La Fièvre de Petrov : Dostoïevski sous antidouleurs

74e Festival de Cannes
Sélection officielle
Sortie le 1er décembre 2021

Dans un bus surchargé, une contrôleuse de tickets – déguisée comme la « Reine des Neiges » – se faufile de sa gouaille entre des passager.e.s échauffé.e.s. Dans ce microcosme étouffant, Petrov (Semyon Serzin) crache sans relâche ses microbes. Alors qu’un vieil homme tient des propos déplacés à une petite fille lui ayant laissé sa place, la fièvre monte autant dans le bus que dans la tête de Petrov. Cette fièvre, perçue comme un bouillonnement frénétique, est l’essence d’une société russe complètement désinhibée, ulcérée par le racisme, le sexisme et l’homophobie. Dans la Russie verdâtre de Kirill Serebrennikov, la violence verbale et/ou physique se révèle aussi constituante que cathartique. Alors que résonne la phrase « il faudrait fusiller les dirigeants », La Fièvre de Petrov enfante une langue qui, comme outil performatif, accomplit sa propre révolution. De là, des hommes cagoulés tels des catcheurs exhortent Petrov à participer à un peloton d’exécution en pleine rue ciblant de puissant.e.s politicien.ne.s. 

Cette théâtralisation du réel, flirtant avec le burlesque, se justifierait par la maladie dont souffre le protagoniste. Cependant, la même fureur se retrouve chez Petrova (Chulpan Khamatova), sa femme bibliothécaire. Face à un club de poésie dégénérant en règlement de comptes, elle transforme sa rage bouillonnante en une chorégraphie fatale d’arts martiaux qu’elle conclue, d’un ironique changement de ton, par « j’ai juste vu des films, ce n’était pas prévu ». Conduisant à des frénésies mortifères imaginées ou réelles, sa souffrance naît d’une vie désincarnée. Inspirée par le cinéma, cette violence est exaltée par la télévision où le journal télévisé annonce la mort de l’homme de la bibliothèque lors d’une attaque sauvage en pleine journée dans la rue. Avec de l’alcool pour combustible, l’art devient alors chez Kirill Serebrennikov cet espace trouble de liberté où la morne stabilité du réel, entendue comme une domestication du citoyen à sa propre domination, se transgresse. Une fois que le contrat social est dissous, les personnages de La Fièvre de Petrov revendiquent, à l’instar de Petrova, l’exercice (ir)raisonné d’une violence symbolique. Dans le Iekaterinbourg de Serebrennikov, l’autodétermination d’un mort lui permet même de décider de mourir à un autre moment.  

La caméra du cinéaste russe accompagne cette fureur libératrice dans une danse affranchie de toute spatialité, déconstruite par une remarquable direction artistique et une orfèvrerie de montage, et de toute temporalité, la vie de Petrov se déroulant par écho émotionnel. Œuvre protéiforme allant de l’animation à la science-fiction, La Fièvre de Petrov est perméable aux émotions de ses protagonistes qui dynamitent son cadre. Ici, la vie virevolte entre poésie et vulgarité cherchant dans l’excès et dans le brouhaha une narration primaire, exempte d’une canonique linéarité. Fantomatiques, les personnages construisent dans le chaos ambiant leur propre destinée comme cet écrivain raté orchestrant son propre suicide en quête d’une gloire éternelle. Au-dessus d’une morale commune, ils sont des figures irréelles, s’apparentant à des archétypes triviaux, dont le drame n’est concevable qu’en un spectateur consentant à se perdre dans la boue noble de leurs dépravations. Néanmoins, cette violence transcendantale s’effrite dans une ultime sinuosité narrative, centrée sur la vie de la jeune femme interprétant la « Reine des Neiges » alors que Petrov – encore enfant – assiste à une représentation complètement grippé, dont le classicisme tranche avec le souffle de ce Dostoïevski sous antidouleurs périmés depuis 1977. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur