Les 10 films de 2014 : Genre(s) de Cinéma

L’année 2014 n’aura pas connu, surtout au sein du cinéma français, la richesse qui caractérisait l’année précédente. L’effervescence d’un cinéma marqué par une ambition sociologique face à une société contemporaine en perpétuelle mutation se dissipe pour laisser place à une cinéma centré sur lui-même. L’ambition des cinéastes aura été plutôt de questionner les fondements du cinéma : la narration et les genres cinématographiques qui en découlent.

Under the Skin, Jonathan Glazer

 C’est d’ailleurs la réflexion sur le genre fantastique, et son rattachement à notre réalité, qui aura donné les plus belles images cinématographiques de l’année. Le désenchantement du monde, théorisé par Weber, s’exprime au travers de plusieurs oeuvres présentes dans ce Top 10. D’abord avec Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) qui fait de ses immortels vampires des personnages baudelairiens. Perdus dans l’immensité de l’existence, ils errent dans un monde en délitement. Plus sages que monstres, ils questionnent les archétypes du fantastique en dévoilant leurs propres limites : le sang est une drogue, l’immortalité un ennui, la mémoire une lassitude. Jim Jarmusch, avec une caméra virtuose, nous donne le vertige du temps. Avec un regard critique, il prolonge d’un « et après ? » toutes les fadaises fantastiques qui prône le Happy End sans en comprendre les enjeux. Ce retournement des codes du fantastique se retrouve également chez Jonathan Glazer qui continue de faire s’entrechoquer réalité/fantastique après Birth (2004). Avec Under the Skin, il réalise l’impensable quête d’humanité d’une entité extraterrestre vouée à tuer. Il inverse la logique du genre en amenant le réalisme au sein du fantastique : des formes géométriques hypnotiques de l’ouverture à la forêt écossaise de la scène finale. Il s’interroge ainsi sur la définition de l’homme au-delà de cette peau qui le caractérise. Un pessimisme (« l’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) qui se retrouve dans la confrontation moraliste de Lars van Trier avec Nymphomaniac.

Le Vent se lève, Hayao Miyazaki

Le désenchantement se poursuit avec Hayao Miyazaki (Le Vent se lève) qui confronte son animation à l’épreuve du biopic. En retraçant l’histoire de Jiro Horikoshi – créateur des chasseurs bombardiers japonais de la Seconde Guerre mondiale -, il oppose alors la vision d’un visionnaire déterminé et l’utilisation pratique de ses trouvailles par l’armée. Sans moralisme, le réalisateur nippon trace le portrait d’une envie irrépressible de quitter un monde détruit par l’homme (la guerre) et par une terre épuisée (le séisme de 1923, une des plus belles scènes de l’année). Cette espérance, presque maladive, en une autre voie est le fil narratif de L’Institutrice de Nadav Lapid. La deuxième oeuvre du cinéaste israélien retrace le parcours d’une institutrice, poète amatrice sans grand talent, qui pense déceler chez un de ses élèves de 5 ans un don prodigieux pour la poésie. Ce messie culturel devient alors le symbole même d’une humanité innée qui se distingue de la barbarie justement par cette capacité à créer.

Mommy, Xavier Dolan

De la même manière que Miyazaki, Abel Ferrara évite avec son Pasolini les écueils nombreux du film biographique. En s’intéressant uniquement aux derniers jours du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, il aurait pu facilement tomber dans un misérabilisme et une victimisation d’autant plus que ce dernier est mort assassiné. Néanmoins, Ferrara prend le parti-pris sensé de rendre non pas hommage à l’homme mais à son art. « Scandaliser est un droit. Être scandaliser, un plaisir » (Pasolini) résume parfaitement la vision d’un homme qui combattait le moralisme de la société européenne d’après-guerre. Face au puritanisme, Ferrara fait le portrait des pensées libertaires d’un visionnaire dont les aléas personnels importent finalement assez peu. Xavier Dolan (Mommy) donne, également, ses lettres de noblesses à un genre pourtant longtemps décrié : le mélodrame. Il fait de son cinéma le reflet de la vie, une oscillation violente de moments de bonheur et de détresse. Une vision passionnelle de l’homme sans cesse en lutte avec ses propres démons (ici les troubles de Steve).

Le Paradis, Alain Cavalier

Des cinéastes vont alors encore plus loin en questionnant directement le cinéma dans sa narration. Une narration, d’abord au sein des personnages eux-mêmes chez Hong Sang-Soo (Sunhi), qui se meut en fonction des finalités possibles. Le cinéaste coréen dresse un portrait pessimiste d’une humanité perdue par le gain qui modifie sa perception d’une entité pourtant constante – Sunhi, jeune femme insaisissable -. Dans cet égoïsme, le théâtre d’Hong Sang-Soo se teinte d’une noirceur auparavant absente. Le cinéma expérimental d’Alain Cavalier (Le Paradis) continue cette réflexion sur la narration en présentant un paysage mental où les objets issus d’un capharnaüm tracent un récit emprunt de mythologie et de religion. Avec décalage, Cavalier propose une autre vision du paradis : un espace où règne l’imagination et la culture. Une apologie qui rappelle L’Institutrice de Nadav Lapid.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

Enfin, Myroslav Slaboshpytkiy (The Tribe) propose aux spectateurs curieux une nouvelle façon d’appréhender le cinéma. Sa radicalité et sa géographie (l’Ukraine) rappelle l’audace, également dans une première oeuvre, de Maja Milos (Clip) en 2013 qui croquait la chute de la jeunesse serbe. Le cinéma est-européen est un cinéma percutant et social qui contemple le délitement de ses institutions aux travers d’un voyeurisme qui peut paraître malsain. Néanmoins, la subversion est admirable uniquement si elle n’est pas une fin en soi. Or, le cinéaste ukrainien réalise un geste de cinéma à travers l’histoire de ses étudiants sourd-muets pris dans une spirale de violence. Il propose aux spectateurs un nouveau type de narration : une narration du ressenti. Les dialogues sont alors ceux des corps qui bougent, s’entrechoquent ou se brisent.

TOP 10 :

10. Nymphomaniac, Lars van Trier (Danemark)

9. The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy (Ukraine)

8. Pasolini, Abel Ferrara (Italie, France)

7. L’Institutrice, Nadav Lapid (Israël)

6. Sunhi, Hong Sang-Soo (Corée du Sud)

5.  Le Vent se lève, Hayao Miyazaki (Japon)

4. Le Paradis, Alain Cavalier (France)

3. Mommy, Xavier Dolan (Canada)

2. Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch (Allemagne, Grande-Bretagne)

1. Under the Skin, Jonathan Glazer (Grande-Bretagne)

Sunhi : Et l’alcool eut un goût âcre …

Sunhi, Hong Sang-soo

Il est difficile d’appréhender le cinéma d’Hong Sang-soo à travers un de ses long-métrages. La filmographie du cinéaste se ressent comme une galaxie d’œuvres n’en formant finalement qu’une unique, celle d’une réalité chimérique. Le réalisateur prône un hyper-réalisme qui lui permet de transcender la question du quotidien dont il propose une constante variation. Dans l’œuvre du sud-coréen, le quotidien s’axe autour de l’homme et des relations qu’il tisse autour de lui. De cette nébuleuse relationnelle, il tire une infinie combinaison de récits où les personnages se ressemblent, appartenant tous à l’humanité qu’il façonne, tout en dégageant une unicité propre. Calquant son schéma narratif sur une étude infime de l’ordinaire, il fait des scènes de repas ou des beuveries la clé de voûte de sa temporalité : c’est là que les hommes se parlent à cœur ouvert l’esprit embué par l’alcool. Son cinéma est le fruit de rencontres hasardeuses ou non, de paroles ou de non-dits. Sa beauté réside dans cette sensation de regarder les gens vivre, de suivre des êtres qui au-delà d’être des personnages sont des hommes à part entière qui semblent pourvoir continuer à exister en dehors de l’œuvre. Il dissèque le réel, un concept constant que ses détracteurs assimilent à la « redondance », dont il livre des variations selon l’humeur qui le parcoure à un instant T.

Sunhi, Hong Sang-soo

Ce qui importe alors chez Hong Sang-soo, c’est l’humanité qu’il dépeint seulement dans deux environnements. D’un côté, tous les extérieurs (rues, parcs, monuments) où les rencontres se font soit par choix d’un des personnages soit par le hasard qui joue un rôle important chez le cinéaste. De l’autre, les intérieurs où les personnages sont enfermés dans un espace qui les pousse à la confidence aidés par l’alcool. L’unification des deux est purement formelle avec l’utilisation du plan-séquence fixe (bousculé de temps en temps par un zoom) qui apporte cette notion de réalité, de surprendre des vies humaines comme on pourrait le faire assis sur un banc ou à la terrasse d’un café. Se dégage alors une étrange théâtralité dans son dispositif visuel. Les discussions, filmées elles-aussi en plans-séquences, se font entre des personnages face à face sans aucun jeu de champs/contrechamps. Un minimalisme volontaire qui prouve que le cinéma n’est pas qu’un jeu de montage où les images sont prémâchées pour le spectateur mais bien une façon de surprendre brièvement une vie autre que la nôtre. Hong Sang-soo manipule la réalité, la facilite en quelque sorte, pour obtenir un subtil théâtre des conditions humaines.

Sunhi, Hong Sang-soo

Une vision sur l’humanité qui ne cesse de muter au fil des œuvres et qui atteint avec Sunhi une noirceur auparavant absente. Ce long-métrage est la réplique sombre d’Haewon et les hommes (2013) qui était une balade optimiste parcourue par la figure d’une jeune ingénue amoureuse. L’œuvre se terminait sur le réveil d’Haewon dans une salle de cours montrant que le rêve était encore possible dans le théâtre d’Hong Sang-soo apportant avec lui l’espérance et l’amour. L’œuvre se voilait déjà avec cette idée d’une fuite vers l’étranger (la mère déménageant au Canada) qui entachait un cocon idyllique où la vie se résumait à un simple marivaudage. Dans Sunhi, la fuite est une réalité – Sunhi ayant « disparue » pendant plusieurs années. Elle a emporté avec elle  l’insouciance qui parcourait le précédent film du cinéaste.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo livre une vision pessimiste de l’humanité ou plutôt de la société des hommes qui n’est dictée que par la rancune et les non-dits. Les personnages ne sont que des inconnus, autrefois proches, qui ne peuvent crever l’abcès de la séparation seulement par des phrases bateaux qui s’adoucissent uniquement par l’alcool. Prenons l’exemple de Sunhi décrite par les 3 hommes (Moon-soo, Jae-hak, Professeur Choi) de la même manière certes mais qui trouve son caractère mélioratif uniquement quand ces derniers voient une ouverture possible vers le cœur de la jeune femme. Qui est véritablement Sunhi ou plutôt « notre Sunhi » (titre original) ? Cherchant la contemplation plus que l’explication, Hong Sang-soo dresse le portrait de deux personnes distinctes : la Sunhi « réelle » qui sans doute se rattache à la description de la jeune femme dans la première lettre de recommandation qu’écrit le Professeur Choi – une personne avec des problèmes relationnels, lâche envers elle-même et les autres ; et la Sunhi « fantasmée » celle qui n’est finalement que la déformation d’un souvenir avant son évaporation. L’égoïsme des hommes se retrouvent une nouvelle fois dans l’épisode des lettres de recommandation où le Professeur modifie sa propre réalité, pensant atteindre une vérité à chaque fois, suivant ce qu’il obtient de Sunhi – un possible horizon avec elle.

Sunhi, Hong Sang-soo

Les hommes se complaisent dans une fausse stabilité qu’il faut plutôt comprendre comme de la lâcheté pour les autres et de la stagnation pour eux-mêmes. Les personnages fuient les explications comme le cas de l’abandon de Moon-soo qui ne peut trouver de réponse ni du côté de Sunhi ni de Jae-hak. Il doit se contenter d’un « je t’expliquerai plus tard ». Se dessine une société de l’échappatoire relationnelle où les personnages sont pourtant fatalement piégés au sein d’un plan fixe où la durée s’étire. Cependant, Sunhi semble surtout marqué par une critique acerbe d’une humanité inactive sans aucune prise de décision. Les seules avancées ont lieu sous l’alcool comme pour signifier qu’il leur est impossible de regarder la réalité en face. Ce monde n’est finalement que dicté par la prolifération de conseils vides de sens puisque seulement raccrocher à ce que cette propre société bienpensante dirait. Le théâtre d’Hong Sang-soo tourne alors à l’absurde, les personnages se renvoyant les mêmes conseils de façon mécanique. Le conseiller reçoit alors son propre conseil amenant l’idée d’une vacuité de cette entraide morale.

Sunhi, Hong Sang-soo

Que serait une œuvre d’Hong Sang-soo sans un regard sur le monde du cinéma ? Le cinéaste-professeur applique le même constat ! Les étudiants n’arrivent plus à se détacher de la rassurante structure universitaire : Moon-soo a déjà réalisé un film pourtant il préfère la stabilité de l’Université tendant vers le professorat ; Sunhi continue ses études pour trouver un prétexte de ne pas se lancer dans ses propres créations. Les personnages sont frileux, ne pouvant regarder de face un avenir incertain où l’échec pourrait être une finalité.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo se fait le prophète d’un cinéma du quotidien, et donc d’un cinéma de la vie. Il renoue avec l’illustre approche de chirurgien du réel qui faisait de Yasujiro Ozu l’un des cinéastes les plus envoûtants du XXe siècle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent