La Conquête du Néant

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity est révolutionnaire ! Dans l’étalage d’adjectifs dithyrambiques qui couronnent l’œuvre d’Alfonso Cuaron, ceux autour de l’innovation sont indiscutables. Le long-métrage amorce un bouleversement  formel : la maîtrise des effets spéciaux, déjà irréprochables, est sublimée par une utilisation judicieuse de la 3D. Enfin, un réalisateur arrive à insérer la 3D dans le processus narratif pour la sortir de son rôle d’accessoire, voire de gadget. Gravity devient pleinement une monographie du vide spatial par le biais des techniques visuelles qui donnent à  l’image le caractère expansif et profond de l’espace. Cette impression de néant soumis aux lois de la physique s’amplifie par la caméra de Cuaron qui se déplace tel un corps céleste soumis à l’apesanteur et à la douce lenteur des actions. Gravity s’ouvre d’ailleurs sur un phénoménal plan-séquence d’une quinzaine de minutes dans lequel le réalisateur fait valser sa caméra en entrant dans le ballet qu’orchestre les personnages. Il s’inscrit alors dans une logique de durée qui amène également un réalisme de temps d’action. Fier d’un montage ingénieux – presque imperceptible –, Cuaron évite les ellipses qui dénaturent le cinéma de genre en servant de moyen de fuir les problèmes d’attente ou de cohérence. Il donne ainsi à son œuvre une temporalité singulière qui accule ses personnages dans un présent brutal duquel ils ne peuvent s’extirper. L’innovation formelle devient alors substantielle car c’est le regard qu’il faut porter sur le cinéma d’action que change Cuaron. Chez le réalisateur mexicain, l’action n’est pas faite pour surprendre mais pour amener une redéfinition de la situation par la modification des éléments, des contraintes et des portes de sortie.

Gravity, Alfonso CuaronLe son a une place primordiale dans Gravity. De la même manière que pour l’action, le traitement du son n’a pas pour but d’apporter le spectaculaire ou l’épique déjà bien présent à l’image. Il se plie à la volonté de réalisme de l’œuvre. Puisque le son ne peut se disperser dans l’espace faute de support (eau, air), Cuaron instaure une loi du silence angoissante qu’il ne brise que par le froissement des corps métalliques qui s’entrechoquent. Il touche au sublime en faisant exploser une station spatiale dans le silence glaciale de l’espace. Le spectateur se trouve dans l’impitoyable plénitude de l’espace. Cependant, Alfonse Cuaron aurait pu être plus radical en évitant d’habiller son œuvre d’une musique certes ponctuelle.

Gravity, Alfonso CuaronGravity est un film sur  le mouvement car il ne peut se fixer sur des éléments constamment variables. La caméra spiritualisée de Cuaron se meut de manière ample, presque aérienne, sans jamais s’immobiliser. Elle gravite autour de corps en mouvement perpétuel. En s’appuyant sur la gravitation des satellites autour de la Terre, Cuaron déstructure la temporalité en alternant lever et coucher de soleil  sur notre planète. S’ajoute alors la rotation des satellites formant une sorte de mobile instable dans lequel les protagonistes tentent de trouver une issue. Le chemin est incertain car toujours en mutation et bousculé par les pluies de débris qui frappent toutes les 90 minutes et donne à Gravity un fatalisme cyclique. Une situation instable dans laquelle les astronautes virevoltent en exécutant un ballet dans le néant. Les corps sont emportés, ballottés et mis à mal dans un univers hostile à l’homme. Les protagonistes perdent leur liberté d’action en devant se contraindre à la nécessité de prendre prise pour ne pas être éjecté dans le vide.

Gravity, Alfonso CuaronGravity s’inscrit dans la lignée des « survival movies » qui placent l’homme dans un milieu hostile pour faire apparaître sa nature la plus primaire, la moins conditionnée par la société. L’ouverture de l’œuvre témoigne de l’inadaptation des hommes à l’espace en ajoutant la modification de l’astronaute d’un explorateur à un scientifique. Matt Kowalski (George Clooney) est un « space cowboy » et représente le passé militaire de la NASA. Il est expérimenté se promenant à son aise autour du satellite Hubble durant la scène d’ouverture mais montre son inadaptabilité à la technologie qui l’environne. A l’inverse le Dr Ryan Stone (Sandra Bullock) est une scientifique, la nouvelle NASA. Elle dispose d’un savoir mais reste inadaptée à l’environnement spatial (nausées).

Gravity, Alfonso CuaronC’est surtout l’impression de solitude des astronautes qui frappent le spectateur. Cette impression qu’ils sont dans un univers ex-utéro puisque sortie de « Mother Earth » comme la nomme Kowalski. Cuaron établie pourtant un parallèle intéressant autour de la fécondité comme si l’apesanteur faisait écho à la flottaison prénatale de chaque être humain dans le liquide amniotique. En effet, quand le Dr Stone se met pour la première fois en sureté, elle a ce magnifique réflexe de se mettre dans la même position que le fœtus comme pour demander la protection maternelle de la Terre. Une planète nourricière qui surgit perpétuellement dans le cadre comme pour rappeler que les hommes sont sortis du terrain d’action que leur prévoyait la nature. Un statut maternel qui fait habillement écho au deuil refoulé de la maternité du Dr Stone. C’est donc paradoxalement dans l’espace qu’elle atteint une plénitude car elle se trouve littéralement au-dessus des hommes et des préoccupations sociales. Elle s’oppose une nouvelle fois à Kowalski qui reste un être terrestre en s’accrochant à ses souvenirs sur Terre. Cette plénitude de n’avoir aucun compte à rendre et aucun lien avec les hommes, en partie ceux qui sont morts, entraîne une pensée morbide : le sentiment de vouloir en finir. Cuaron se raccroche alors à la philosophie des œuvres sur la survie dont le but est de montrer que c’est par l’horreur de la survie et l’approche de la mort que le survivant comprend où réside la beauté de la vie.

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity d’Alfonso Cuaron marque le cinéma dans sa façon de mettre les effets visuels et la technologie au service, non pas d’une histoire, mais de la cinégénie d’un récit. Le réalisateur mexicain nous offre une œuvre autant sensorielle que sensationnelle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Shérif Jackson : Un tir à blanc

Sherif Jackson, Logan & Noah Miller

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Compétition

Shérif Jackson aurait pu être une œuvre séduisante, mais ce n’est finalement qu’un film de seconde zone qui s’enlise à suivre les productions américaines de son temps. Les Frères Miller ne réalise pas une œuvre singulière, mais tente (maladroitement) de réécrire le cinéma des nouveaux chefs du cinéma américain que sont Tarentino – surtout – et les Frères Coen. Une volonté de filiation qui amène un échec et pose la question de l’assèchement de la production cinématographique américaine qui peine à se renouveler. En s’attaquant au Western, genre royal des Etats-Unis, les Miller se posent un challenge. En effet, le film de « cow-boy » dont les cinéphiles proclament la mort depuis des années ne peut sortir de sa lente agonie que par l’innovation. Les réalisateurs confirmés qui ont tenté l’expérience doivent leur réussite à la transposition de leur univers et mode de création sur le Western. Les Coen amène dans True Grit leur génie de la réplique et leur personnage clé du raté magnifique. Tarantino crée le Western « moderne » avec Django Unchained en y amenant les codes du gore de notre époque. Shérif Jackson ne dévoile aucune nouveauté et aucune réflexion propre au Western.

Sherif Jackson, Noah et Logan Miller

Les Frères Miller livrent surtout un navrant sous-Tarantino. On sent l’ombre du réalisateur dans chacun des plans. Shérif Jackson tend alors vers la même glorification de la violence en poussant encore plus à l’extrême le côté cartoon des combats. Un dépassement qui ne fait que tomber le film dans la Série B. Même l’humour qu’ils essayent d’insuffler dans les scènes de violence ne parvient pas à les sauver. Ils ne parviennent pas à saisir la justesse de la distance que met Tarantino avec la Série B, il s’en inspire sans jamais pourtant être pleinement dedans. Les personnages sont également des archétypes des héros du cinéma de Tarantino. Sarah (January Jones) est une Black Mamba (Kill Bill) en costume dont l’insipide vengeance ne permet de mettre en valeur que son manque de profondeur. Les Miller collent au sujet central du Western avec ce récit de femme vengeresse d’un mari mort pour s’être opposé au dogme du Prophète Josiah campé par un Oscar Isaacs dont le jeu est en dilettante. Le Shérif Jackson (Ed Harris) est quant à lui pompé entièrement sur le Dr King Schultz de Django. Mais encore une fois oser la comparaison avec le génie comique de Christopher Waltz est un pari risqué que perdent une nouvelle fois les deux frères.

Shérif Jackson, Noah & Logan Miller

Shérif Jackson souffre d’ailleurs de ce trop-plein de personnages centraux. En ne privilégiant pas un angle de lecture, les Miller n’amènent aucune profondeur à leur récit. Ils effleurent leurs personnages sans organiser une véritable utilisation psychologique. Sarah, Josiah ou Jackson ne sont que des pantins au service de rocambolesques saynètes. Le film avait pourtant moyen de gagner en profondeur à travers eux, et cette possibilité qui rend le spectateur encore plus amère. Sarah n’est pas la figure de femme forte qu’elle aurait pu être. Elle aurait teinté le film d’un féminisme intéressant et permit de dialoguer sur la place de la femme dans le genre. Le personnage du Prophète Josiah ne sera pas utiliser pour amener une réflexion sur le fanatisme religion aux Etats-Unis, et le poids de la religion dans les décisions politiques d’une zone dont l’Etat est absent.

Shérif Jackson, Noah & Logan Miller

Shérif Jackson est une œuvre qui souffre de ses modèles. Les Frères Miller ne peuvent avancer en étant bloqué avec tant de ferveur vers le passé cinématographique de leur idole. Ils ont tenté le duel, mais l’ont perdu.

Le Cinéma du Spectateur

Robin Miranda / ☆☆✖✖✖ – Pas Terrible
Ambre Philouze-Rousseau / ☆☆✖✖✖ – Moyen

Blue Jasmine : Welcome Back Home, Mr. Allen

Blue Jasmine, Woody Allen

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Premières

Certains réalisateurs sont incrustés à un tel point dans un milieu social ou/et géographique que la moindre tentative d’exotisme entraîne un dessèchement artistique. Une fuite en avant qui ne fait que mettre en lumière que leur talent appartient bien aux œuvres passées. Woody Allen est l’archétype même de ces derniers. Sans doute quitte-t-il le New-York bourgeois et bohème de peur de se répéter ou par pure envie d’évasion, mais c’est les meilleurs films de sa filmographie qu’il laisse derrière. Son voyage européen est allé de mal en pis : une réussite avec Match Point – son œuvre qui lui ressemble le moins –, puis le thé refroidi, le tapas se rassit (Vicky Cristina Barcelona), le pain est mangeable (Minuit à Paris) et la pizza carbonisée (In Rome with Love). Une délocalisation qui semble de plus en plus économique qu’artistique. C’est à la vue de ses dernières créations que Blue Jasmine marque son retour, voire même sa résurrection. C’est d’ailleurs le thème du « retour » qui parcoure tout le long-métrage.

Blue Jasmine, Woody Allen

Blue Jasmine marque le retour du scénario typiquement allenien : un débit de paroles frénétique, des personnages névrosés à en faire pâlir un psychologue. Il ne suffira que de la scène d’ouverture pour que les appréhensions du spectateur soient balayées. Woody Allen amène l’égocentrisme de son personnage à un tel degré que c’est seule qu’il la fait discuter. Une absurdité qui fait réapparaître son cynisme des névroses perdu depuis Whatever Works (2009). Il renoue avec ce qu’il connait le mieux – et ainsi ce qu’il critique le mieux : la (très) haute bourgeoisie newyorkaise. Grâce au personnage de Jasmine, c’est avec tout son génie qu’il se réconcilie et qu’il livre l’un de ses personnages les plus fascinants flirtant avec la folie comme jamais.

Blue Jasmine, Woody AllenRevisitant l’histoire de l’escroc Bernard Mardoff, Woody Allen s’intéresse à ceux qui survivent au naufrage : la femme délaissée et ruinée. Ex-bourgeoise quand certains sont ex-chômeur, c’est une identité que doit retrouver Jasmine. Blue Jasmine est une œuvre qui s’axe sur une double dualité : l’une temporelle avec une narration alternée entre le faste passé et le pauvre présent, l’autre sociale entre les deux sœurs. Ces miroirs inversés permettent au réalisateur d’amener un comique récurrent à travers l’inadaptation de Jasmine à sa nouvelle vie ascétique que seul des valises Vuitton, des perles et l’alcool égayent. Un retour à sa première vie, celle d’orpheline, qu’elle a oubliée dans l’opulence. La désincarnation de l’être par l’argent, Woody Allen l’amène frontalement avec le pseudonyme de Jasmine. Une perte d’identité qui se gradue à la perte des repères financiers. 

Blue Jasmine, Woody AllenSi l’univers de Jasmine est détruit, celui de sa sœur Ginger (l’adorable Sally Hawkins) le sera également toujours dans cette logique de dualité. Un dualisme qui se rejoint dans cette question perpétuelle du « retour », du passé dans un sens péjoratif. Jasmine doit reprendre à zéro une évolution sociale que la chance d’une rencontre lui avait permise. Un « retour » financier qu’elle tentera progressivement de résoudre. Celui de sa sœur, finalement bien plus grave, est sentimentale. Caissière à la vie simple dont le seul écart est un divorce, Ginger replonge dans ses rêveries chevaleresques. Elle voit dans la vie de sa sœur une possibilité de s’émanciper d’un monde qui pourtant lui convient. Elle entre alors dans un élan autodestructeur brisant son bien-être en espérant ce qu’elle ne pourra jamais avoir.  

Blue Jasmine, Woody Allen

Blue Jasmine est une réussite (surtout) grâce à Cate Blanchett. Elle livre une performance incroyable – déjà favorite pour les prochains Oscars – qui fait évidemment écho à celle de Gena Rowland dans Une Femme sous Influence (1974), le chef d’œuvre de John Cassavetes, sous Xanax. Elle ramène au sein du cinéma de Woody Allen la figure féminine : personnage fascinant et névrosée. L’actrice devient la personnification même de la muse et estompe sans vergogne les fantômes des incursions de Scarlett Johansson, et même de Penelope Cruz. Elle donne au film ses ruptures de tons, sa fragilité, son émotion. Cate Blanchett y trouve son doute son plus grand rôle et montre un talent comique inné.

Blue Jasmine, Woody AllenBlue Jasmine est bon Woody Allen, et il sera donc automatiquement adoubé par la critique française qui le suit souvent à l’aveugle. Une œuvre plaisante sublimée par Cate Blanchett. Cependant, le tableau n’est pas si idyllique. Le film pêche du côté de ses seconds leur donnant plus le rôle d’accessoires que d’entités vivantes. Ils sont conviés, mais resteront toujours les invités du personnage de Jasmine. Blue Jasmine est également un film inégal qui stagne en son milieu, un passage à vide dû surtout à l’explosion du talent scénaristique d’Allen dans les premières scènes. Mais on serait presque prêt à tout lui pardonner tant il est agréable de le retrouver. Espérons seulement que ce « Welcome Back Home » se transforme en « Home Sweet Home ». 

Le Cinéma du Spectateur

Robin Miranda / ☆☆☆✖✖ – Bien
Ambre Philouze-Rousseau / ☆☆☆✖✖ – Bien

La Grande Bellezza : Critique Critiquable

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

La Grande Bellezza est une œuvre nostalgique du rayonnement passé de l’Italie. Paolo Sorrentino filme autant les visages de l’Italie d’aujourd’hui que les statuts qui sont les seuls vestiges du glorieux passé. Le long-métrage est alors une critique de la société italienne actuelle qui court vers la vacuité de la vie, vers son insignifiance et le néant de l’intellect. Paolo Sorrentino se fait alors le porte-parole à travers Jep (Toni Servillo, son alter-égo) de cette volonté d’endiguer cette descente dans l’enfer morale. Ainsi dans les fêtes romaines, les intellectuels sont mis au même niveau que les ex-stars de téléréalité à la dérive. On y croise également une jeunesse qui croit aveuglément et absurdement en elle pensant qu’elle peut rebondir dans tous les domaines. La copine utilisatrice de Romano est la représentante de cette jeunesse folle qui voit son échec dans le cinéma comme une manière d’écrire un livre « proustien » comme-ci tout était acquis et possible. Le talent n’est plus qu’un leurre. Sorrentino se penche également sur l’insipide scène artistique contemporaine qui prône le concept à outrance cherchant plus la provoque que le sens. L’art fonce dans le mur littéralement chez Sorrentino et est mis devant le mur par le personnage de Jep Gamberdella qui montre la vacuité de l’art qui se joue devant lui par une artiste pleurnicharde ne pouvant définir le mot « vibration » qui semble pourtant être au centre de  son art.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Le monde mondain dont Jep est censé être le Roi repose ainsi sur le paraître et donc sur l’argent qui peut le générer. Argent devient une fin en soit, un mode de vie et même un métier pour le personnage de Trumeau : « Tu fais quoi comme métier ? », « Moi, je suis riche ». Ainsi, la perte de cette dernière entraîne la perte du prestige et la fin d’une place dans la société comme le montre ses « Nobles à Louer » qui clôt la nostalgie d’un âge d’or avec la fin d’une « vraie » noblesse. Les dettes sont le fruit d’actions dérisoires comme des passages chez le coiffeur.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Mais c’est également une critique morale que fait Paolo Sorrentino dans laquelle même l’Eglise prend part à la dépravation de la société à l’image de cette nonne qui paye 700 euros pour se mettre du botox  ou encore du couple prêtre/sœur qui dîne au champagne cristal dans un Palace. Le Cardinal, sans doute le futur Pape, évite d’ailleurs des questions sur la foi en dérivant sur des interminables recettes de cuisine. Le seul vestige de la Foi catholique se trouve dans une Nonne, bientôt sanctifiée mais déjà momifiée, de 104 ans. Elle expliquera sans doute l’absence de pauvreté chez Sorrentino par cette magnifique phrase : « Je me suis mariée avec la Pauvreté, et la Pauvreté ne se raconte pas ». Elle est donc à l’image des monuments de Rome les ruines d’un passé prestigieux et moral qui se dissipe dans les fêtes outrancières de la jet-set intellectuelle.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Si le film est rempli de fulgurances scénaristiques de Sorrentino – surtout lorsqu’il met ses personnages au pied du mur, face à leur contradiction -, La Grande Bellezza est le film de l’arroseur arrosé. Il est curieux de se rendre compte que le cinéaste italien fait une critique de son propre cinéma : outrancier, pompeux, complaisant. Il est regrettable de voir un cinéaste qui s’engage contre la vacuité de l’existence vendre si déplorablement son image à la marque Martini qui orne de manière outrancière les plans. De plus, Sorrentino n’utilise finalement qu’un mouvement de caméra avançant de biais (du haut céleste vers le bas des hommes) au ralenti pour donner au lieu une maestria qui agace. Il devient alors un cinéaste aux faux airs de salvateur narcissique derrière son personnage alter-égo. Une volonté presque biblique qui dérive sur une sorte de Noé présentant girafe et flamands.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Paolo Sorrentino se perd d’ailleurs dans la contemplation de Rome. A la manière de Woody Allen dans To Rome with Love (2012), le cinéaste penche trop souvent vers le film-touristique se perdant dans les monuments, les présentant à la manière d’un office du tourisme. Il se perd dans la lassante beauté de Rome qui aurait, sans exagération aucune de la part du cinéaste, fait faire une crise cardiaque à un touriste japonais. Il répond également à ses propres fantasmes de cinéastes ne tentant même pas de les incorporer dans son récit comme la rencontre au détour d’une rue avec Fanny Ardant.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

La Grande Bellezza est sauvé par ses scènes où Sorrentino se rapproche des grands cinéastes italiens et réussi par le dialogue à montrer la vacuité de son sujet. Mais c’est dans l’enveloppe qu’il met autour de son propos qu’il se perd, s’affadie et devient le sujet même de sa critique. Paolo Sorrentino aurait pu réaliser une œuvre magistrale, mais il se contentera à cause de son style pompeux d’une œuvre dans le souvenir de certaines scènes sauvent un tout bien trop bancale.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

L’Écume des Jours : Ciné-sthésie

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Le plus américain des cinéastes français se rappelle enfin qu’il est francophone. Il faut dire que depuis La Science des Rêves en 2006, point de Molière dans son cinéma. S’il revient, c’est pour pousser la grande porte : adapter du Boris Vian. Mais pas n’importe quelle œuvre, l’immense L’Ecume des Jours. Jugé inadaptable par le commun des mortels, le roman fantasmagorique et onirique n’avait qu’à tomber dans les mains d’un autre génie. Vian et Gondry sont des créateurs, des bricoleurs, des faiseurs de mondes. L’un est l’homologue de l’autre, chacun unique au sein de son art et pourfendeur de liberté. Pas de limite dans la littérature de Vian, s’il se heurte à un problème il le résout par un néologisme plus signifiant que tout le reste du vocabulaire français. Gondry, en magicien de l’image, libère le cinéma de son formalisme pour l’emmener dans un monde chimérique grâce à ses bricolages visuels. Ils dépassent la banalité de la convenance artistique pour accoucher d’un art onirique, poétique mais surtout singulier. L’Ecume des Jours doit se voir comme l’union de deux artistes – certes l’un est mort – dont les univers interagissent sans débat d’égo et évite ainsi la surenchère et le désastre. Il suffit de se rappeler d’Alice aux Pays des Merveilles de Burton dont les ajouts rendaient le film indigeste. C’est donc ici un judicieux partage : Vian fera le fond, Gondry la forme.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry rapproche le cinéma et la poésie. En véritable poète visuel, il amène une sorte de synesthésie que prônait Baudelaire ou Rimbaud. Un mélange des sens qui au-delà de l’absurde apporte un onirisme certain. L’exemple le plus parfait serait les rayons de lumière devenant des cordes musicales chantant le bonheur de la vie. Dans cette Ciné-sthésie, Gondry raconte une histoire à un spectateur replongeant dans son enfance. Il est un conteur qui parvient à tutoyer le merveilleux avec des choses simples comme cette histoire d’amour. Certes il s’appuie sur l’imaginaire de Vian, mais il y ajoute la fraîcheur de son cinéma « fait-maison ». L’Ecume des Jours est une bouffée d’air dans un cinéma souvent tourner vers le réalisme du misérable-sociale. Le lyrisme réapparait petit à petit à travers des cinéastes qui osent comme déjà Solveig Anspach et Queen of Montreuil sorti le 20 mars.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry prend au mot Vian. Au-delà de livrer une adaptation fidèle tant dans l’histoire que dans l’univers, Gondry ironise poétiquement des expressions françaises. Il fait « nager [ses mariés] dans le bonheur » dans une scène visuellement magnifique. Il passe ainsi en revu, tout comme Vian, plusieurs formules : « Prendre coup de vieux » avec Omar Sy, « temps partagé » dans un pic-nic que les caprices du temps fait devenir absurde ou encore « se sentir oppressé » avec la réduction des murs lorsque Romain Duris est alerté de l’état de Chloé (Audrey Tautou) au téléphone. Il suit ardemment les figures de Boris Vian donnant au film un aspect lyrique et une beauté visuelle rare.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Cependant, L’Ecume des Jours est l’histoire d’un dépérissement. Tous comme les fleurs, les vies se fanent et se rabougrissent à l’image de l’appartement. Vian faisait déjà rétrécir l’appartement suivant le niveau de vie prenant alors au pied de la lettre la « baisse du niveau de vie » pour rester dans la force du premier dégrée. Gondry apporte ce que le film ne pouvait offrir : l’image. Cette dimension nouvelle ne pouvait rester la même. Gondry décide (judicieusement) de la faire suivre le dépérissement général de l’œuvre. La photographique remonte alors le cours du temps cinématographique perdant progressivement et subtilement sa couleur (et donc sa joie, sa vie) et sa perfection numérique (la maladie). Gondry ramène le cinéma à ses origines et donne à son image les soubresauts touchants des premières pellicules. Cette remontée temporelle permet de mettre en avant la prouesse des « bricolages » visuels du réalisateur et place le cinéma contemporain sur un piédestal. Stabilité de l’image, son et couleur sont les prouesses d’un siècle.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’Ecume des Jours est bien plus qu’une simple adaptation. C’est un langage lyrique que développe Gondry dont l’art de la mise en scène amène le cinéma bien au-delà de ses limites. Il livre un film oscillant entre cinéma, arts plastiques et poésie. Un long-métrage unique pour un roman unique.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

The Land of Hope : La beauté du geste

The Land of Hope, Sono Sion

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Depuis les années 1980, Sono Sion est un cinéaste singulier dont la filmographie est le point de rencontre entre les séries B flirtant avec une sorte de porno-gore et un cinéma d’auteur croquant les disfonctionnements de la structure familiale nippone. Au sein du cinéma japonais, il est à la fois un tout (pluridisciplinaire) et une alternative (mésestimée). Parfois cinéaste de l’outrance comme avec la vague de sang déferlant sur le quai du métro de Tokyo en ouverture de Suicidal Club (2001), il filme les perversions humaines afin de déceler celle qui appartiennent à l’Homme et celles qui appartiennent à la société. Avec The Land Of Hope, il marque une rupture formelle (arborant un réalisme plus frontal). Cependant, il explore toujours cette thématique de la violence qui n’a plus ici le statut d’épiphénomène social, mais devient le cadre prédominant de l’intrigue. Engendrée par la catastrophe de Fukushima, la violence devient extra-humaine et questionne le cinéaste qui a entamé depuis 2011 sa « Trilogie du Chaos » (avec Himizu en 2011, puis The Land of Hope en 2013).

The Land of Hope, Sono Sion

En mettant en scène un deuxième accident nucléaire (Nagashima), Sono Sion se fait le porte-parole d’un Japon à la fois meurtri et fragilisé. Il critique les erreurs commises et surtout la tendance à l’inaction des pouvoirs publics lors de Fukushima qui sont alors responsables de ce second fléau. The Land of Hope interroge justement le rapport entre la population et les pouvoirs publics au Japon : peut-on encore croire en ceux qui ont menti ? Jusqu’où la peur d’une sanction électorale est plus importante que la sûreté civile ? Face aux discours incohérents sur les caractéristiques mouvantes des radiations, le cinéaste répond par la mise en place dans son œuvre d’une barrière de fortune censée délimiter, voire contenir, la zone de contamination. En la plaçant dans un village, il met en exergue l’absurdité des discours. « Donc là, on est en danger ; et là, en sécurité » prononce incrédule Yasuhiko (Isao Natsuyagi) en voyant que sa maison est saine, mais que ses voisins sont en danger. Pour les autorités, le maintien de l’ordre est la clé de voûte d’un salut nucléaire à venir. Alors, pour pallier à la panique, les médias de masse répètent sans cesse « vivez sereinement, consommez sereinement, achetez sereinement ».

The Land of Hope, Sono Sion

Par son manque de rationalité et d’affect, le discours officiel crée à l’inverse une dissension avec une partie de la population qui choisit de ne plus être aveugle face à la menace. C’est le cas du personnage de Yoko (Hikari Kajiwara) qui devient une représentation du Japon et de l’avenir à travers l’enfant qu’elle porte. Cette dernière devient paranoïaque des ondes radioactives et se recouvre d’une combinaison jaune dénotant face à l’inconscience collective (souhaitée par les pouvoirs publics). Mélange d’un burlesque attachant et d’une anxiété maladive, elle devient le manifeste de The Land of Hope. Car, c’est justement par le traitement scénaristique et formel de la peur que Sono Sion atteint un certain lyrisme. Jouant avec les perceptions multiples que permet le médium cinéma, il juxtapose le réel et la peur. Lorsque Yoko cherche à sortir de l’hôpital et qu’elle s’arrête tétanisée devant les portes vitrées, son angoisse conquiert le réel. Une fumée rouge envahit alors l’espace et rend visible cette peur de la radioactivité.

The Land of Hope, Sono Sion

The Land of Hope repose sur l’ironie de son titre. Le cinéaste joue constamment sur l’ambivalence de ses personnages et de ses situations. Pour exemple, il utilise à la fois un compteur geyser comme sommet de comédie lors d’une séance photo atypique et comme moyen de rendre tangible, puisqu’audible par les bruits de l’appareil, cette peur de l’invisible. Sono Sion tend vers la pluralité, et par extension vers l’universalité, en explorant les multiples facettes d’une catastrophe (deuil, perte, isolement). Les destins se retrouvent autour de la question du déracinement qui ponctue chaque plan de l’œuvre. Avec simplicité et empathie, le cinéaste témoigne sans misérabilisme d’un territoire où l’horreur a déjà frappé.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆ – Excellent