After : Avant que l’aube n’apparaisse

73e Berlinale
Panorama
Sortie le 25 septembre 2024

Dans les rues endormies de Paris, Anthony Lapia saisit une société dominante à l’arrêt. Plan par plan, il troque l’architecture haussmannienne pour celle brute des lieux qui ne sont voués à n’être que de passage. Malgré tout, dans le vide d’un parking souterrain, une lumière rose devient le portail vers une contresociété peuplée d’une jeunesse plurielle. After choisit de se placer du côté de l’extase. Dans ce club techno clandestin, les corps se meuvent et se confondent dans une ivresse commune. Chacun·e cherche à transcender le poids du réel. Par la danse, le temps parvient à se suspendre avec un acharnement politique. Dans un espace annexe entre bar et fumoir, la parole ressurgit. Elle coordonne un troc, notamment de stupéfiants, où la contrepartie est la poursuite d’un bonheur collectif, même artificiel, qui doit continuer à tout prix. De ses échanges même succincts naissent des rencontres aléatoires entre des individus se percevant comme égalitaires.

Pour son premier long-métrage, Anthony Lapia s’empare d’un langage qui dépasse les simples mots. Sa caméra scrute les visages des danseur·euses et inventorie les entraves à cette utopie basée sur l’omission de la réalité extérieure à ce microcosme choisi et chéri. Sur le visage de Saïd (Majd Mastoura), des marques de fatigue trahissent son métier de chauffeur VTC qu’il vient juste de finir. Tandis que Félicie (Louise Chevillotte) évite les regards insistants d’une ex-partenaire éconduite. Une mélancolie teinte alors progressivement cette soirée dont le caractère d’exutoire ne peut malheureusement être qu’éphémère – à l’instar de ce fêtard suppliant ses ami·es de rester avec lui pour garder vivante cette fiction collective d’amnésie. Alors qu’elle dévide d’inviter Saïd pour un after chez elle, Félicie introduit un nouveau mode d’interaction sociale. Dans l’intimité de son appartement, l’avocate et le chauffeur réinstaurent, au gré des conversations, les codes sociaux. L’anonyme égalité offerte par la foule s’estompe progressivement.

Issu·es de deux milieux sociaux différents, Félicie et Saïd se heurtent à leurs visions divergentes du monde et de sa capacité de changement. Pourtant, iels sont habité·es par une même colère brûlante contre l’ordre établi. Face à la danse frénétique du club, iels s’engagent dans une autre chorégraphie plus codifiée : celle du désir. Anthony Lapia ne le réduit pas qu’à une simple satisfaction sexuelle. Il cherche à appréhender le mystère qui unit deux êtres, désenchantés. Ses deux protagonistes partagent le même besoin viscéral d’un regard et d’un corps offrant de la considération. Si la nuit est leur terrain d’expression, ils échappent à l’obscurité dans laquelle se cachent la solitude et le désespoir. Dans cette nuit où le jour ne pourrait jamais se lever, il reste une possibilité d’un futur autre – comme cette maison communautaire dans le sud de la France dont rêve Saïd. Tandis que le soleil ravive le réel, Anthony Lapia noie ses images de la capitale dans une surexposition qui en détruit les contours. Dans ce monde devenu illisible, il laisse éclore hors champ l’éventualité d’un embrassement, l’espoir que ce peuple de la nuit renversera à jamais celui du jour.

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Petit Samedi : « Personne ne raconterait sa vie sans pleurer »

70e Berlinale
Forum
Sortie le 7 juin 2023

Au sein d’une rave du milieu des années 1990, Petit Samedi initie son mouvement en le conformant à celui erratique des corps exaltés par la musique électronique. Dans cette transe collective, les visages sont transis invariablement par le rythme, occasionnellement par la drogue. Alors que cette époque nostalgique s’évapore subitement, Damien Samedi se dérobe au présent tandis que sa mère, Ysma, tente désespérément d’avoir de ses nouvelles. À 43 ans, « Petit Samedi » – comme il était surnommé enfant – est encore prisonnier de ses jeunes années capturées sur vidéo où l’addiction a commencé à mener la danse. « Quand je consomme, je vis ma vie » avoue-t-il en thérapie. L’héroïne est appréhendée dans sa cruelle ambivalence. Omniprésente en pensée (s’il ne se drogue pas) ou en pratique (s’il se drogue), elle imprègne son quotidien avec autorité. La drogue hante son présent des sensations alors plénières du passé, à l’instar de cette cavité rocheuse se métamorphosant, par les lumières et les sons, en rave alors que l’envie devient plus insoutenable. 

Dans son combat, Damien peut compter sur l’amour absolu de sa mère Ysma. Chacun·e cherche des réponses, aussi rationnelles que rassurantes, à cette addiction : une enfance rendue chaotique par un père alcoolique et violent pour lui ; la mort traumatique d’une sœur pendant la grossesse pour elle. Depuis le début, iels traversent ensemble cette douleur enracinée dans leurs cœurs battant à l’unisson. Avec pudeur, Paloma Sermon-Daï – fille d’Ysma et sœur de Damien – filme leur quotidien entremêlé. Bien que l’addition de Damien affecte la famille tout entière, la cinéaste s’efface pour saisir la pureté de cette relation privilégiée où l’autre est placé avant soi. Mère courage, Ysma parcourt la ville demandant à des passant·e·s, étonné·e·s de l’âge de son fils, s’iels n’ont pas vu cet enfant parfois évanescent. Elle se trouve à la frontière de l’abnégation de sa propre personne, tel ce voyage à Lourdes, qu’elle fantasme encore, gagné lorsqu’elle avait 40 ans qu’elle s’était résolue à offrir à une voisine. Petit Samedi évoque même cette culpabilité de cette mère d’avoir peut-être créé, par le caractère inconditionnel de son aide, un refuge trop confortable pour Damien. « Si je t’avais mis à la porte, est-ce que tu t’en serais mieux sorti ? », confie-t-elle avec une sincérité vibrante. 

Cependant, Damien a tenté et tente toujours de se sortir de son addiction. Pour son premier long-métrage, Paloma Sermon-Daï porte un regard empathique sur la maladie et sur la fragilité qui en découle. Sans misérabilisme, elle donne à son frère un espace privilégié pour libérer une parole essentielle. Comme sa mère qui prêche que « personne ne raconterait sa vie sans pleurer », elle déconstruit les stigmates inhérents des personnes souffrant de toxicomanie. Elle redonne une humanité à son frère abandonné par la société. Elle célèbre le chemin plutôt que la destination, même s’il est semé de frustrants échecs. Elle sublime un présent qu’il habite toujours. Sensorielle, sa caméra se place au plus près de Damien lorsqu’il est seul, qu’il joue au flipper dans le bar du village ou qu’il laisse sa peau se gorger de soleil après une journée de travail éreintante. Bien qu’il puisse être dangereux, elle choisit, politiquement et affectueusement, de se placer du côté de l’espoir. Damien clôt Petit Samedi chargé d’optismisme : « j’ai encore du boulot, mais ça va aller ». 

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Jacky Caillou : La forêt dont les miracles sont faits

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 2 novembre 2022

Dans la maison rustique où il vit avec sa grand-mère, Jacky Caillou (Thomas Parigi) traverse les différentes pièces à la recherche de sons dissimulés, une marche qui craque, ou triviaux, une tronçonneuse au loin, qu’il conserve via un enregistreur cassette. Dès la séquence d’ouverture, Lucas Delangle invite ainsi le.a spectateur.rice à saisir l’infime pour dépasser la superficialité confortable du quotidien. Dans cet espace banal, l’univers de Gisèle Caillou (Edwige Blondiau) – magnétiseuse-guérisseuse – se manifeste hors-champ à travers des sons nébuleux se mouvant progressivement en prières. Alors que Jacky se rapproche de la porte fermée d’où émane la liturgie afin d’épier par le trou de la serrure, le cinéaste fait correspondre le regard, et par extension la perception du monde, du protagoniste et du spectateur.rice. Jacky Caillou sera un récit d’initiation autant pour l’un que pour l’autre menant à réécrire la simplicité du réel à l’aune du merveilleux.

Tandis que la magnétiseuse-guérisseuse laisse progressivement son petit-fils pressentir son propre don, c’est l’horizon de ce dernier qui déborde. Il envisage son propre corps d’une manière nouvelle, guettant depuis ses mains l’invisible magnétisme.  À l’instar du thérémine avec lequel il compose sa musique, Jacky doit appréhender les variations dissonantes des êtres humains en vue du retour d’une harmonie perdue.  Toutefois, Gisèle met en garde le jeune homme sur le fait qu’ « [il ne doit pas courir] après le miracle, ça n’existe pas ». Autant dans la forme pastorale que dans le fond mystique, Jacky Caillou s’inscrit dans un territoire où la nature est omnisciente. Immuable, elle semble être une sorte de passage vers les souvenirs délaissés et les vies arrêtées comme ces tombes de roche nichées au cœur des Alpes auxquels Jacky confie les mots suivants : « je devrais partir, sauf si tu me dis de rester ». Lucas Delangle signe une œuvre animiste réinsufflant une aura spirituelle dans un monde sauvage réduit, pour les villageois.es, à la peur atemporelle d’un loup. 

Elsa (Lou Lampros) – jeune femme dont le corps se couvre d’une étrange tâche – surgit d’ailleurs mystérieuse de la nature pour consulter Gisèle, comme si elle était enfantée directement par elle. Depuis les forêts environnantes, les arbres sont parti-prenantes du récit, autant dans la genèse de la malédiction qui touche Elsa (les trois peupliers disparus) que comme exutoire vital à Gisèle/Jacky afin de « se purger » des malheurs des autres oppressant jusque dans le corps même du.de la magnétiseur.se. Dans cet écrin bucolique, Lucas Delangle métamorphose peu à peu son naturalisme en fantastique allant jusqu’à déstructurer l’image lors d’un cauchemar anamorphique où les ombres des branches emprisonnent le corps d’Elsa. Le cinéaste laisse surgir la part de monstruosité, figuration des désirs et des peurs enfouis sans jamais perdre son élégante quête curative. S’il y a un miracle, il réside dans la révélation d’un amour absolu permettant aux protagonistes de vivre une vie sans limite dans une recherche inaltérable de lumière. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien