N’attendez pas trop de la fin du monde : Docteur Jekyll et M. High Profit

76e Festival de Locarno
Prix spécial du jury
Sortie le 27 septembre 2023

En choisissant N’attendez pas trop de la fin du monde comme titre, Radu Jude maintient l’inimitable ton sarcastique qu’il porte sur une société roumaine, et par extension européenne, en perdition. Après les lumières artificielles du loufoque Bad Luck Banging or Loony Porn [2021], les couleurs s’évaporent pour laisser place à un noir et blanc annihilant toute variation lumineuse d’une journée sans fin. Le cinéaste suit l’éreintant parcours d’Angela (Ilinca Manolache), assistante de production, traversant Bucarest pour le casting d’une vidéo de propagande pour une multinationale autrichienne. Alors qu’elle récupère à l’aéroport Doris Goethe (Nina Hoss) – leur directrice marketing et descendante de Goethe, Angela se rappelle que ce dernier prédit, dans Poésie et Vérité, que l’individu obtient en abondance dans la vieillesse ce dont iel rêvait enfant. Alors même que Doris n’y croit pas et avoue n’avoir même jamais lu Goethe, Radu Jude crée subtilement une distinction philosophique entre riche et pauvre. Pour Angela, il est surtout question de pouvoir imaginer un futur, le sien, en dehors des logiques d’exploitation qui sont son quotidien. Comment concevoir d’avoir 70 ans lorsque son corps est déjà usé par le capitalisme ? 

Dans sa voiture, Angela lutte précisément pour ne pas s’endormir au volant et devenir l’une milliers de croix commémoratives qui longent les routes meurtrières de la Roumanie. Face à cette solitude, Radu Jude confronte celle d’une autre Angela (Dorina Lazar), protagoniste du long-métrage roumain Angela merge mai departe [Lucian Bratu, 1981]. Chauffeuse de taxi, elle sillonne Bucarest en se heurtant au sexisme et au classisme inhérents à la société roumaine. Cette vie fictionnellement dédoublée devient la contre-histoire d’un prolétariat invisible et invisibilisé. Radu décortique les images de Lucian Bardu, redonnant leur importance à des émotions fugaces trouvées sur le visage d’un·e figurant·e par l’utilisation de ralenti et/ou de zooms. Le cinéaste sait poser son regard sur cette banalité signifiante qui se retrouve dans les destinées des ouvrier·es handicapé·es suite à des accidents de travail que recherche l’Angela de N’attendez pas trop de la fin du monde. En choisissant Dorina Lazar pour jouer la mère d’Ovidiu (Ovidiu Pîrșan) – l’un des ouvriers, Radu Jude crée une filiation entre les deux œuvres et offre à cette femme la possibilité d’un avenir. Parmi ces âmes rendues insignifiantes – dans le sens qu’il leur est refusé socialement de faire signe, il dresse le portrait d’un pays défiguré par la corruption politique de l’élite roumaine (cf. le quartier d’Uranus détruit pour laisser place au mégalomaniaque palais du dictateur Ceaușescu) et européenne (cf. les forêts pillées par l’entreprise d’ameublement autrichienne). 

Cette violence symbolique s’infiltre jusque dans les esprits des classes populaires. Lorsque qu’Angela exprime à l’une des interviewé·es qu’elle ne se sent pas en sécurité dans le quartier où vit cette dernière, l’ouvrière lui rétorque que « le quartier est misérable, mais pas les gens ». Cette falsification médiatique du réel par les élites est justement au cœur du dernier plan-séquence de N’attendez pas trop de la fin du monde. Après une pré-sélection des ouvrier·es handicapé·es réfléchie par la hiérarchie, l’équipe de production filme des entretiens pour encourager, et se protéger juridiquement et publiquement, les ouvrier·es à mettre leur équipement de protection individuelle. Durant une trentaine de minutes, Radu Jude capte le glissement stratégique de la parole d’un monde ouvrier amoindri jusque dans sa chair vers un capitalisme vorace. Le réel ne devient qu’une représentation burlesque de lui-même, comme cet acteur pornographique qui souffrant d’une panne se remotive en allant chercher une excitation virtuelle sur Pornhub. Observateur infatigable de son époque, la virtualité chez Radu Jude permet aussi d’exploser les cadres de sa propre condition et de pointer avec férocité l’absurdité violente du monde. Sur TikTok – grâce à un filtre la rendant chauve et moustachue, Angela devient l’influenceur Bobita : un alter-égo vulgaro-misogyne, adepte d’Andrew Tate et de Poutine. Véritable catharsis comique, il lui permet de survire dans cette société où elle se sent « comme une astronaute sur une planète à l’atmosphère à 100% de pets ».

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Les 10 films de 2019 : L’art de la fièvre

À l’image des plans de Vitalina Varela, une nuit éternelle s’étend insensiblement, telle une malédiction, sur les différents protagonistes de 2019. Du sombre bidonville de Fonthainas chez Pedro Costa à une cité post-industrielle grisâtre du nord de la Chine chez Hu Bo (An Elephant Sitting Still), les Hommes errent dans les nimbes labyrinthiques de villes rendues vide d’espoir. Dans l’obscurité, les martyrs des mondes contemporains surgissent pour réclamer réparation, pour les femmes abandonnées de Mati Diop (Atlantique), ou narrer leurs blessures, pour les innombrables victimes des rabbins pédophiles de Bnei Brak de Yolande Zauberman (M). Face à la colère grandissante d’un monde gangrené par des inégalités systématisées, le cinéma érige en prophète les marginaux afin de bousculer l’ordre établi. Du Joker de Todd Philips au Les Misérables de Ladj Ly, la violence devient l’unique réponse politique d’un corps-cité qui joue, de manière anarchique, avec la peur bourgeoise de la foule discutablement théorisée par Gustave Le Bon (1895) et immanquablement réactivée par des pouvoirs politiques de plus en plus autoritaires.

Sans concession politique ou idéologique, les œuvres les plus percutantes de 2019 ont décortiqué les mécanismes pervers d’une Histoire écrite par des vainqueurs amnésiques (la participation de l’État roumain à la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » de Radu Jude) ou par des humanistes factices (la radiographie en parallèle des sociétés israélienne et française dans Synonymes de Nadav Lapid). Dans Still Recording, Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub déconstruisent l’instrumentalisation des corps syriens, autant par le régime assadien que par les médias occidentaux, et témoignent d’une nation qui cherche avant tout à se réconcilier avec elle-même. Toutes ces œuvres cristallisent un désir, voire une urgence, de revoir émerger une résistance politique et poétique au sein d’un cinéma mondialisé souvent misérabiliste et vide.

10. Asako I&II,
Ryusuke Hamaguchi
(Japon)

Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi (Japon)

9. Les Misérables,
Ladj Ly
(France)

Les Misérables, Ladj Ly (France)

8. Still Recording,
Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub
(Syrie)

Still Recording, Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub (Syrie)

7. Joker,
Todd Phillips
(États-Unis)

Joker, Todd Philips (États-Unis)

6. An Elephant Sitting Still,
Hu Bo
(Chine)

An Elephant Sitting Still, Hu Bo (Chine)

5. Atlantique,
Mati Diop
(Sénégal)

Atlantique, Mati Diop (Sénégal)

4. Synonymes,
Nadav Lapid
(France, Israël)

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3. « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »,
Radu Jude
(Roumanie)

Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (Roumanie)

2. M,
Yolande Zauberman
(France)

M, Yolande Zauberman (France)

1. Vitalina Varela,
Pedro Costa
(Portugal)

Vitalina Varela, Pedro Costa (Portugal)

Le Cinéma du Spectateur