Under the Skin : La quintessence du fantastique

Under the Skin, Jonathan Glazer

Mostra de Venise – 2013

En 2004, un jeune cinéaste réaffirmait que la splendeur du fantastique réside paradoxalement dans son incrustation à une réalité tangible : c’était Jonathan Glazer avec son 2e long-métrage Birth. Il renouait ainsi, dans cette quête de suppression d’un didactisme pesant, avec les grands réalisateurs américains tels Hitchcock (Vertigo, 1958) ou Mankiewicz (L’Aventure de Mme Muir, 1947). Prônant une lecture intimiste des évènements surnaturels, ces réalisateurs se concentrent sur l’universalité qui découle de leurs différents scénarii : l’obsession chez Hitchcock, les amants maudits chez Mankiewicz, le deuil amoureux chez Glazer. Ils s’inscrivent alors dans l’éternel débat fond/forme dans un genre qui s’est justement émancipé par sa forme grandiloquente. Ici, c’est la victoire de la réflexion psychologique (fond) sur le spectacle (la forme).

Under the Skin, Jonathan Glazer

Avec Under the Skin, Jonathan Glazer perfectionne davantage son schéma narratif et visuel en opposant au sein d’un même film deux environnements distincts. D’un côté, la réalité des hommes – et donc du spectateur – qu’il intensifie par l’utilisation des caméras-cachées et d’acteurs non-professionnels dans la première partie de son œuvre [la chasse]. A travers les déambulations d’un Van dans les rues d’Édimbourg, Glazer retranscrit une temporalité « authentique » puisque basée sur le ressenti du temps qui passe et donc sur la tangibilité d’une conception humaine : le Présent. De l’autre, la réalité de l’extraterrestre affranchie de tous signifiants perceptibles par l’homme, et donc le spectateur, représentée par un bloc monolithique noir où seul le reflet permet une narration (l’apparence réel de l’extraterrestre, le corps en suspension). Seule la linéarité sur laquelle déambule sensuellement Scarlett Johansson (impressionnante), tandis que s’enfonce les proies, marquent une rencontre entre ces deux temporalités. Under the Skin marque ainsi la quintessence du traitement du fantastique avec une incrustation profonde dans les attenants de notre propre réalité qui ne trouvent écho que dans la création d’une imagerie nouvelle fondée sur l’épuration plus que sur le spectaculaire.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La richesse de l’œuvre de Jonathan Glazer réside dans la perpétuelle redéfinition qu’il donne à son titre, Under the Skin, entre la symbiose corps/conscience et leur distinction. Cette altérité corps/conscience s’observe dès la sublime scène d’ouverture à travers celle de l’image et du son. D’un côté, la formation de l’œil (et par extension du corps entier) avec ses formes géométriques s’assemblant dans une temporalité, ici une lenteur, qui renverra ultérieurement à celle du cube noire. De l’autre, la création de la voix en fond sonore où des simples sons tendent progressivement vers des syllabes puis des mots. « Sous la peau », celle d’une prostituée trouvée dans un fossé, ne représente simplement que cette supercherie d’une conscience (l’extraterrestre en lui-même) devenue autre (le genre humain). Une distinction bestiale qui s’explique dans toute la première partie de l’œuvre [la chasse], la peau n’est qu’un appât. « Sous la peau » renvoie alors à ce qui est convoité : les muscles et les organes qui seront aspirés dans une des plus envoûtantes scènes du cinéma contemporain où la peau ne sera plus qu’un emballage jeté dans l’infinité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Privilégiant son dispositif artistique plutôt que de ménager le spectateur, Jonathan Glazer met en place une véritable « chasse à l’homme » avec ses différents procédés que l’extraterrestre doit progressivement assimiler pour se perfectionner et accroître son rendement. Le cinéaste britannique conjugue avec une habilité certaine une traque animale (observation des êtres humains, choix de la proie) et un jeu de séduction profondément humain (drague, discothèque). De la peau naît le désir, « sous la peau » devient alors la promesse d’une caresse, d’un acte sexuel qui ne viendra finalement jamais. Cette distinction prédateur/proie a tendance à se diminuer progressivement au fur et à mesure que le personnage de Scarlett Johansson s’approprie sa nouvelle enveloppe. Une scène semble alors prémonitoire de la dernière partie de l’œuvre [l’épisode forestier] : dans la nuit, le Van se retrouve assailli par des hommes – devenus animaux – faisant pour la première fois de Johansson une proie.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Under the Skin bascule vers le conte initiatique faisant passer l’extraterrestre d’une simple exécutante sans émotion (scène déchirante de l’enfant en pleur laissé sur la plage) à une entité pensante propre. La partie centrale de l’œuvre marque la symbiose entre l’enveloppe corporelle et ce qu’elle contient. Troublée par la rencontre avec un homme déformé – il ne faut pas voir dans cette scène de la pitié puisqu’elle envisage les hommes seulement pour ce qu’ils représentent et non pour leur apparence –, l’extraterrestre entame une fuite (puisque poursuivie par le mystérieux motard) vers sa conscience dans les décors sauvages de l’Ecosse. Elle envisage l’homme seulement par sa bestialité : d’abord par sa fonction alimentaire qu’elle tente de reproduire dans une scène extraordinaire en mangeant une part de gâteau ; puis par la fonction reproductrice qu’elle entreprend avec l’homme qui la recueille. Cependant, le mimétisme n’est pas viable puisque « sous la peau », elle reste un corps étranger à l’homme. Il y a néanmoins un basculement de l’altérité vers cette peau humaine devenue la métaphore de sa personnalité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La fuite s’intensifie avec la suppression de la société humaine de l’image, symbolisant sa détresse de n’appartenir à aucune réalité terrestre concrète. Le génie scénaristique de Glazer, qui adapte librement Sous la peau de Michel Faber, est alors de faire de l’extraterrestre une proie (sexuelle) suivant la logique qu’elle est devenue ce qu’elle chassait et donc sa propre proie. Under the Skin se clôt sur cette brutale incapacité à faire fusionner un corps et une conscience avec une image dont la beauté me hante encore de l’extraterrestre mise à nue contemplant sa propre enveloppe comprenant que son rêve est inaccessible.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Poursuivant la thématique de la distanciation corps (apparence) / conscience entamée avec Birth, Jonathan Glazer livre un chef d’œuvre, un bijou de cinéma, dont les images resteront à jamais gravées dans la mémoire du cinéma mondial.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Her : A la recherche de la Perfection perdue

Her, Spike Jonze

Si Spike Jonze est souvent qualifié de réalisateur visionnaire, c’est paradoxalement dans une recherche minutieuse de réalisme qu’il excelle. Her subjugue par la dualité de sa temporalité : d’un côté un futur tourné vers les nouvelles technologies ; de l’autre la sensation de regarder notre propre réalité. Il amène le cinéma d’anticipation au plus proche de l’homme. Il déconstruit alors totalement les caractéristiques d’appropriation du futur par les cinéastes : pas d’actions, pas d’effets spéciaux à outrance. Spike Jonze ne s’intéressent pas au mouvement mais à une ambiance, celle de la romance. Le choix du futur n’est qu’une caractéristique parmi d’autres, mais n’est aucunement un aboutissant du film. Si le futur de Her semble proche, le réalisateur nous transporte dans un Los Angeles fantasmé, un monde libéré de tous problèmes (aucune question de guerre, d’environnement, de politique). Il enrobe alors son utopie d’une photographie pastel et séduisante, comme sortie d’Instagram ou d’une publicité pour Apple. C’est justement dans cette recherche de la perfection que réside le point de société du film, et non dans la solitude de l’homme face à la machine comme je l’ai souvent lu. L’isolement des individus est bien présent lors des scènes de rue dans laquelle les hommes se croisent, semblent parler, mais n’ont aucune interaction avec leurs congénères. Spike Jonze montre, avec brio, cette dématérialisation des relations humaines qui, bien que toujours existantes, utilisent la technologie comme intermédiaire. C’est le renforcement de la place de la machine dans notre quotidien qui rend possible, et plausible, la romance qui naît entre un homme, Théodore Twombly (Joaquin Phoenix, toujours époustouflant) et un système d’exploitation, Samantha (Scarlett Johansson, qui trouve ici son plus beau rôle).

Her, Spike Jonze

Her est une œuvre sur les dérives de la recherche absolue du bonheur parfait. Les hommes, chez Spike Jonze, sont obnubilés par le fantasme qu’ils ont de leur propre vie. C’est seulement selon ce prisme que les flashbacks sur le mariage de Théodore et Catherine ont un sens. Théodore est bloqué dans la vision utopique qu’il s’est fait de son passé dans laquelle il ne garde que les plus beaux moments de sa relations avec son ex-femme : des moments quasiment sans parole célébrant la beauté de vire ensemble. Cependant, il ne suffira que des quelques minutes en face de la vraie Catherine pour que le spectateur comprenne qu’il s’agissait d’une relation rendue bancale par l’exigence des deux partenaires à faire correspondre l’autre à la perfection qu’il ambitionne. Samantha prophétisera : « Le passé, c’est l’histoire que tu te racontes ». On retrouve cette recherche de la plénitude à travers le projet artistique d’Amy (Amy Adams) qui consiste à filmer sa mère entrain de dormir pour rendre compte du moment où l’homme semble le plus en paix avec lui-même. C’est ainsi cette quête vaine de l’hédonisme qui conduit à ce décrochement du réel. Le travail de Théodore – il écrit des lettres personnels à la place de l’expéditeur initial – n’est qu’un autre exemple de cela. Il ne faut pas y voir une dépersonnalisation du sentiment mais justement sa sublimation poussée par la volonté de décupler le bonheur. Spike Jonze ne critique d’ailleurs en rien ce « nouveau » métier puisqu’il en fait même une forme d’art, un nouveau genre littéraire.

Her, Spike Jonze

La solitude des personnages n’est finalement que la conséquence de cette vaine recherche : Théodore est bloqué dans son passé ; Amy cherche sa liberté ; le rencard de Théodore (Oliva Wilde) préfère mettre fin à une idylle naissante par recherche du grand amour. C’est cela qui les pousse vers la technologie créée par et pour les hommes. Les systèmes d’exploitation (OS) répondent à l’utopie voulue par leur propriétaire : ils seront la meilleure amie (Amy) ou l’amante (Théodore). Ils comblent un vide qui n’est que le fruit d’une frustration vis-à-vis de la réalité. Les OS représentent une humanité magnifiée qui répond aux attentes des hommes et permet de renouer avec le bonheur.

Her, Spike Jonze

L’intelligence et la complexité de l’écriture de Spike Jonze est de ne pas focaliser son attention sur les humains dont la réalité se délite mais également de donner une importance croissante à ces OS. Her bascule progressivement vers le récit initiatique d’un être normalement sans vie faisant de Samantha une sorte de Pinocchio moderne. Les OS sont d’abord perçus seulement à travers leurs capacités de machine : le temps de recherches rapides, la capacité de trouver une information. Mais l’évolution de la comparaison entre les hommes et ces systèmes d’exploitation évolue en deux temps. Premièrement, elle est mise en place par Samantha qui jalouse le corps des hommes et la possibilité de toucher et de (res)sentir. Une faiblesse qui lui permet néanmoins de s’affirmer en tant que machine autonome et de créer des émotions. Deuxièmement, Spike Jonze tourne la position de l’homme en défaveur : le corps se fait lourd et obstacle ; les besoins physiologiques problématiques (Samantha devant trouver à s’occuper pendant que Théodore dort) ; sa supériorité intellectuelle. La scène clé de ce dépassement de l’homme par la machine à lieu pourtant lorsque Samantha est plus intégrée que jamais dans la société des hommes : lors du piquenique avec le couple du collègue de Théodore durant lequel elle applique sa théorie sur la mort certaine de l’homme. Les OS développent alors une contre-société dans laquelle ils perdent les codes moraux de celles des hommes comme la question de la fidélité.

Her, Spike JonzeLes hommes finissent abandonnés, mmais le constat n’est pas si pessimiste puisqu’il leur permet de comprendre que cette quête du bonheur parfait est vaine. Le génie de Spike Jonze est présent dans cette conclusion qui aurait tout aussi bien pu déboucher sur la prise de contrôle de la machine comme l’avait prophétisée James Cameron dans Terminator (1984). Mais le cinéaste prend le parti-pris de la psychologie plutôt que celui de l’action à outrance. Il voit juste et signe sa plus belle œuvre.

☆☆☆☆✖ – Excellent
Le Cinéma du Spectateur