107 Mothers : La Mélancolie des autres

78e Mostra de Venise
Orizzonti – Prix du meilleur scénario
Sortie le 14 septembre 2022

Dans un cabinet d’auscultation rudimentaire où des femmes enceintes défilent comme du bétail, un papier peint décrépit représentant une montagne désaturée par le soleil incarne le seul horizon possible. Les patientes sont les détenues de l’établissement pénitentiaire n°74 d’Odessa (Ukraine) où de jeunes mères peuvent purger leur peine avec leurs enfants jusqu’à leurs trois ans. Face à l’enfermement, la caméra de Peter Kerekes privilégie les plans fixes faisant corps avec la rigidité de l’institution carcérale qui transforme les jours en années. Dans cette temporalité figée, 107 Mothers se concentre sur les visages des détenues devenant l’unique territoire affectif d’une quête collective de maternité. Face au rôle mutique de Lyesa interprété par Maryna Klimova – seule actrice professionnelle du casting, le cinéaste parvient à libérer une précieuse parole empathique issue d’une enquête réalisée auprès de 107 mères-détenues. La force de l’œuvre réside d’ailleurs dans cette vérité sous-jacente, unissant le réel et la fiction, qui transforme une prison en scène et d’authentiques prisonnières et gardiennes en actrices.

Lors de l’accouchement de Lyesa, Peter Kerekes juxtapose, conformément à l’implacable procédure pénitentiaire, le plan d’une frontalité purement médicale de l’expulsion de l’enfant et celui du retour en fourgon surveillé de la jeune mère et de son nouveau-né. Dans cette séquence, le seul champ-contrechamp créant une interaction se produit entre Lyesa et la gardienne Iryna (Iryna Kiryazeva, dans son propre rôle). Bien que les détenues composent une communauté sororale, 107 Mothers déconstruit l’antagonisme usuel du genre carcéral entre prisonnier.e.s et gardien.ne.s. Ici, les femmes partagent des aspirations communes et subissent des pressions sociales semblables des deux côtés des barreaux. Aussi bien psychologue qu’institutrice, l’omnisciente gardienne occupe une place hégémonique dans la vie des détenues s’immisçant jusque dans les courriers qu’elle censure et dans les conversations des parloirs qu’elle écoute. Avec une timide joie, Iryna vit par procuration les histoires amoureuses des prisonnières, loin de son oppressante figure maternelle jouant à son tour le rôle de gardienne des préceptes hétéronormatifs et patriarcaux. 

Pour les détenues, la vie est suspendue entre deux absences fatales. La première résulte du meurtre de leur conjoint, avec en filigrane la question des violences conjugales, qui les a conduites au sein de l’établissement pénitentiaire n°74. Le pardon chez Kerekes n’a aucune dimension chrétienne d’absolution, mais n’est qu’une comédie à destination des avocats qu’il est nécessaire de répéter en amont afin d’obtenir une liberté conditionnelle. Cette dernière permet d’éviter la seconde absence : le départ programmé de l’enfant après son troisième anniversaire. Cependant, les visages des pères ne disparaissent pas entièrement, leur fantôme vivant dans les traits de leurs enfants. Au fur et à mesure que l’enfant de Lyesa grandit, l’œuvre articule une mélancolie collective dictée par les départs successifs et le vide qu’ils créent autant pour les mères que pour les enfants. Portrait d’une maternité en marge, 107 Mothers irradie d’une compassion d’une sororité circonstancielle, alternative à l’ostracisme familiale, éclosant dans la douceur de  la photographie de Martin Kollar cheminant des tons froids de l’hiver à ceux chaud de l’été d’Odessa. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

La Loi de Téhéran : Téhéran, unité spéciale

76e Mostra de Venise
Sélection Orizzonti
Sortie nationale le 28 juillet 2021

Dans les ruelles poussiéreuses de Téhéran, une opération policière de grande ampleur tente de débusquer des trafiquants de drogue. Lors de cette séquence d’ouverture haletante, l’ensemble du discours de La Loi de Téhéran se dessine symboliquement. Il y a d’abord cet enchevêtrement de nombreuses portes à défoncer qui présage d’une enquête épineuse où chaque piste conduira à un nouveau mur ne pouvant être détruit que par l’usage de la force, physique ou psychologique. Ensuite, le suspect n’est littéralement qu’une ombre qui plane au-dessus des policiers : un corps sans visage qui se délite dans le tracé alambiqué de la capitale iranienne. Dans un régime politique et judiciaire poreux, cette identité trouble devient le terrain d’un jeu d’échecs servant le dessin à la fois des malfaiteurs intégrés au système et des policiers s’amusant de la morale. Enfin, la finalité funeste de cette course-poursuite acharnée dans Téhéran infuse le réel d’une implacable fatalité orchestrée afin de broyer la destinée des différents personnages. 

Reposant sur les codes universels du thriller, le long-métrage de Saeed Roustayi est le récit d’une enquête, plutôt limpide, allant des accros au crack stagnant dans les bidonvilles de Téhéran aux grands pontes d’un trafic pensé à l’échelle mondiale. À travers une suite d’interrogatoires et de mandats de perquisition, La Loi de Téhéran esquisse une cartographie verticale de la ville allant des quartiers les plus pauvres au sommet des gratte-ciels luxueux surplombant fastueusement la pauvreté environnante. Au fur et à mesure, l’œuvre se transforme en une critique sociale autour de l’arrestation de ce baron de la drogue (Navid Mohammadzadeh) ayant réussi à sortir de la misère. Porté par un scénario essentialiste, il devient le porte-parole des plus démuni.e.s face à des institutions moralisatrices ne pouvant que constater leur propre échec. « Vivre dans les quartiers pauvres demande de la force, ma famille n’en a pas », proclame-t-il dans un élan de justification. De là, la dogue se révèle être la seule arme possible au sein de la lutte des classes pour sortir de sa propre condition et combler la distance toujours croissante entre les Riches et les Pauvres. 

À la suite de l’enquête policière, cette dimension sociale – flirtant avec le pathos – se double d’une critique du système pénitencier et judiciaire iranien. La Loi de Téhéran se présente comme un précis de corruption (ou du moins de possibilités de corruption). La mise en scène de Saeed Roustayi construit un miroir entre les échanges de bons procédés des prisonniers agglutinés de manière inhumaine dans des cellules volontairement remplies jusqu’à leur point de rupture et ceux des policiers agissant dans l’enfilade des bureaux. Au cœur de ce lieu lugubre, s’organise un théâtre des plaintes et des délits où la vérité mute au contact des mensonges et/ou des falsifications. Pessimiste, La Loi de Téhéran dénonce l’impossibilité de ce simulacre morale à endiguer le fléau de la drogue notamment exacerbé par la décision de punir de la peine de mort la possession de drogue en Iran, quelle que soit la quantité. Alors que l’un des cerveaux du trafic est condamné à mort, une nouvelle opération de police déloge une horde de drogué.e.s (zombifié.e.s) d’un terre-plein central d’une autoroute menant à Téhéran dont les tours émergent à l’horizon.

La Loi de Téhéran est indéniablement un thriller implacable. Néanmoins, comme la bureaucratie dont Saeed Roustayi fait la critique, il ne cherche qu’à remplir un cahier des charges performatif. Programmatique, l’œuvre ne parvient pas à faire émerger une émotion autrement qu’artificielle chez ses personnages. Du cinéma social, le cinéaste iranien ne garde qu’une distance affective.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen