Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : Sortir de sa coquille

95e Cérémonie des Oscars
Nommé dans la catégorie Meilleur Film d’Animation
Sortie le 14 juin 2023

Dans une maison en images réelles, une balle de tennis avance et dévale les escaliers comme ensorcelée. Bercée par les tendres lumières de la Californie, cette étrangeté se manifeste dans une inhérente douceur. Il s’agit du véhicule, passablement furtif, de Marcel – un coquillage, animé, d’un centimètre – que découvre Dean, le réalisateur à et hors de l’écran, dans l’Airbnb qu’il loue alors que son mariage prend fin. Par cette ouverture insolite, Dean Fleischer Camp énonce les deux réalités qui s’entrechoquent dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : celle de Dean, que partage le·a spectateur·rice, et celle de cet attachant mollusque paré de chaussures orange. À travers la vie bricolée de Marcel et de sa grand-mère Connie, le cinéaste aspire à réenchanter un réel foncièrement trivial, celui de l’espace domestique. 

Brutalement séparé·e·s de leurs congénères lors de la séparation des propriétaires de la maison, les deux coquillages ont dû appréhender leur environnement pour survivre. Tandis que notre regard – guidé par la caméra de Dean Fleischer Camp – change d’échelle, les objets trouvent de nouveaux usages : un poudrier se transforme en lit ; un pain à hot-dog en canapé ; une pâte crue en instrument à vent. Ce contre-emploi poétique des résidus des vies humaines atteint son paroxysme dans le traitement de la poussière opéré dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures). Pour Marcel, un amas de fibres est devenu Alan – sa balle en peluche de compagnie. Pour Connie, la poussière symbolise la nostalgie de son enfance passée dans le garage avant d’immigrer dans la maison. Cette maison se révèle être le sanctuaire d’existences simultanées, humaine et invertébrée, unies dans un processus de perte similaire. À la photographie du couple enlacé – trace d’un amour révolu – répondent les portraits des proches disparus de Marcel gravés à l’arrière du miroir de la coiffeuse en bois. 

D’une curiosité propre à l’enfance, Marcel est la passerelle entre les deux mondes. Dépassant le simple récit initiatique, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) « redonne du sens aux concepts les plus simples » pour reprendre les mots de la journaliste de l’émission 60 minutes Lesley Stahl, idole des deux rescapé·e·s, lors du reportage fictif qu’elle dédie à Marcel. Le jeune mollusque célèbre la communauté qu’on tisse autour de soi. Il conteste la facticité que peut revêtir une audience virtuelle, acquise par les vidéos virales que publie Dean. Avec candeur, Marcel s’interroge sur la réalité qui se cache sous les images ou sous la technologie. S’il devine que Dean se dissimule émotionnellement derrière sa caméra, il ne se dérobe pas au fait que l’action de filmer modifie intrinsèquement le réel. Dans ce faux documentaire, il « en rajoute un peu pour [Dean] » comme le remarque avec tendresse Connie. Métafilm, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) est un premier long-métrage hybride qui exalte une liberté d’être, pour soi et avec les autres. Depuis son coquillage, Marcel devient le représentant d’une résilience solaire.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Sound of Metal : Appréhender le « silence »

93e Cérémonie des Oscars
Oscars du meilleur montage et du meilleur son
Sortie nationale le 16 juin 2021

Dès les premières secondes, Sound of Metal justifie son titre par une scène de concert d’un duo métal composé de Ruben (Riz Ahmed) et Lou (Olivia Cook). Dans cette petite salle plongée dans la pénombre, la caméra de Darius Marder se concentre sur les deux artistes. Plaçant dans un quasi hors-champ les spectateurs, elle se focalise de manière organique sur les deux éléments qui composent principalement ce « sound of metal », la batterie frappée par le corps de Ruben et la bouche de Lou d’où sortent les paroles. La musique est envisagée comme un espace personnel qui n’appartient qu’à eux. Ruben et Lou forment sur scène, comme à la vie, un couple fusionnel ayant trouvé dans le nomadisme qu’impose leur profession la manière de se construire un mode de vie bohémien et alternatif dans un van aménagé. Par la séquence idyllique qui accompagne la routine matinale de Ruben – déconstruisant déjà les stéréotypes attachés à l’univers du métal, Marder entame le récit de son looser magnifique : un ancien drogué résolu à la souffrance et résigné à être une victime (de la société et de la vie). 

En s’ouvrant sur un univers profondément sonore, Sound of Metal marque une rupture nette avec la perte d’audition qui émerge dans la vie de Ruben (et par extension dans celle du spectateur). L’œuvre est profondément novatrice dans l’approche de ce double silence frappant le batteur, celui entraîné par la perte auditive et celui imposé par la non-connaissance de la culture sourde. Par sa réclusion dans le foyer créé par Joe (Paul Raci), il amorce une réappropriation sensorielle du monde. Les vibrations parcourant un toboggan permettent, par exemple, un moment de connexion avec un enfant. De même, la musique resurgit par le biais d’une expérience sensible basée sur la cohésion et le mimétisme. Sound of Metal est un récit initiatique sur la nécessité d’ « apprendre à être sourd ». En prenant le temps de construire cet entre-deux entre la culture entendante et la culture sourde, Darius Marder se dresse contre une vision réductrice attachée à cette dernière. Ici, les personnages clament qu’ils ne sont pas handicapés et surtout qu’ils n’ont pas besoin d’être réparés. 

Avec justesse, l’œuvre pose la question du dilemme propre aux nouveaux sourds : l’acceptation plénière de sa condition de sourd ou la possibilité d’une opération amenant l’espoir d’entendre à nouveau. Le « sound of metal » n’est alors plus celui de la musique jouée avec sa bien-aimée, mais ce son robotique et métallique reconstitué par ondes électriques. Alors que ce dilemme aurait été une fin suffisante répondant à cette volonté de portraitiser une multiplicité des destins de la communauté sourde, Sound of Metal s’affadit dans une ultime partie complexifiant inutilement le récit. Dans une tentative de reconquête sentimentale, Ruben se heurte au microcosme bourgeois dans lequel a évolué Lou par le biais de son père (Mathieu Amalric). Dénaturant la première partie romantisée du film, ces enjeux classistes apportent une dramatisation exacerbée doublant la distance « auditive » entre les personnages d’une distance économique non-nécessaire (faisant de la pratique musicale une « lubie »).

Malgré cette dernière partie, Sound of Metal reste une œuvre essentielle dans sa magnifique appréhension de la culture sourde, de ses difficultés comme de ses joies. Entouré d’acteurs et d’actrices étant membres de la sourde, Riz Ahmed accompagne, par la richesse infinie de son jeu, cette incursion cinématographique bâtie sur l’introspection de l’âme et sur l’expérience du corps. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Birdman : la Vertu de la Performance

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Oscar du Meilleur Film 2015

La victoire de Birdman aux Oscars illustre parfaitement le narcissisme du cinéma américain récompensant une œuvre, lisse et fade, qui le brosse dans le sens du poil. Avec ce parcours quasi-biographique d’un Michael Keaton has-been coincé dans un rôle de superhéros lointain (Batman ou Birdman), Iñarritu cherche à renouer avec les grandes œuvres américaines sur la déchéance et l’hystérie du star-system respectivement sacralisée par Boulevard du Crépuscule (Wilder, 1950) et Opening Nights (Cassavetes, 1977). Cependant, il se brûle les ailes aux travers d’un moralisme rendant impossible la moindre envolée d’un long-métrage dont la seule folie réside dans une mise en scène millimétrée étouffante. Le principal problème de Birdman est justement de vouloir être un double manifeste, visuel et scénaristique, cherchant à nouer un lien entre un cinéma populaire (forcément débile, selon lui) et un cinéma d’auteur (pompeux).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Lors d’une scène d’interview, Michael Keaton (Riggan Thomson) se retrouve face à des journalistes renvoyant chacun à un reflet qu’auraient les médias au XXIe siècle : l’intellectualisme exacerbé (posant des questions sur Roland Barthes), la bouffonnerie du people (déblatérant sur l’utilisation ou non de sperme de bébés porcs pour rester jeune) et le profiteur (entendant ce qu’il veut pour affirmer qu’il y aura un nouveau volet de Birdman). Avec cette scène, Iãrritu dévoile aussi bien sa principale critique, l’écart incommensurable entre divertissement et intellectualité dans l’art, que sa méthode critique, les gros sabots du stéréotype. Il renoue ainsi avec la pensée passéiste d’un critique comme « faiseur d’artistes » dont l’essence même serait, dans une optique de manque de talent, d’empêcher la souillure d’un art qu’il prend pour le sien. Le réalisateur mexicain fait de Tabitah, une critique ubuesque, la pierre angulaire de sa condamnation des étiquettes. Le passé de superhéros de Riggan Thomson comme seule raison de son acharnement est néanmoins un peu exagéré et tend plutôt de la naïveté de croire que la réputation se construit par la volonté de faire et non par le résultat du travail. Il fait des médias, et surtout de la figure du critique, les responsables d’une situation amorcée justement par l’ambition de divertissement à tout prix d’Hollywood. Birdman confronte alors deux visions : le cinéma grand public de la côte Ouest (symbolisé par une explosion dans l’œuvre, montrant assez bien la fadeur du propos) et le théâtre élitiste de la côte Est. Mais, il tombe dans les préjugés ne faisant ainsi qu’une sociologie du survol oubliant les ambitions de réalisateurs reconnus comme Spielberg à ses débuts (E.T., Les Dents de la Mer) ou Wes Anderson (Fantastic Mr. Fox, The Grand Budapest Hotel).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman aurait été plus intéressant en axant son propos avec plus de vigueur sur la question de la performance. Riggan Thomson représente un ancien star-system qui prônait l’action, le jeu, comme principal étalon de la célébrité. Une idée simple qu’Iñarritu surexploite en ajoutant les pouvoirs de Birdman (ou la schizophrénie de Thomson) montrant bien que même ses capacités, extraordinaires, ne sont plus suffisantes pour lui valoir une place : à l’instar des rois du box-office qu’étaient Arnold Schwarzenegger et Bruce Willis dans les années 1980 et 1990. S’ajoute à cela le comédien Mike Shiner (Edward Norton, impressionnant) qui préconise une vision de l’art pour l’art en tendant vers un réalisme à tout prix, voire un super-réalisme. L’acteur ne doit plus jouer pour être mais vivre pour être : il boit vraiment, il couche vraiment. Face à ces deux performeurs, Sam (Emma Stone, affirmant son talent) – la fille de Riggan Thomson – amène par sa jeunesse une nouvelle condition de la célébrité : la représentation. La performance n’est plus scénique, elle doit déborder sur la vie même du comédien qui doit avoir une personnalité virtuelle. L’existence est uniquement tangible par le biais des réseaux sociaux. Un constat, assez banal, qu’Iñarritu adoube par la scène où Riggan se retrouve en slip sur Time Square qui marque sa renaissance dans les médias. Birdman tente de se présenter comme l’œuvre de l’anti-performance.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Si l’œuvre d’Iñarritu enfonce des portes ouvertes sur le fond, la forme contredit l’idée d’une mort de la performance. Ce qui est gênant avec Birdman, c’est qu’il est une mise en avant ostentatoire du rôle du réalisateur. En faux prodige, le réalisateur mexicain livre une mise en scène fonctionnant en circuit fermé sans véritable finalité. Cela fonctionnait dans Gravity justement parce qu’elle amenait les personnages à repenser le vide de l’espace et à marquer une certaine vacuité de leurs efforts dans un macrocosme en constant chamboulement. Le mouvement, incessant, ne fait pas le réalisateur en ressemblant plutôt à un exercice raté d’un film de fin d’études. Le rythme qu’il apporte par sa circularité entre justement en conflit avec un scénario qui se présente plus comme une suite de saynètes entrecoupées de coupures journalières. La redondance des dispositifs de mise en scène n’a d’égal que celle du travail sonore avec une batterie constante. Les deux se rejoignent dans la volonté de créer un rythme effréné. Néanmoins, cette sur-utilisation d’effets met plutôt en avant la faiblesse de l’image et du scénario qui n’arrivent jamais à atteindre la vitesse et l’euphorie qu’Iñarritu aurait souhaité.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman synthétise, à lui seul, le too much du divertissement hollywoodien en lui donnant les traits d’une critique faussement corrosive de la négation du cinéma populaire. En affadissant aussi bien le « cinéma d’auteur » que le cinéma qu’il semble défendre, Alejandro Gonzalez Iñarritu agrandie ironiquement cette frontière.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais