Animal : Naviguer dans la folie

76e Festival de Locarno
Léopard de la meilleure interprétation
Sortie le 17 janvier 2024

Après les ruines des installations du village des Jeux olympiques d’Athènes de 2004 qu’elle filmait dans Park [2016], Sofia Exarchou s’intéresse aux îles grecques brûlées par le soleil et le tourisme de masse. Elle troque le vide politique de la capitale grecque pour le vide culturel des complexes hôteliers all-inclusive. Animal est l’antithèse des représentations idéalisées de la république hellénique. La Grèce présentée ici est un territoire sans identité propre, l’animatrice Kalia (Dimitra Vlagopoulou) est l’unique Grecque de naissance. Entre les travailleur·euses de l’hôtel et les vacancier·es issu·es du reste de l’Europe se dessine un ersatz de culture où les phrases sont comme préenregistrées, prémâchées par les rouages prévisibles du capitalisme. Bien qu’ailleurs, chacun·e recherche sa propre culture – les vacancières russes demandent qu’on leur chante des chansons russes, des Allemands initient les participant·es d’un karaoké à la schuhplattler. Dans cet univers, l’histoire grecque est réduite à de l’anecdote : une statuette gagnée au bingo, des colonnes de pacotille servant de décor à une chorégraphie sexy mettant en scène des muses aux formes rembourrées. Personne ne désire réellement découvrir la Grèce. Seule Kalia affirme inlassablement en anglais que les paysages sont « magnifiques ».

À plusieurs reprises, Kalia explique qu’elle est un « jukebox ». Automatiquement, elle débite la chanson « Yes Sir, I Can Boogie » de Baccara. Cette chanson impose une notion d’exécution – elle peut [can] plus qu’elle ne veut. Comme le langage, le corps se mécanise. Alors que l’été avance, la légèreté des premières séquences où Kalia apprenait allégrement les chorégraphies aux nouvelles recrues s’évanouit. L’« animal » du titre est réduit à sa condition de bétail. Les corps des animateurs, et surtout des animatrices, devient une marchandise exploitée pour assouvir les désirs des vacancier·es. Alors que ces dernier·es se payent le luxe de l’immobilité, les corps des employé·es de l’hôtel miment une frénésie factice. La caméra de Sofia Exarchou fusionne avec les corps de ses personnages qu’elle sublime jusqu’au martyr. La chair se remplit des stigmates d’un été destructeur. Il est impératif de « naviguer dans cette folie » comme le hurle au micro l’animateur de la boîte de nuit où Kalia et ses collègues se font quelques euros supplémentaires.

Dans Animal, la nuit grignote progressivement le jour. Les lumières deviennent de plus en plus artificielles. Les heures de sommeil se perdent au profit d’une vie nocturne d’apparence festive. Alors que les soirées se répètent à l’identique, la vie s’écoule rapidement. Chacun·e s’étonne de travailler ici depuis plus longtemps qu’iel l’aurait voulu. Iels sont comme bloqué·es dans ces maisons sans âme en périphérie des installations touristiques. Les quelques applaudissements des vacancier·es nourrissent un désir collectif de briller, qu’importe la scène. Comme ces poissons voyant la mer depuis l’aquarium qui les retient, les protagonistes d’Animal contemplent un rêve de reconnaissance qui ne pourra pas être assouvi au sein de cette industrie touristique. La douleur partagée de cette ambition insatisfaite, accentuée par le désenchantement croissant de la jeune Eva (Flomaria Papadaki), ne se meut pas en apitoiement. Le cinéma de Sofia Exarchou est habitué par une rage de vivre, l’explosion d’un corps libre tentant de se défaire d’un quotidien subi. Il loue la mélancolie comme la possibilité, imaginée ou réelle, d’un avenir lumineux.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Goodbye Mister Wong : Les murmures de l’eau qui dort

FIDMarseille 2020
Compétition Internationale
Sortie le 29 décembre 2021

À près d’une centaine de kilomètres de Vientiane – capitale du Laos, des bateaux traditionnels en bois voguent sur les eaux paisibles du lac artificiel de la rivière Nam Ngum. Dans ce panorama où le bleu et le vert s’entremêlent, un élément rouge vrombissant rompt la quiétude. Escortée d’une musique pop assourdissante, la vedette d’un riche homme d’affaires chinois surgit tel un prédateur en acier au service d’un capitalisme homogénéisé. Sous l’égide du fameux mister Wong (Soulasath Saul), l’avenir économique du lac se dessine : muter en un paradis touristique international avec ses hôtels luxueux et sa trentaine de bateaux-restaurants. En posant sa caméra sur l’embarcation en bois de France (Nini Vilivong) – une jeune laotienne de retour sur sa terre natale pour assister sa famille qui dirige un modeste service de bateaux traditionnels, Kiyé Simon Luang se place du côté d’une immuable tradition directement menacée. Or, la beauté de la jeune femme détourne Tony Wong de ses velléités économiques et le confronte à la temporalité singulière de la vie sur les rives du Nam Ngum.  

Dans Goodbye Mister Wong, la vie s’écoule dans une temporalité presque atemporelle, un temps géographique où la nature joue avec et se sert des différents personnages pour (re)construire sa propre mémoire. Kiyé Simon Luang développe un récit qui serpente et se multiplie dans les différentes strates historiques (les présences étrangères, française et chinoise) et sensorielles (l’attente commune du désir) du territoire. Qu’il s’agisse de Wong ou d’Hugo (Marc Barbé) – un français quitté depuis un an par sa femme, Nicole (Nathalie Richard), partie vivre sur une île reculée et inaccessible du lac, ils imposent une altérité que la puissance économique métamorphose en domination. Pour le premier, seul l’objet à s’approprier est interverti, du territoire au cœur de France. Pour le second, son statut de touriste occidental voyant le lieu uniquement à travers le prisme d’un exotisme de guide de voyages condamne ses interactions, à l’instar de cette séquence dans le bus où il s’évertue à parler français à une passagère lui rétorquant inlassablement qu’elle ne le comprend pas. 

La dimension animiste de Goodbye Mister Wong se révèle lorsque Hugo décide d’arrêter de subir la distance imposée par sa femme, dont la présence énigmatique s’estompe dans la nature laotienne. Alors qu’il s’évanouit sous les rayons d’un soleil ardent, la rivière guide miraculeusement son bateau jusqu’au logis tant espéré. Lors d’une scène de mariage, il est prêché qu’il est nécessaire d’écouter le son du lac, chef d’orchestre des destinées alentour. Le territoire laotien resplendit dans les plans savamment composés de Kiyé Simon Luang et magnifiquement éclairés par les tons surannés de la photographie d’Aaron Sievers. Au sein des plans fixes que les personnages habitent momentanément par des dialogues succincts, seule l’inébranlable immensité du paysage s’imprime dans l’iris attentif du spectateur.trice. Pour les habitant.e.s du lac, le territoire est inscrit dans la mémoire immémoriale de leur corps à la manière de l’oncle Souck (Souvanlay Phetchanpheng) qui apprend à Toui (Thongmay Niyomkham) à naviguer en fermant les yeux. Pour les étranger.e.s – et par extension le.a spectatateur.rice, il faut s’abandonner à la langueur sereine du lac, se laisser avaler tout entier par ses eaux charriant en elles la beauté poétique et politique du peuple laotien.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

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8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

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7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

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6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

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5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

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4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

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3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

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2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

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1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

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Le Cinéma du Spectateur