Summer White : La Combustion des sentiments

36e Festival de Sundance
Sélection Officielle
Sortie nationale le 18 août 2021

Dans la périphérie de Mexico, le paysage urbain s’uniformise en de modestes maisons mitoyennes blanches. L’une d’elles est habitée par une mère célibataire, Valeria (Sophie Alexander-Katz), et son fils adolescent, Rodrigo (Adrián Rossi). À contre-pied de cette uniformisation, iels se sont construit.e.s un univers coloré et composite dans lequel iels évoluent en harmonie. Lors de la première séquence de Summer White, l’adolescent de 13 ans traverse le couloir, muni d’un briquet éclairant les ténèbres de la nuit, pour rejoindre la quiétude du lit maternel. Le lendemain matin, le duo exécute une chorégraphie ordinaire dans une salle de bain qu’iel partage au quotidien. Rodrigo Ruiz Patterson filme, avec délicatesse, une intimité fluide et libératrice édifiée (et renforcée) par l’absence d’une figure paternelle. Le père de Rodrigo n’existe qu’en hors champ par le biais d’un appel téléphonique que le fils décline, entraînant le mensonge de sa mère (« il dort déjà »), ou encore par les vaines menaces maternelles de la fin de cette oasis (« tu vas aller vivre chez ton père »).

Or, ce cocon d’affection est bouleversé par l’irruption de Fernando (Fabián Corres) présenté d’abord comme un nouvel « ami » de Valeria. Alors que la relation se concrétise, l’adolescent consume sa colère dans un cimetière automobile en explosant pare-brise et carrosserie. Il fait de cet espace délaissé le réceptacle de sa propre frustration face au délitement de son foyer. Lorsque Fernando emménage, la dissonance s’intensifie. Summer White symbolise cette peinture d’un blanc voulu chaleureux, décidée par le jeune couple, qui annihile l’éden préalablement créé par une mère et son fils fusionnels. Rodrigo Ruiz Patterson érige conjointement deux figures masculines cherchant à s’approprier un espace : d’une part Fernando qui tente de trouver sa place ; d’autre part Rodrigo qui se bâtit, dans la carcasse d’un camping-car, un nouveau chez lui. Pour renforcer la contradiction de ces envies pourtant similaires, le cinéaste donne les mêmes outils aux deux hommes – les fournitures achetées pour Fernando, les restes volés pour Rodrigo. 

Avant tout, Summer White est un coming-of-age autour de ce jeune homme mutique. Rodrigo est encore un enfant jouant à être un adulte à l’instar de cette scène où, au volant d’un pick-up abandonné, il interprète un conducteur – à la masculinité (toxique) stéréotypée – faisant la rencontre érotique d’une auto-stoppeuse. De cette saynète fantasmée, l’adolescent ne gardera que les bruits de moteur produits par sa bouche qui serviront de référence ultérieurement afin de trouver le point de patinage lors des leçons de conduite de Fernando. Ce point de patinage que l’adolescent ne parviendra jamais à trouver est symptomatique de la brusquerie qu’il témoigne envers cette transition familiale. Les expressions affectives se répètent et s’altèrent à l’image de cette séquence de slow mère-fils devant un sapin de noël artificiel, où la mère insiste pour le regard soit soutenu, qui se reproduit avec Fernando à la place de Rodrigo – ne laissant à ce dernier que les miettes d’un regard succinct à travers la fenêtre du salon. Summer White figure des amours contrariés entre celui infini d’une mère aspirant à rester une femme et celui dissimulé d’un fils en quête d’identité. 

La singularité du premier long-métrage de Rodrigo Ruiz Patterson est, cas rare dans les coming-of-age, de ne pas proposer d’autre altérité que celle de l’adolescent. Éliminant toute dramatisation superficielle dans la relation entre Rodrigo et l’amant de sa mère, le cinéaste mexicain prêche une douceur, embellie par la photographie de María Sarasvati Herrera et uniquement noircie par le mal enflammant les pensées de cet enfant pyromane. Summer White trouve dans le dépouillement de son scénario et de ses effets le moyen d’évoquer des moments d’intimité fugaces magnifiés par la richesse et la profondeur de jeu d’Adrián Rossi, de Sophie Alexander-Katz et de Fabián Corres. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Relic : Les nécroses de la peur

L’Étrange Festival 2020
En compétition
Sortie nationale le 7 octobre 2020

Creswick, Australie. Dans une vieille maison familiale, trois générations de femmes se retrouvent suite à la disparition alarmante d’Edna (Robyn Nevin), une grand-mère en proie à la démence. Des troubles psychotiques liés à l’âge à la perte de sa propre identité, Relic de Natalie Erika James questionne, dans une première partie, le rapport à l’âge dans les sociétés occidentales contemporaines à travers le prisme du cinéma horrifique. Face aux non-dits et à la fissuration du lien familial par le temps (l’excuse proférée à mi-mot au commissariat d’être « trop occupée » pour prendre des nouvelles), les trois femmes – Edna, sa fille Kay et sa petite-fille Sam – explorent les névroses collectives face au désarroi d’une disparition inévitable et à venir, celle d’Edna et les leurs par extension. Centré autour de la question de la prise en charge médicale ou non d’Edna, le dilemme porte ainsi sur la volonté d’invisibiliser le déclin des personnes âgées entre la peur indicible de sa propre mort (Kay) et la nécessité de ressouder une dernière fois un tissu familial distendu (Sam). 

L’incursion de la thématique de la sénescence dans le genre horrifique, où il joue à travers la figure de la vieille femme (rattachée à celle fantasmée de la sorcière) déjà un rôle prépondérant, est novatrice chez Natalie Erika James parce qu’elle repose justement sur une mise en scène minutieuse du réel. Bien loin des jump score accoutumés du genre, la cinéaste australienne distend la temporalité, prône le présent et sa lenteur monotone. Elle construit ainsi préalablement un territoire horrifique clos autour de cette maison de famille, habitée par les différentes mémoires qui s’y sont succédées, donnée à voir via la lente réappropriation de l’espace par Kay (Emily Mortimer) et Sam. La démence d’Edna, illustrée par des changements d’humeur et accentuée par le mystère qui plane autour de sa disparition, est le réceptacle des peurs des protagonistes et du spectateur. Et, le partage de cette phobie systémique du vieillissement permet à Relic, par le détournement des codes horrifiques, de construire ses séquences les plus intéressantes. 

Mettant en scène la démence, Natalie Erika James impose la perception malléable d’Edna, telle sa mémoire fuyante, à celles de Kay, Sam et du spectateur. Pour cela, la cinéaste disjoint le son et l’image par un travail de montage qui consiste à faire démarrer la bande sonore des scènes à venir sur l’image de la séquence encore en cours. Cette légère disjonction permet de créer des interstices riches de sens, à l’instar des cris de la battue organisée pour retrouver Edna commençant sur les images vides de la maison – de laquelle Edna n’est finalement jamais sortie. Ces espaces créés par la mise en scène composent un deuxième microcosme domestique où erre une forme humanoïde inconnue dont la présence constitue l’acmé horrifique de Relic. Ce monstre sous-jacent entraîne le glissement de l’œuvre vers une deuxième partie jouant, malheureusement, sur des codes plus convenus du cinéma d’horreur. 

Cette deuxième partie, commençant lorsque Sam (Bella Heathcote) se perd dans les dédales labyrinthiques de la maison familiale, se détache ainsi de la démence d’Edna et devient contre-productive avec les ambitions premières de Natalie Erika James. D’une part, elle annihile la construction d’une horreur basée sur une expérience du réel (et du vieillissement), en faisant du corps jusque-là humain d’Edna un pantin désarticulé puis un monstre sans peau – dont le basculement de l’un à l’autre reste ténu. D’autre part, elle dédouble l’espace horrifique : la maison emprisonnant Sam ; « Edna » pourchassant Kay. En faisant de la maison un nouveau terrain d’effroi, la cinéaste s’oppose à la singularité même de son œuvre qui faisait d’un corps vieillissant, et des troubles psychotiques l’accompagnant, un enjeu de réflexion sur la peur. Seule la beauté esthétique de l’ultime séquence apaisée entre les trois femmes sauve la mise en place d’une implacable malédiction familiale, dont l’ignorance apparente semble peu vraisemblable.  

Relic se scinde donc en deux parties inégales : la montée en puissance d’un thriller horrifique jouant sur l’intime et le corps ; et la descente aux enfers d’un cinéma de genre gangrené par ses propres effets. Cette volonté d’ajouter un spectaculaire malvenu, répondant aux attentes usuelles des spectateurs vis-à-vis d’un genre qui tend à réinventer, noie les efforts d’une cinéaste dont le premier long-métrage reste néanmoins singulier. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Give Me Liberty : Les détours du rêve américain

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 24 juillet 2019

Au sein de l’Eisenhower Center, foyer de vie pour des adultes handicapés, Gregory Merzlak peint, de manière compulsive, des arbres colorés aux ramures innombrables. Pareillement, Give Me Liberty explore les décisions multiples d’un conducteur de minibus transportant des personnes handicapées auxquelles s’ajoutent un groupe de personnes âgées slaves devant se rendre aux funérailles d’une voisine. En permanence en retard, le personnage de Vic (Chris Galust) surgit perpétuellement, d’une séquence à l’autre, traçant son parcours tumultueux dans les rues de Milwaukee (Wisconsin) barricadés face aux protestations de la communauté afro-américaine. À la manière de cette séquence lyrique où le protagoniste s’égare dans un bâtiment dont les murs sont couverts des dessins de Merzlak, l’œuvre explore le labyrinthe mental et social de l’Amérique contemporaine.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Bien qu’omniprésent, le personnage de Vic est pourtant en dehors de toute narration. Kirill Mikhanosky le construit comme un pur agent de montage permettant de créer une cohésion narrative aux différentes séquences de Give Me Liberty. Le long-métrage élaborant un jeu de détours, au sens littéral comme figuré, au sein de communautés stigmatisées : la communauté noire et celle issue de l’immigration russe. D’un enterrement soviétique burlesque à un concours de talent couronné par une reprise vigoureuse de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, l’œuvre expose, en filigrane, un regard politique sur une Amérique portée par des marginaux, déclassés ou prolétaires. Le cinéaste unit, à travers son minibus, des espaces et des individus absents, voire omis, de la société américaine particulièrement depuis le marasme entraîné par l’élection de Donald Trump.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Ainsi, Give Me Liberty offre un espace de parole, singulier dans le paysage cinématographique étatsunien, à ces corps ignorés. L’œuvre s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur les confessions d’un homme noir tétraplégique, dont Vic allume les cigarettes, qui est à la fois une figure paternelle et philosophique. Kirill Mikhanovsky recueille la parole de ses personnages, double cinématographique de leurs interprètes non-professionnels respectifs, sans établir de hiérarchie ou imposer une certaine rentabilité narrative. De la sorte, le discours tournant à vide de l’aveugle en surpoids – premier passager de l’éreintante journée de Vic – est saisi dans son entièreté alors même que Vic quitte le plan, pour aller chercher le minibus, laissant ce personnage saisir, par son omniprésence, l’absolue attention du spectateur.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Cette liberté, réclamée dans le titre, habite également les choix formels utilisés par Kirill Mikhanosky pour raconter, à travers des bribes de récit, sa propre histoire, celle d’un jeune immigré russe dont Vic est l’avatar resplendissant de jeunesse et de vitalité. Caméra à l’épaule, le cinéaste construit une esthétique du chaos jouant sur la brutalité de l’image, comme support et moyen de la violence. Il retranscrit ainsi parfaitement l’effervescence de ces communautés fédérées par une même précarité, mais unies par une même allégresse (autour de chants folkloriques ou urbains, de beuveries). D’ailleurs, lors d’une séquence d’émeute anxiogène de la communauté noire face à l’arrestation arbitraire d’adolescents noirs, Mikhanosky déconstruit la matérialité, image, par le biais du noir et blanc, pour tendre vers une tragique abstraction harmonisant les corps dans un même mouvement et une même souffrance.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Enfin, Give Me Liberty séduit par cette volonté, trop rare, de bâtir un cinéma faisant fi d’une efficience scénaristique, à l’instar de l’intrus magnifique qu’est le personnage de Dima (Maxim Stoyanov), arnaqueur sans véritable but annoncé neutralisé par un coup de foudre à la moitié de l’œuvre. Kirill Mikhanosky propose une vision de la liberté, habituellement cantonnée – et maintes fois affadie – à un retour à la nature, ancrée dans une réalité concrète et menaçante. Il trace, dans le cinéma américain (avec le pourtant dissemblable Sorry to Bother You de Boots Riley sorti également en 2019), la voie d’un lyrisme désabusé qui révèle le maintien d’un rêve américain humaniste au sein d’une Amérique bringuebalante et bricolée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien