After Blue (Paradis sale) : La conquête du désir

74e Festival International de Locarno
Concorso internazionale
Sortie nationale le 16 février 2022

Dans l’ultra-noir cosmique, la musique synthétique et baroque de Pierre Desprats déchire le néant. Alors que la planète After Blue émerge majestueusement au centre du plan, deux voix – Roxy (Paula Luna) et la Vérité (Nathalie Richard) – relatent l’effondrement de la civilisation humaine et son exil sur After Blue, une mystérieuse planète habitable où l’intégralité des hommes périt étouffée par des poils poussant à l’intérieur de leur corps. After Blue (Paradis sale) s’appréhende comme une société matriarcale, utilisant le sperme terrien uniquement pour sa propre survie, où les femmes vivent dans des communautés fermées aux allures de sectes néo-sabbatiques. L’espace, territoire omniscient de l’inquisitrice Vérité, laisse aussitôt sa place à la minéralité fantasque d’After Blue. Chez Bertrand Mandico, la science-fiction se construit dans un rapport à la terre, à la matérialité. L’action jaillit lorsque Roxy libère la criminelle Kate Bush (Agata Buzek) des sables où elle a été ensevelie. À partir du triple meurtre commis par la tueuse dissimulant un troisième œil entre ses jambes, After Blue (Paradis sale) prend la forme d’un revenge western

Cependant, la quête vengeresse de Roxy et de sa mère Zora (Elina Löwensohn) n’est qu’un prétexte pour Mandico. After Blue (Paradis sale) est un western en négatif où la confrontation, usuel apogée, est inlassablement éludée par lâcheté ou désintérêt : Zora préférant rentrer avec un faux cadavre plutôt que de continuer cette chasse à la femme. Dans un genre traditionnellement masculin, les cowgirls de Mandico délaissent la mort au profit de la petite mort. Au sein de la brume métallique d’After Blue, les pulsions sont exclusivement érotiques. Comme Roxy l’énonce à la factuelle Vérité, la vérité comme réalité subjective absolue réside uniquement dans l’émotion. En partant à la conquête de leurs propres désirs, ces icônes cinématographiques, sublimées par les costumes de Pauline Jacquard et les maquillages de Bénédicte Trouvé, pervertissent – avec noblesse –  le western. Clé de voûte du cinéma de Mandico, les actrices, dont le jeu est aussi protéiforme que la biosphère fantasmagorique qu’il imagine, participent à la métamorphose du genre à l’instar de l’approche pathético-burlesque d’Elina Löwensohn ou encore de celle sibylline de Vimala Pons (dans le rôle de Stenberg). 

Toutefois, l’artificiel paradis sale d’After Blue est le fruit des fantasmes d’un homme, Bertrand Mandico. Une discordance malaisante s’installe entre le projet d’une planète matriarcale fictive et la réalité des images masculo-normées qui en résultent. L’univers d’After Blue recèle astucieusement des traces de la société patriarcale terrestre. Si l’idée que les marques de luxe soient devenues des marchands d’arme est cocasse, le maintien de la domination sexo-patriarcale dans les multiples insultes (« salope », « sale chienne ») questionne davantage. Le monde fétichiste conçu par Bertrand Mandico est foncièrement phallocentrique et aboutit sur un androïde « Louis Vuitton » doté d’un multi-pénis tentaculaire. Le traitement unilatéralement orgasmique du personnage de Roxy, élément défectueux du scénario, évoque plus l’archétype féminin dans le Hentai que la libération du désir féminin. Alors qu’elle aime métaphoriquement s’engouffrer toute entière dans des trous minéraux de plus en plus étroits, c’est la pluralité sensorielle de After Blue (Paradis sale) qui se rétrécit graduellement.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Goodbye Mister Wong : Les murmures de l’eau qui dort

FIDMarseille 2020
Compétition Internationale
Sortie le 29 décembre 2021

À près d’une centaine de kilomètres de Vientiane – capitale du Laos, des bateaux traditionnels en bois voguent sur les eaux paisibles du lac artificiel de la rivière Nam Ngum. Dans ce panorama où le bleu et le vert s’entremêlent, un élément rouge vrombissant rompt la quiétude. Escortée d’une musique pop assourdissante, la vedette d’un riche homme d’affaires chinois surgit tel un prédateur en acier au service d’un capitalisme homogénéisé. Sous l’égide du fameux mister Wong (Soulasath Saul), l’avenir économique du lac se dessine : muter en un paradis touristique international avec ses hôtels luxueux et sa trentaine de bateaux-restaurants. En posant sa caméra sur l’embarcation en bois de France (Nini Vilivong) – une jeune laotienne de retour sur sa terre natale pour assister sa famille qui dirige un modeste service de bateaux traditionnels, Kiyé Simon Luang se place du côté d’une immuable tradition directement menacée. Or, la beauté de la jeune femme détourne Tony Wong de ses velléités économiques et le confronte à la temporalité singulière de la vie sur les rives du Nam Ngum.  

Dans Goodbye Mister Wong, la vie s’écoule dans une temporalité presque atemporelle, un temps géographique où la nature joue avec et se sert des différents personnages pour (re)construire sa propre mémoire. Kiyé Simon Luang développe un récit qui serpente et se multiplie dans les différentes strates historiques (les présences étrangères, française et chinoise) et sensorielles (l’attente commune du désir) du territoire. Qu’il s’agisse de Wong ou d’Hugo (Marc Barbé) – un français quitté depuis un an par sa femme, Nicole (Nathalie Richard), partie vivre sur une île reculée et inaccessible du lac, ils imposent une altérité que la puissance économique métamorphose en domination. Pour le premier, seul l’objet à s’approprier est interverti, du territoire au cœur de France. Pour le second, son statut de touriste occidental voyant le lieu uniquement à travers le prisme d’un exotisme de guide de voyages condamne ses interactions, à l’instar de cette séquence dans le bus où il s’évertue à parler français à une passagère lui rétorquant inlassablement qu’elle ne le comprend pas. 

La dimension animiste de Goodbye Mister Wong se révèle lorsque Hugo décide d’arrêter de subir la distance imposée par sa femme, dont la présence énigmatique s’estompe dans la nature laotienne. Alors qu’il s’évanouit sous les rayons d’un soleil ardent, la rivière guide miraculeusement son bateau jusqu’au logis tant espéré. Lors d’une scène de mariage, il est prêché qu’il est nécessaire d’écouter le son du lac, chef d’orchestre des destinées alentour. Le territoire laotien resplendit dans les plans savamment composés de Kiyé Simon Luang et magnifiquement éclairés par les tons surannés de la photographie d’Aaron Sievers. Au sein des plans fixes que les personnages habitent momentanément par des dialogues succincts, seule l’inébranlable immensité du paysage s’imprime dans l’iris attentif du spectateur.trice. Pour les habitant.e.s du lac, le territoire est inscrit dans la mémoire immémoriale de leur corps à la manière de l’oncle Souck (Souvanlay Phetchanpheng) qui apprend à Toui (Thongmay Niyomkham) à naviguer en fermant les yeux. Pour les étranger.e.s – et par extension le.a spectatateur.rice, il faut s’abandonner à la langueur sereine du lac, se laisser avaler tout entier par ses eaux charriant en elles la beauté poétique et politique du peuple laotien.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent