De nos jours… : Ce qu’il reste de « nous »

76e Festival de Cannes
Film de Clôture – Quinzaine des Réalisateurs
Sortie le 19 juillet 2023

Durant une journée d’été au ciel couvert dans la capitale sud-coréenne, deux rencontres prennent place simultanément. D’un côté, Sangwon (Kim Min-hee), une actrice en retrait de l’industrie cinématographique, retrouve sa cousine Jisoo (Park Miso) qui rêve, à son tour, de devenir actrice. De l’autre, le poète Hong (Ki Joobong) accueille un jeune acteur en formation, alors qu’il est lui-même suivi par une jeune documentariste réalisant son projet de fin d’études sur lui. Alors que chacun·e endosse à sa manière son rôle exigé de mentor – maladroitement pour Sangwon et philosophiquement pour Hong, De nos jours… tisse discrètement des liens entre les deux personnages. Par un habile jeu de parallélismes, iels partagent des habitudes communes : un goût pour les siestes prolongées, l’ajout de gochujang (pâte de piments coréenne) dans les ramyuns (nouilles instantanées). Leur histoire commune (Sangwon est-elle la fille partie de Hong ? Hong est-il l’artiste qui a inspiré Sangwon ?) s’écrit, dans la temporalité fragile du montage, à travers ces vestiges comportementaux d’un passé commun. Baptisé de manière équivoque « Nous », le chat de Jungsoo (Song Sunmi) – amie qui héberge Sangwon – symbolise, par sa soudaine disparition, la possible fugacité des choses qui peuvent être perdue.  

Avec De nos jours…, le cinéma de Hong Sang-soo continue sa quête d’une pureté cinématographique. À l’instar de cette documentariste Kijoo (Kim Seungyun) qui filme des scènes de vie de Hong pour agrémenter son œuvre, Hong Sang-soo observe dans le quotidien ce qui forge imperceptiblement les vies de ses personnages. Pour Kijoo et Jaewon (Ha Seongguk) – le jeune acteur, leur rencontre fortuite chez le poète semble être la naissance possible d’un amour qui ne pourra éclore, après leur disparition au détour d’une ruelle, qu’en-dehors du cadre fictionnel de l’œuvre. Avec minimalisme, ce cadre se restreint aux deux appartements de Jungsoo et de Hong – puisque même les plans extérieurs ont toujours l’une des portes d’entrée comme point de fuite. L’intérieur, comme espace sacralisé de parole, se détache alors d’un extérieur annihilé par un travail de surexposition lui conférant une blancheur opaque. Comme dans Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo guide le regard du spectateur·trice afin qu’iel puisse saisir la richesse du réel. Ici, Sangwon s’accroupie à deux reprises : une fois pour flatter « Nous » et une autre fois pour admirer une plante. En se rapprochant du sol, elle observe et appréhende le monde autrement allant jusqu’à créer une connexion singulière avec une fleur au discours motivant.  

Dans De nos jours…, Jaewon annonce que son projet est de « vivre sans mentir » et d’avoir la « vérité comme fondement ». Si cette volonté peut paraître naïve, elle fait écho aux conseils de Sangwon sur le métier d’actrice. Il est nécessaire d’ « enlever toutes les couches [de son moi] » pour atteindre une sincérité de jeu, voire d’être. Lassée, l’ancienne actrice refuse de se perdre à nouveau dans la vacuité d’une pratique qui la réduit à n’être, comme un produit, qu’une facette monolithique d’elle-même. Éloges suprêmes pour les artistes mis·es en scène par Hong Sang-soo de la poésie de Hong au jeu de Kilsoo (Kim Min-hee) dans La Romancière, le film et le heureux hasard, les notions de pureté et de sincérité sont constitutives de la démarche du cinéaste. Jusqu’à la direction d’acteur·trice, la frontière entre réalité et fiction se veut la plus poreuse possible. En refusant l’illusion, le cinéma de Hong Sang-soo ne veut pas documenter le réel, mais affirmer sa force narrative. Il se plie au hasard, si cher au cinéaste, qui régit une vie qui « suit son cours sans se soucier des raisons » imaginées par les hommes, comme l’annonce Hong. Seul sur sa terrasse, cet alter-ego de Hong Sang-soo clôt De nos jours… dans une forme d’apaisement, celui d’accepter son irrémédiable mortalité (en buvant et fumant à l’encontre des recommandations des médecins).

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Retour à Reims (Fragments) : la vitale renaissance politique du prolétariat

74e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Sortie le 30 mars 2022

Dans l’essai sociologique de Didier Eribon, Jean-Gabriel Périot trouve un point d’ancrage à un discours cinématographique sur le monde ouvrier français de l’après-guerre à nos jours. Ici, les fragments de Retour à Reims sont des épisodes biographiques, choisis par le cinéaste, de la trajectoire sur trois générations de la famille Eribon, dont la destinée a été tracée, voire muselée, par une suite de déterminismes sociaux. À travers sa famille (et la distance acquise par son statut de transfuge de classe), le sociologue produit une réflexion microsociologique intime qui illustre, par la banalité de la reproduction sociale, le portrait d’une classe sociale tout entière. En juxtaposant aux observations d’Eribon des entretiens audiovisuels contemporains, Jean-Gabriel Périot participe à ce changement d’échelle. En effet, entre le témoignage sociologique d’Eribon – interprété par Adèle Haenel – et les aveux des ouvrier.e.s issus des archives de Périot, un discours de la domination économique dans la France du XXe siècle émerge et cristallise une résilience commune, presque inhérente, face à un désespoir et une précarité partagés.  

Ce sentiment d’appartenance à la communauté ouvrière est justement ce qui passionne Jean-Gabriel Périot. Retour à Reims (Fragments) marque alors les bordures rhétoriques d’un groupe social dont l’existence collective est le seul rempart à l’invisibilisation individuelle. La beauté du documentaire réside dans la représentation politique qu’il (re)donne à ces hommes et ces femmes proclamant ensemble, uni.e.s par le montage de Périot, la dignité inéluctable du monde ouvrier. Dans la France d’après-guerre, cette dignité résonne à travers le Parti communiste français (PCF). Or, l’échec de la Gauche institutionnelle (cf. la désillusion des deux septennats de Mitterrand et la déception du quinquennat d’Hollande) ébranle profondément l’identité ouvrière. Ainsi, l’extrême-droite devient le porte-parole d’une classe populaire meurtrie et nourrie par un racisme ordinaire – reposant sur l’illusoire besoin de l’ouvrier.e blanc.he d’exprimer une supériorité quelconque.

Avec la même rigueur méthodologique que le sociologue, Jean-Gabriel Périot documente la montée de cette dérive nationaliste. Cependant, le cinéaste refuse ce constat et propose, non sans emphase, un épilogue militant. De fait, Retour à Reims (Fragments) retrace également l’histoire de la représentation audiovisuelle du monde ouvrier : du noir et blanc des pellicules anonymes ou célèbres (de Zéro de conduite [Jean Vigo, 1933] à Chronique d’un été [Jean Rouch et Edgar Morin, 1961]), Périot conduit le.a spectateur.rice jusqu’aux images en haute définition des manifestations des gilets jaunes. Il dresse le portrait poétique d’un militantisme populaire, encore présent dans l’inconscient collectif, qui doit se reconstruire en dehors d’un populisme opportuniste. À l’instar de la joie – rapidement éteinte – d’un père de famille au moment de l’élection de François Mitterrand en 1981, il est nécessaire de pouvoir (ré)apprendre à ses enfants le verbe vivre (tristement supplanté par survivre) et la manière de le conjuguer à l’indicatif.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Vivre et Chanter : Pour la beauté du geste

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72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 20 novembre 2019

La modernisation intensive des espaces urbains chinois imprègne ardemment son cinéma qui témoigne de la paradoxale paupérisation de ces villes « modernes » (Argent Amer, Wang Bing, 2016) ou encore des imaginaires écrasés par l’uniformisante monotonie de ses tours bétonnées (An Elephant Sitting Still, Hu Bo, 2018). Cependant, peu de cinéastes, à l’exception du documentariste français Hendrick Dussolier (Derniers Jours à Shibati, 2018), s’écartent d’un discours cinématographique, certes remarquable, sur cette moyennisation forcée de la société chinoise. Avec Vivre et Chanter, Johnny Ma ouvre alors une nouvelle voie, politique et artistique, qui prône la survivance d’une population et d’un art populaire.

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Lors d’une séquence dramatique, le cinéaste sino-canadien étire son plan, à l’aide d’un lent travelling arrière, des gestes codifiées d’une représentation d’opéra traditionnel du Sichuan (variante davantage chantée que celui chinois) à ceux répétitifs d’ouvriers détruisant à coup de masse un immeuble adjacent. Vivre et Chanter joue ainsi sur une double définition de « tragédie » : d’un côté, celle onirique et flamboyante des histoires légendaires transmises par l’opéra lors de scènes de captation réelles ; de l’autre, celle de l’annihilation programmée des quartiers populaires aggravée par le recours au ralenti. En ouvrant son récit par un numéro de jeunes danseuses influencées par la C-Pop, Johnny Ma narre une lutte perdue d’avance face aux attraits de la modernité : les membres de la troupe s’adonnant tour à tour à des spectacles plus lucratifs (chanteuse dans un cabaret, numéro de masques proche de la prestidigitation). Cependant, l’œuvre trouve sa singularité dans une nuance constante du discours, notamment sur cette question de la modernité avec cette grand-mère redonnant sourire et motivation à la troupe en dansant devant une vidéo montrée sur une tablette.

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Cette ambivalence se retrouve également dans les personnages et leurs motivations. Vivre et Chanter dépeint des personnages complexes, loin de toutes caractérisations monolithiques souvent l’apanage des récits de « David contre Goliath », à l’instar de la cheffe de le troupe, Zhao Li, dont la détermination à maintenir ses spectacles dans la pure tradition opératique chinoise n’a d’égale que son aveuglement. L’œuvre ne prend jamais parti entre l’attachement à l’art (symbolisé par Zhao Li) et la nécessité de survivre économiquement (figurée par les autres personnages). Ce réalisme psychologique réside assurément dans l’implication de cette troupe réelle, dont les membres reprennent chacun leur propre rôle, au processus d’écriture.

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Enfin, la réussite de Vivre et Chanter repose aussi sur l’absence d’un antagoniste désigné avec cet évanescent chef des affaires culturelles qui cristallise aussi bien les espoirs que les peurs de Zhao Li. Par cette omission, l’œuvre évite les écueils du drame social et évoque judicieusement l’aveuglement des autorités chinoises. La force politique du discours de Johnny Ma réside alors dans la sublimation du geste opératique comme seul refuge (pour ces spectateurs âgés venant tous les jours) et unique ressource (pour les fantasmagories mentales de Zhao Li) à l’imaginaire. À la manière de ces « deus ex machina » faisant irruption dans le récit sous la forme de cet oracle que Zhao Li nomme « Le Gnome », Vivre et Chanter se métamorphose progressivement en opéra faisant fi du réel pour lui préférer un surréalisme resplendissant.

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En se concluant sur une séquence chantée réunissant à nouveaux les membres de la troupe, Johnny Ma sacralise une dernière fois la solidarité entre les différents protagonistes, comédiens comme spectateurs, du récit. Sous des airs naïfs, Vivre et Chanter est une œuvre politique justement parce qu’elle choisit de se défaire du politique pour ne garder en son essence que l’art et sa pratique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Give Me Liberty : Les détours du rêve américain

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 24 juillet 2019

Au sein de l’Eisenhower Center, foyer de vie pour des adultes handicapés, Gregory Merzlak peint, de manière compulsive, des arbres colorés aux ramures innombrables. Pareillement, Give Me Liberty explore les décisions multiples d’un conducteur de minibus transportant des personnes handicapées auxquelles s’ajoutent un groupe de personnes âgées slaves devant se rendre aux funérailles d’une voisine. En permanence en retard, le personnage de Vic (Chris Galust) surgit perpétuellement, d’une séquence à l’autre, traçant son parcours tumultueux dans les rues de Milwaukee (Wisconsin) barricadés face aux protestations de la communauté afro-américaine. À la manière de cette séquence lyrique où le protagoniste s’égare dans un bâtiment dont les murs sont couverts des dessins de Merzlak, l’œuvre explore le labyrinthe mental et social de l’Amérique contemporaine.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Bien qu’omniprésent, le personnage de Vic est pourtant en dehors de toute narration. Kirill Mikhanosky le construit comme un pur agent de montage permettant de créer une cohésion narrative aux différentes séquences de Give Me Liberty. Le long-métrage élaborant un jeu de détours, au sens littéral comme figuré, au sein de communautés stigmatisées : la communauté noire et celle issue de l’immigration russe. D’un enterrement soviétique burlesque à un concours de talent couronné par une reprise vigoureuse de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, l’œuvre expose, en filigrane, un regard politique sur une Amérique portée par des marginaux, déclassés ou prolétaires. Le cinéaste unit, à travers son minibus, des espaces et des individus absents, voire omis, de la société américaine particulièrement depuis le marasme entraîné par l’élection de Donald Trump.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Ainsi, Give Me Liberty offre un espace de parole, singulier dans le paysage cinématographique étatsunien, à ces corps ignorés. L’œuvre s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur les confessions d’un homme noir tétraplégique, dont Vic allume les cigarettes, qui est à la fois une figure paternelle et philosophique. Kirill Mikhanovsky recueille la parole de ses personnages, double cinématographique de leurs interprètes non-professionnels respectifs, sans établir de hiérarchie ou imposer une certaine rentabilité narrative. De la sorte, le discours tournant à vide de l’aveugle en surpoids – premier passager de l’éreintante journée de Vic – est saisi dans son entièreté alors même que Vic quitte le plan, pour aller chercher le minibus, laissant ce personnage saisir, par son omniprésence, l’absolue attention du spectateur.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Cette liberté, réclamée dans le titre, habite également les choix formels utilisés par Kirill Mikhanosky pour raconter, à travers des bribes de récit, sa propre histoire, celle d’un jeune immigré russe dont Vic est l’avatar resplendissant de jeunesse et de vitalité. Caméra à l’épaule, le cinéaste construit une esthétique du chaos jouant sur la brutalité de l’image, comme support et moyen de la violence. Il retranscrit ainsi parfaitement l’effervescence de ces communautés fédérées par une même précarité, mais unies par une même allégresse (autour de chants folkloriques ou urbains, de beuveries). D’ailleurs, lors d’une séquence d’émeute anxiogène de la communauté noire face à l’arrestation arbitraire d’adolescents noirs, Mikhanosky déconstruit la matérialité, image, par le biais du noir et blanc, pour tendre vers une tragique abstraction harmonisant les corps dans un même mouvement et une même souffrance.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Enfin, Give Me Liberty séduit par cette volonté, trop rare, de bâtir un cinéma faisant fi d’une efficience scénaristique, à l’instar de l’intrus magnifique qu’est le personnage de Dima (Maxim Stoyanov), arnaqueur sans véritable but annoncé neutralisé par un coup de foudre à la moitié de l’œuvre. Kirill Mikhanosky propose une vision de la liberté, habituellement cantonnée – et maintes fois affadie – à un retour à la nature, ancrée dans une réalité concrète et menaçante. Il trace, dans le cinéma américain (avec le pourtant dissemblable Sorry to Bother You de Boots Riley sorti également en 2019), la voie d’un lyrisme désabusé qui révèle le maintien d’un rêve américain humaniste au sein d’une Amérique bringuebalante et bricolée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Poesia Sin Fin : L’art pour les Nuls

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

69e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale: 5 Octobre 2016

Avec Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky poursuit le tournant autobiographique de sa cinématographie déjà entamé avec sa Danza de la Realidad (2013). En plus de faire corps l’une avec l’autre – comme le montre la répétition de la scène finale de cette dernière en ouverture de celle-ci –, les deux œuvres sont nourries par un même regard vers l’inconnu qu’il soit géographique (Santiago), artistique (la Poésie) ou mental (le passage à l’âge adulte). Poesia Sin Fin est le chapitre de la réalisation de soi impliquant ainsi la nécessaire disparition des parents auparavant omniprésents : il faudra tuer le père et dépasser la mère qui, en figure œdipienne, devient une muse et une amante jouée par la même actrice, Pamela Flores. L’entrée de Jodorowsky dans l’âge adulte n’est pas l’occasion d’un récit initiatique classique – puisque les questionnements intimes propres à l’adolescence sont évoqués puis omis au détour d’une ellipse –, mais plutôt un conte sur l’émergence de la création chez l’auteur. Pourtant, la poésie en tant qu’art littéraire est absente de Poesia Sin Fin, seulement entraperçue à travers des vers inventés « sur le terrain ». La poétique, chez Jodorowsky, est uniquement un acte synthétisé par l’envie de ses personnages de marcher droit coûte que coûte et quels que soient les obstacles.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Le cinéma du réalisateur chilien se veut être un acte – dans une acception philosophique –, une capacité d’agir sur la mémoire pour prôner une guérison mentale. Il pose alors la problématique du souvenir, comme résurgence impossible du passé dans un présent fluctuant, en décidant de tourner sur les lieux exacts des évènements qu’il présente ici. Jodorowky choisit judicieusement de ne pas tomber dans l’illusion de la reconstitution dès les premières images de Poesia Sin Fin en tendant des photographies en noir et blanc sur les façades pour montrer le passé. Il joue ainsi sur la superposition des temporalités en ayant pleinement conscience de la limite du cinéma : son incapacité à (re)créer un réel dans son entièreté. Il démontre une croyance dans un au-delà de l’image à l’instar d’un Rohmer dans Perceval le Gallois (1978) qui refusait de présenter des arbres qui n’auraient pas assisté véritablement aux faits. En conséquence, Jodorowsky organise plutôt un jeu sur la mémoire en préconisant un embellissement du réel, de son réel, pour retranscrire non plus le véridique, mais le souvenir. Une volonté amplifiée dès la production en se voulant une entreprise familiale. En jouant respectivement leur grand-père (Brontis Jodorowsky, excellent) et leur père (Adan Jodorowsky, hésitant), les fils du cinéaste ajoute une nouvelle couche mémorielle, celle générationnelle.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

« Sans être beau, tout devient beau » annonce Jodorowsky dans le livret du film pour montrer que son cinéma doit provoquer une crise positive, une sublimation de la conscience de soi. Or le soi ne peut être ici, par le principe même du film, que Jodorowsky lui-même. Sans tomber dans un narcissisme gratuit – notamment en prenant une position de conteur de sa propre vie en apparaissant âgé –, le cinéaste fait de Poesia Sin Fin un univers mental personnel, voire individuel, qui ne se laisse que faussement pénétrer. Il troque le sens de son récit contre un pseudo-manifeste artistique qui ne fonctionne pas. Le personnage de Stella Diaz (Pamela Flores), muse-poétesse, affirme qu’ « un poète n’a pas à se justifier ». Or la question n’est pas à la justification, mais la capacité à rendre englobant un monde personnel. En voulant apporter du poétique au réel, Jodorowsky oublie que la poésie n’est pas uniquement un cheminement en dehors du sens – comme faculté de percevoir – et encore moins une position apolitique (d’autant plus s’il veut se jouer de la norme) opposée catégoriquement au réel qui n’apparaît que finalement dans la marche, hitlérienne, d’Ibanez sur la capitale chilienne.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Poesia Sin Fin se lit progressivement alors comme une sorte de sacrifice artistique sur l’autel du surréalisme. Jodorowsky canonise, à tort, la provocation comme un acte poétique. Il est navrant de voir le cinéaste chercher par tous les moyens une position d’artiste contestataire d’une norme qu’il s’impose paradoxalement lui-même. Il affadit ainsi son potentiel discours en cherchant l’effet, celui de provoquer, avant même d’en comprendre la cause. Jodorowsky se noie dans une surenchère d’effets comme le montre le rapport, faussement débridé, à la sexualité dans le film qui additionne une tentative de viol sur le poète par des hommes, un rapport avec une naine ayant ses règles, une nudité gratuite des multiples acteurs ou encore des symboles phalliques sur-signifiants – à l’instar du pénis en néon –. Poesia Sin Fin est, par conséquent, à l’image du personnage de Stella Diaz : une entité travestie – voire clownesque – plus qu’originale, une œuvre dénaturée plus que poétique.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

De la même manière que dans La Danza de la Realidad où la mère – toujours présente – chantait au lieu de parler, Poesia Sin Fin se pressent comme un film-manifeste défendant un art total. Jodorowsky réalise une œuvre fourre-tout dans laquelle il tente, tant bien que mal, de caser une multitude de mini-représentations à la manière, dépassée, des vaudevilles américains. Il présente ainsi un ballet durant une séance de tarot, un spectacle de marionnettes, un carnaval ou encore une performance de clowns. Néanmoins, l’entreprise est factice en cherchant le spectaculaire, voire un insolite exacerbé, plus que l’art en lui-même. Il serait, cependant, injuste de ne pas remarquer un concept intéressant dans ses silhouettes noires, inspirées du théâtre kabuki, qui apportent aux personnages les objets dont ils ont besoin. Mais, le principal danger de Poesia Sin Fin est de promouvoir paradoxalement un affadissement de l’artiste, et de sa posture, en affirmant une vision caricaturale de l’artiste. Cela se joue principalement dans la séquence de présentation des locataires de la maison des artistes de Santiago qui prône un artiste forcément sexué (le peintre baisant littéralement avec la peinture) et destructeur (le pianiste anéantissant son instrument).

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

A la manière de ces artistes – « poly-peintre » ou « ultra-pianiste » – de pellicule, Jodorowsky s’octroie sa propre unicité. Il se focalise alors uniquement sur l’apparence que prendra son « coup d’éclat » pour ne livrer qu’une œuvre certes léchée, mais finalement assez vide.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Les Cowboys : Pas de Cowboy sans Indien

Les Cowboys, Thomas Bidegain

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs

Dans une prairie française aux allures de Midwest américain, des familles se retrouvent pour un rassemblement de country-western. Les chapeaux sont vissés sur les têtes, les ceinturons habillent les pantalons, les différents stands sont montés et les banjos résonnent. Alain (François Damiens) est appelé à chanter quelques couplets sous les applaudissements de sa famille puis à danser avec sa fille. Dans cette reconstitution fantasmée de l’Amérique, le bonheur affleure alors même qu’aucun dialogue n’a encore été prononcé entre les personnages. Tout est ainsi factice, de la photographie publicitaire aux sentiments échangés, pour mieux cacher l’incommunicabilité des êtres. Dans cette parenthèse utopique, Kelly s’évapore d’abord pour rejoindre son petit-ami Ahmed, dont la famille ignorait l’existence, puis pour partir faire le djihad. Ce qui intéresse alors Thomas Bidegain (scénariste des derniers films de Jacques Audiard) pour son premier film, c’est de propulser une famille lambda aux milieux des enjeux mondiaux, ceux de la Grande Histoire.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Le parti-pris des Cowboys est alors de traiter la recherche de cette fille disparue comme un western. La caméra devient le support des illusions mentales d’Alain. Il voit dans cet événement tragique la possibilité d’avoir sa propre conquête de l’Ouest, celle de l’Orient, en parcourant les paysages munis de son chapeau et de son destrier motorisé. Il entre notamment dans Charleville-Mézières comme dans un territoire comanche regardant depuis sa voiture les « Indiens » avant de prendre le courage de rentrer dans un campement où les tentes se sont transformées en caravanes. S’il joue au cowboy, c’est uniquement son fils, Kid (Finnegan Oldfield) qui en deviendra un. C’est lui qui monte véritablement à cheval. C’est lui qui fume littéralement le calumet de la paix avec les Talibans. Les Cowboys repose ainsi sur le dépassement de son propre imaginaire pour catalyser sa propre violence : de celle explosive du père à celle contrôlée du fils.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Néanmoins en faisant de Kelly un corps absent, Thomas Bidegain se refuse toute compréhension ou explicitation des raisons qui poussent une jeune lycéenne des Ardennes à partir faire le djihad dans les années 1990. La moindre réflexion est annihilée par une temporalité volontairement déstructurée autour d’ellipses évinçant les prises de décision, les retours sur soi ou encore le moindre discours. Pour seoir à son spectateur, Les Cowboys préfère miser sur le pathos familial avec les sempiternelles scènes de disputes, de cris ou de larmes accompagnées évidemment d’une musique grandiloquente. L’œuvre se sabre au profit d’une sorte de pensum subjectif porté par des personnages sans enjeu politique et/ou social. Si Bidegain choisit de mettre en avant les codes du western, il en prend également les nocifs schémas scénaristiques d’avant la révolution de la fin des années 1960  sur la place des Indiens portée notamment par Elliot Silverstein (Un homme nommé cheval, 1969) ou Arthur Penn (Little Big Man, 1970).

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Thomas Bidegain cantonne les Arabes à n’être que des tâches hostiles dans l’arrière-plan comme les silhouettes sur les toits des cités d’Anvers. Ainsi lorsqu’un Arabe parvient enfin à prendre la parole en invitant Alain chez lui pour lui parler de ses conditions de vie, ce dernier lui répondra : « J’en ai rien à foutre » ! Si ce refus de misérabiliste peut être louable, il montre bien l’occidentalocentrisme de l’œuvre. On retombe alors dans le problème du point de vu qui émanait d’American Sniper (Clint Eastwood, 2015). La barbarisation orchestrée par les personnages occidentaux (« sauvage », « jeu d’Arabe ») se distille alors insidieusement dans la mise en scène avec une accentuation de l’horreur des sociétés arabes comme ce pendu laissé toute la nuit. La seule beauté serait alors uniquement les paysages comme laisse entendre le personnage pesant et grotesque de John C. Reilly.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Cette prise de position choque d’autant plus qu’elle continue lorsque l’intrigue passe sous l’égide de Kid, censé être véritablement cowboy parce qu’il considère les Indiens comme le montre grossièrement la scène finale où il construit un arc. En effet, la deuxième partie du film fait passer les Arabes de terroristes à peuples miséreux à aider. L’Occidental devient alors l’homme providentiel sauvant la veuve et l’orphelin de l’injustice des lois locales. L’Arabe chez Bidegain n’a le choix qu’entre participer à la violence contre l’humanité (occidentale, évidemment) ou subir l’horreur de sa condition. Il suffit de voir le traitement du personnage de Shazhana (Ellora Torchia) – jeune femme « sauvée » pour le réalisateur, arrachée à sa société pour d’autres – pour comprendre la position messianique donnée à cette famille ouverte d’esprit, car prenant littéralement chez elle une « ennemie » dont le seul malheur serait de parler arabe et de porter un voile.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Ainsi, c’est le traitement cinématographique de l’œuvre qui est sujette à polémique : Comment représenter, et faire exister, l’autre ? Comment ne pas se laisser dépasser par la vision racisée de son personnage ? Les Cowboys ne répond à aucun des enjeux qu’il pose en préférant, comme dans les scénarios de Bidegain pourJacques Audiard (Deephan), voir ses personnages souffrir que comprendre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Much Loved : La Femme comme Richesse

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 16 septembre 2015

Depuis sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, Much Loved doit faire face à la croisade politico-médiatique que lui assène le gouvernement marocain. Censurée uniquement à partir d’extraits, l’œuvre de Nabil Ayouch ne nuit aucunement à la femme marocaine devenu soudainement un enjeu sociétal et moral pour le royaume. Elle s’inscrit pleinement dans la filmographie d’un réalisateur s’évertuant à donner une voix aux laissé.e.s-pour-compte de son pays (cf. Les Chevaux de Dieu en 2012). À travers le destin de prostituées, le cinéaste dresse le portrait de certaines femmes issues de milieu précaire cherchant un moyen de subsister en profitant, comme elles le peuvent, des retombées touristiques sur lesquelles repose l’économie du Maroc. Égratignant le vernis de l’administration de Mohammed VI, Much Loved symbolise ainsi parfaitement le paradoxe d’un Etat perdu entre sa volonté de respectabilité – autant sur le plan religieux qu’international – et sa position de plaque tournante des marchés noirs (drogue, prostitution). La force de Nabil Ayouch réside dans le choix d’exposer cette schizophrénie sociétale par un cinéma frontal et cru. Un parti-pris d’autant plus corrosif qu’il permet de dépasser aussi bien la mystification fictionnelle des long-métrages portant sur le monde de la nuit et ses corruptions que les écueils du cinéma social bien trop souvent misérabiliste.

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Les prostituées d’Ayouch sont le fruit d’une réalité tangible, celle de la société marocaine, qu’elles personnifient à elles-seules. Par le biais de séquences en voiture, elles s’insèrent dans le dualisme des paysages urbains marocains allant du bric-à-brac des quartiers pauvres de Marrakech au bling-bling des soirées en boîte de nuit ou de celles privées de riches touristes. Sans jugement, le réalisateur marocain construit des personnages complexes qui disposent d’une réflexion propre sur la société qui les entoure. Ces figures féminines ne sont pas des marionnettes, encore moins des victimes. Elles jouent un rôle dans un monde nocturne servant d’exécutoire aux dominants et d’accès aux dominé.e.s. Œuvre féministe, Much Loved ne regarde pas la Femme comme un objet filmique pétri de morale et/ou de sentimentalité, mais rend hommage à leur jeu de séduction et de manipulation qui empêche le reflet de réalité fantasque qu’elles se créent et qu’elles vendent. Elles sont ainsi des entités non-monolithiques amenant par un langage vulgaire, au sens aussi de populaire, une amère ironie sur leurs conditions précaires. Nabil Ayouch livre avec Much Loved une œuvre paradoxalement empreinte d’une certaine jovialité saluant la résilience des femmes marocaines.

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La démarche réaliste de Nabil Ayouch ne pouvait pas être entière en masquant la réalité des orgies nocturnes marocaines qui sont le gagne-pain de ses protagonistes. Faut-il désapprouver un réalisateur ne choisissant pas d’affadir son propos de peur de choquer des institutions moralisatrices ? Faut-il participer à l’invisibilisation systémique des travailleuses du sexe ? Il est curieux de reprocher à un long-métrage sur la prostitution de parler et de montrer la prostitution. D’autant plus que Much Loved ne penche jamais vers une « impudeur » gratuite. Ici, le sexe n’est jamais central, car l’intérêt du cinéaste réside dans la maîtrise des corps et les mécanismes de séduction utilisés par les prostituées. L’acte, non montré, n’est que l’aboutissement d’un ballet sensuel des chairs ayant pour unique finalité d’assujettir le client et d’inverser les rôles de dominant.e et de dominé.e. Ces femmes se métamorphosent alors sans cesse au gré des clients. Par l’usage de leur corps et de leur voix, elles jouent différents archétypes masculinistes : la prostituée sauvage, la prostituée romantique, la prostituée lesbienne ou encore la prostituée provinciale.

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

Avec Much Loved, la Prostituée se libère du schéma de soumission misérabiliste que lui assène le cinéma mondial. Nabil Ayouch s’attache à retranscrire avec justesse la position sociale ambiguë de ces femmes – surtout dans la société marocaine. À l’instar de Noha (Loubna Abidar, éblouissante), elles oscillent entre une répulsion dictée par les codes moraux et un attrait économique aussi bien pour leurs familles que l’Etat. Véritable manne financière de la royauté, ces femmes sont le « pétrole » du Maroc – comme l’analyse avec ironie Noha – attirant un tourisme sexuel aussi bien arabe qu’européen. Le Marrakech d’Ayouch devient alors une sorte de Babel assouvissant les fantasmes des hommes. Néanmoins, les femmes trouvent par ce biais une certaine échappatoire à la misère qui les touche. Rare porte de sortie pour les couches les plus démunies, la prostitution permet une élévation sociale (une prostituée réussissant à ouvrir son salon de coiffure) ou un désenclavement (Hlima quittant sa province). Personnage marginal par excellence, la prostituée de Much Loved s’insère dans la société qui l’a vu naître en se présentant comme Sainte contemporaine, hébergeant et nourrissant les plus démuni.e.s.

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À l’opposé de ses détracteurs pudibonds, Much Loved rend ses lettres de noblesse à la figure de la Prostituée en donnant un visage et une force à ces femmes faisant le commerce de leur corps au Maroc. Ne louant pas une « perversité féminine », l’œuvre de Nabil Ayouch replace la prostitution dans un système patriarcal profitant des femmes : d’un côté, le désir des hommes ; de l’autre, le travail des femmes.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Touristes: La cavale grotesque

Critique de la Projection Presse – Le film sort le 26 Décembre 2012
Merci au Site Critique-Ouverte qui m’a fait confiance.

Un nouvel adepte de la vulgarisation de la violence émerge cette année : Ben Wheatley. Un réalisateur au potentiel certain qui se définirait comme un Tarantino au service de sa majesté avec tout l’humour anglais qui en découle. La violence chez Ben Wheatley est une force à part entière qui germe en chaque individu mais où le passage à l’acte dépend plus de circonstances extérieures que d’une volonté intérieure. Il se sépare alors de son homologue américain qui a certes vulgarisé la violence comme un simple acte brut et animal, mais qui continue cependant à l’enfermer dans des sphères de violence prédéfinies : mafieux, tueurs. L’univers de Wheatley nous place devant la « vraie » violence, celle qui surgit sans vraiment savoir pourquoi et qui touche des gens qui en sont habituellement totalement exclus. « Kill List », son premier film parvenu en France (sortie le 11 Juillet dernier), nous permettait de suivre d’anciens agents spéciaux devenus des mercenaires. Ils font partis des sphères de violence, mais leurs actions s’expriment dans des milieux qui excluent la violence : gens lambda, milieu clérical. « Touristes » est aux antipodes de l’univers froid et sombre de « Kill List » mais la notion de violence crue et stupéfiante est poussée à l’extrême. Des personnes d’une banalité déconcertante se voient propulser dans une spirale de violence qui leur donne enfin l’impression de vivre. C’est là que l’humour anglais s‘exprime, Ben Wheatley désossant le film de cavale romanesque. Les bolides de Bonny & Clyde deviennent de dérisoires caravanes kitch au possible, l’amour passionnel et interdit de « La Ballade sauvage » de Terrence Malick est tourné en dérision à travers ce couple de ratés. La marginalisation crée autour de ces héros de cinéma une aura séduisante. Mais devenue extrême banalité, les personnages de Wheatley sont des anti-héros du quotidien.

Touristes, Ben WheatleyChris et Tina ne sont en rien des personnages de cinéma, des personnalités que le spectateur aurait envie de suivre. Pourtant, c’est avec choix étonnant que le film démarre pour se transformer en un périple macabre. L’ouverture du long-métrage est significative de l’univers insignifiant et ordinaire dans lequel nous plongeons. Une vielle femme qui aboie en hommage à sa chienne, et seule amie, morte dans une maison ensevelie sous les photographies ringardes de ce membre de la famille particulier. Entré dans la basse classe moyenne anglaise, le spectateur découvre un personnage effacé : Tina, sorte de Tanguy au féminin. 34 ans, femme-enfant, fan de tricot, et toujours sous le toit maternel : un exemple de réussite par excellence. Malgré cela, la voilà entichée d’un roux à barbe du nom de Chris. Un duo de choc parti à la conquête d’un monde réduit à la campagne anglaise à traverser en caravane pour visiter les musées du tramway ou du crayon comme on découvrirait des temples incas. Etant des clichés de touristes, ils parcourent le patrimoine anglais muni de k-ways de couleur. Le spectateur se rend alors compte qu’ils sont devenus attachants, à l’image d’enfants errant sur une aire d’autoroute et admirant la grandeur du monde. C’est une métaphore que nous retrouvons lorsque Tina achète suite à un désir enfantin un énorme crayon et écrivant une lettre comme une enfant, elle donne l’impression de n’être pas faite pour ce monde trop grand pour elle. Leur idéal est simple : devenir maître de leur destin restant d’éternels mineurs. Souhaitant « être craint et respecté » comme la représentation chevaleresque de l’homme. Mais le décalage se fait déjà par leur couple bien ancrée dans les relations sexuelles de l’âge adulte. De ce couple-là, les scénaristes en sortent des tueurs.

Touristes, Ben WheatleyLe film bascule par un accident qui coutera la vie à un de ses hommes sans conscience civique. Ceux qui dans la rue nous donne parfois des envie de meurtre. Est-il vraiment accidentel ? On ne le saura pas vu le sourire ironique qui apparaît sur le visage de Chris content d’avoir éliminé ce « porc avec des vêtements ». Chris amène ainsi la notion de meurtre, tandis Tina, par la suite, celle du chaos. Mais la justification de leur meurtre est simple, le couple est écrasé par les valeurs de respect autrui et du monde étant conditionnés par les règles qui structurent la société. C’est donc logique que pour remettre de l’ordre au chaos, il ne faut utiliser que le chaos. Ne sont-ils pas même plus courageux que nous qui rangeons nos passions meurtrières et accumulons des tensions ? Personne ne peut se targuer de ne jamais avoir eu envie de tuer quelqu’un, même un simple inconnu. Et c’est le talent de réalisateur de Ben Wheatley qui permet ce rapprochement entre ce que l’on veut faire et ce que l’on fait réellement. Il déstructure judicieusement les scènes de violence pour en accentuer une jouissance de la conscience. Il multiplie les plans, change les angles de caméra, accélère ou suspend le temps, y ajoute de la musique : il calque son modèle de perception à celui de l’esprit dans lequel tout est possible. Il suffit de voir cette course en caravane où les bruits sont exacerbés et la vitesse des « bolides » accélérée. Nous voyons la scène comme Tina et Chris la ressentent et l’imaginent sans doute quand ils y repensent, mais non comme elle s’est réellement déroulée. C’est cette exaltation de la vie, ce trouble du quotidien qui leur manquait et qui va les faire tomber dans une spirale mortifère : d’accidentel à volontaire, de motifs sociétaux à simple jalousie, de meurtres souhaités à gratuits. Une escalade de violence jouissive également pour le spectateur qui se délecte de ce passage à l’acte.

Touristes, Ben WheatleyLa réussite de « Touristes » réside surtout dans l’incursion d’un humour tourné vers l’absurde. Tout le décalage entre les actions et les personnages permet des scènes d’un humour fin et intelligent. Ces tueurs du dimanche arriveront à vous prouver que « Tuer, c’est écolo » ou que le tricot peut permettre de faire des dessous affriolants. Un humour noir et anglais qui rend à la comédie anglaise ses lettres de noblesse. « Touristes » est la mise en pratique même de la notion de catharsis de l’art d’Aristote, c’est un défouloir mental. « Touristes » ne ressemble pas à un autre film, il dégage une singularité dans son traitement des personnages et de la violence. Une réussite surprise qui devrait dynamiter les réveillons de noël bien trop tranquilles. 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

The We and The I: Martyrs, Tortionnaires et Adolescents

Le film sur l’adolescence est devenu une institution, un genre à part, qui regroupe tant l’humour gras de « American Pie » que les êtres déglingués de Larry Clark. Certains réalisateurs, adeptes du questionnement crucial du passage de l’adolescence, ont mis en avant des êtres qui se tournent soit vers la violence (« Elephant » de Gus Van Sant) soit vers l’adage Sex, Drugs and Rock’n’Roll (« Ken Park » de Larry Clark). Mais  Michel Gondry prend à contrepied cette logique d’un être exclu de la société. Ce n’est plus la marginalité qui effraye, mais tout simplement les relations qui dirigent la micro-société des lycéens. C’est en cela que Gondry ne pouvait choisir un meilleur tire, « The We and the I » démontre parfaitement que le groupe fait l’individu. Ce dernier n’est rien sans le groupe, il doit survire non par lui-même mais pour et dans une communauté. Il n’y aura pas ici le passage obligé d’une fin de l’innocence, d’une destruction des modèles parentaux. Michel Gondry n’est pas dupe, car instaurer ces passages dans son oeuvre aurait insinué qu’il y a aurait une once d’innocence dans un monde qui est régi par un darwinisme social. Il laisse de côté les héros stéréotypés pour plonger au coeur même d’une réalité qui se basant sur la banalité des êtres engage un réel questionnement.

The We and the I, Michel Gondry

Si « The We and the I » paraît le miroir fidèle d’une génération perdue, c’est que son réalisateur englobe son propos d’une mise en scène qui cerne au plus près les fondements de la vie lycéenne. On ne peut voir l’oeuvre de Gondry autrement que comme un huit clos où règlements de compte et effusions sentimentales cohabitent. L’idée du huit clos est une trouvaille intéressante qui sied parfaitement aux relations adolescentes. Une salle de classe n’est autre qu’un lieu fermé et un témoin d’une guerre silencieuse mais dévastatrice dans laquelle les bourreaux et leur proie coexistent froidement. Le Bus aurait alors pu apparaître comme une échappatoire, mais c’est le contraire qui s’opère. Le Bus devient le lieu où cette guerre n’a plus à être silencieuse. La route n’amène pas l’espoir et la liberté, mais reflète les rêves tant des brimés que des persécuteurs. Gondry survole ces rêves et leur donne un caractère illusoire en les faisant se chevaucher (par des trouvailles caractéristiques d’un Gondry bricoleur) ironiquement. Durant ce trajet vers l’enfer, les thèmes se succéderont tout comme les protagonistes. Il sera question d’exclusion, de tromperies, de sexe. Mais Gondry dépasse le modèle même du teen-movie en faisant tour à tour ses personnages bourreaux et tortionnaires. Chacun est une pierre angulaire de cette terreur étouffante. Il suffit de se focaliser sur le personnage de Michael pour comprendre la complexité de l’individu. Il sera bourreau, puis victime, confident et finira tout simplement en ami. Il est l’exemple même des ravages d’une communauté lycéenne sur l’individu. L’important est le paraître.

The We and the I, Michel Gondry

Gondry continue son immersion en traitant son sujet d’une façon documentaire. Ces acteurs amateurs nous font partager une partie d’eux même, on est spectateur de leur intimité. Ils ne jouent pas, ils vivent. Gondry nous rappelle le principe même du cinéma, celui d’entrer dans une intimité qui avant nous était interdite. L’intimité à l’ère du tout technologique passe également par les téléphones portables et les réseaux sociaux. Gondry s’intéresse alors à la puissance de ces derniers: un texto et une vie par en fumée. Il suffit de voir la souffrance de Teresa, son sentiment de rejet, de n’avoir pas reçu le message collectif, ou son visage s’illuminer quand enfin elle ressent les vibrations de son portable. Le réalisateur ne tarde pas à montrer un paradoxe de société numérique: bien que les sentiments et les sensations soient exacerbés, cette société fonctionne par une négation des faits naturels. Ils tentent d’exclure ce qui leur montre la vulnérabilité de leur vie. Le côté pathétique d’une mort annoncée par message et mis de côté témoigne de cette envie de croire en une vie éternelle ou du moins suffisamment longue pour pouvoir croire en ses illusions et tenter de les faire devenir réelles.

The We and the I, Michel Gondry

Gondry signe un oeuvre bouleversante qui pour une fois voit l’adolescence se mettre à nu et montrer ses travers sociaux.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent