Diamantino : « Le [Cinéma portugais] n’a jamais été petit »

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71e Festival de Cannes – Semaine de la Critique
Grand Prix 

Diamantino est la consécration, à l’inverse de ce penalty raté qui amorce le récit, des réflexions cinématographiques sur la nation portugaise. Les cinéastes portugais (Gabriel Abrantes) et américain (Daniel Schmidt) fusionnent trois trajectoires propres aux représentations fictionnelles du peuple lusitanien depuis la Révolution des Œillets, 25 avril 1974, qui met fin à la dictature salazariste au pouvoir depuis 1933. Premièrement, ils renouent avec la quête d’intersubjectivité des adolescents du cinéma portugais, sublimés par Teresa Villaverde dans Les Mutants (1997) ou Pedro Costa dans Ossos (1997), qui déconstruisent le canevas traditionnel des œuvres sur l’adolescence – à savoir conflits parentaux, premiers amours et/ou expériences sexuelles, tentatives (désespérées) de tester ses propres limites. Grand enfant, le personnage de Diamantino est, tout comme les adolescents fictifs qu’ils l’ont précédés, tiraillé par une crise identitaire complexe engageant des enjeux économiques (la perte de la tutelle paternelle), des enjeux économiques (les allégations de blanchiment d’argent) et des enjeux migratoires (la place des réfugiés).

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

Cependant, les cinéastes en dévoient les codes, spécifiquement portugais, afin de s’éloigner du poids sacrificiel d’une nation juvénile, puisque (re)naissant à l’aune de sa révolution, propulsée et étriquée dans un canal de souffrance. L’infantilisation de Diamantino, qui le distingue alors du simple crétin, permet à Abrantes et Schmidt de façonner un personnage candide et virginal, au sens propre comme au figuré. Prodigieusement interprété par Carloto Cotta, Diamantino appréhende le monde avec une compassion infantile et apprend un vocabulaire nouveau pour le comprendre, à l’instar de l’immersion des réfugiés (ou les « fugiés » pour cet homme-enfant). À partir de cette ingénuité, Diamantino propose un discours sur une nation, attendrie et attendrissante, qui souhaite grandir et atteindre une certaine vision de l’âge adulte, liée à la parenté, plutôt que d’être violemment jetée, à l’instar des œuvres précédemment citées, dans une vie adulte précaire et sinistre.

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Œuvre sur l’ouverture du Portugal, Diamantino accueille en son sein – de manière littérale suite aux effets secondaires des expérimentations du Dr. Lamborghini – des Migrants. Par la double identité de Rahim/Aisha (joué.e par Cleo Tavares), les cinéastes font dialoguer les différents flux migratoires de l’histoire récente du Portugal : respectivement, celui des migrants actuels fuyant l’Afrique pour l’Europe ; et celui des anciennes colonies portugaises à la suite des indépendances du milieu des années 1970 à travers les origines cap-verdiennes de la policière. Prônant une société portugaise mixte et plurielle, Diamantino s’extrait d’un discours sur la perte d’identité de ces générations luso-africaines qui nourrit, pourtant, le cinéma de ces compatriotes : de l’entière filmographie de Pedro Costa au plus récent Djon Africa de João Miller Guerra & Filipa Reis (2017). Ici, le Luso-africain tient une place centrale dans la société, à la fois réceptacle des désirs de Diamantino et héros garant de la justice nationale.

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

Deuxièmement, Diamantino perpétue une tradition satirico-burlesque afin de dénoncer les dérives radicalisées du politique portugais. Des pittoresques figures colonisatrices de Acto do feitos da Guiné (Fernando Matos Silva, 1980) aux grotesques salazaristes de Capitão Falcão (João Leitão, 2015), Abrantes et Schmidt en gardent la dimension machiavélique qui sied à une narration proche de la fable. La Ministre de la Propagande s’insère alors dans la résurgence portugaise, faisant écho à l’état du monde occidental, de courants ultra-droitiers défendant un nationalisme raciste et sécuritaire (« Dites « oui » à la sortie de l’Union européenne, Dites « oui » à la muraille ! »). Pour cela, les cinéastes se rattachent à une rhétorique politico-historisante synthétisée autour de la phrase « le Portugal n’a jamais été petit » – marqué sur la camionnette du Ministère de la Propagande – qui renvoie au discours colonial d’António de Oliveira Salazar : « le Portugal n’est pas un petit pays [Portugal não é um país pequeno] », citation notamment écrite sur la carte des territoires sous pavillon portugais qui accompagnait la grande exposition coloniale de Porto en 1934.

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

Lors du tournage du clip de campagne du Front National portugais en faveur de la sortie de l’Union européenne, Diamantino mentionne à Dom Sebastião, roi pieux qui projette une guerre de conquête contre le Maroc infidèle à l’été 1578. Lors de la bataille d’Alcácer-Quibir, il est défait, néanmoins son corps n’est pas retrouvé ce qui fait naître une prophétie sur son retour, un jour de brouillard, pour sauver le Portugal et institué le « Cinquième Royaume » censé unifié, selon le jésuite António Vieira (1608-1697), la Chrétienté. Le rattachement à cette figure mythique, voire christique, de l’histoire portugaise est doublement signifiante. D’une part, elle évoque une mythologie paradoxale, puisque héroïque et martyrologique, orbitant autour d’un discours politique ultra-droitier mentionné précédemment. D’autre part, elle unit par le corps même de Diamantino, déguisé à Dom Sebastião repoussant les Maures, la royauté portugaise et celle footballistique (Diamantino évoquant évidemment Cristiano Ronaldo). La place hégémonique des footballers portugais, comme nouveaux héros nationaux, est d’ailleurs aussi présente dans un documentaire sorti quelques semaines auparavant, Terra Franca de Leonor Teles (2018). Dans ce dernier, un couple regarde un match de football opposant le Portugal à la Hongrie lors de la Coupe d’Europe de Football 2016. Alors que le Portugal est à égalité avec la Hongrie (2-2), les présentateurs s’expriment sur la certitude qu’ils ont que l’équipe du Portugal va « atteindre ce moment historique du football portugais». À cette phrase, la cinéaste commence à distendre la bande sonore et remplace alors l’image par l’homme pêchant sur le Tage – l’affiliant ainsi à un récit d’un combat pour la reconnaissance du Portugal.

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Dernièrement, les expérimentations formelles de Diamantino résonnent parmi l’avant-garde portugaise qui prêche l’immersion du poétique dans le quotidien morose du Portugal. Après l’érotique João Pedro Rodrigues (O fantasma, L’Ornithologue), le mythologique Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits) et le romantique João Nicolau (John From), le cinéma lusophone se pare des joyaux pop du duo Abrantes-Schmidt. Entre kitsch et science-fiction, Diamantino offre un manifeste baroque au brûlot politique du Portugal. Parabole drolatique, l’œuvre choisit l’exubérance, aussi bien scénaristique que visuelle, comme arme de destruction massive des maux intrinsèques de la nation portugaise. Une vision enchanteresse dans laquelle la béatitude se quantifie au nombre de chiens géants gambadant dans un stade de football, cathédrale moderne des espérances d’une nation !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Tabou: les Revers du Colonialisme

Tabou, Michel Gomez

L’évocation du colonialisme est toujours un sujet tabou dans les sociétés européennes qui s’enorgueillissent maintenant d’être des modèles d’égalité entre les hommes. Dans les faits « les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droit », cependant comment le faire comprendre à une génération vieillissante, dernier vestige de ce passé coloniale, pour laquelle la domination des hommes noirs étaient une banalité. Il serait réducteur de catégoriser ce comportement sous un pur racisme, puisqu’ils découlent non pas d’une pensée pseudo-naturaliste mais d’un mode de vie qu’ils ont toujours connu. En effet, comme pour le personnage d’Aurora (Laura Soreval), ce racisme lattant (« négresse », « maudit vaudou ») est la conséquence même d’une enfance où la hiérarchisation était visible et donc indiscutable : le maître était blanc, et les domestiques noirs. D’ailleurs, Miguel Gomes continue cette hiérarchisation à travers le personnage de Santa, une bonne noire cap-verdienne. Si la supériorité blanche ne se base plus sur la « race », c’est maintenant le facteur économique qui maintient les anciennes populations colonisées dans une autre forme d’infériorité. Les bases d’éducation qu’Aurora a reçues ne sont alors plus en accord avec le monde dans lequel elle vit maintenant : un Portugal appauvri. Nous avons toujours du mal à imaginer le Portugal comme une puissante nation coloniale. Le film nous plonge alors dans la nostalgie d’une sorte d’âge d’or dont le Portugal doit faire son deuil. Ce « Paradis perdu », en référence à l’appellation de la première partie du film, était une porte ouverte sur l’exotisme et sur la richesse. Des notions que Miguel Gomes transforment et incorporent dans la société portugaise appauvrie avec une certaine ironie. La luxuriance des terres africaines ne se résume maintenant qu’à la végétation factice d’un centre commercial.

Tabou, Michel GomezSi « Tabou » se permet de replonger dans ce passé d’un autre-temps et pourtant proche, c’est qu’il utilise la vieillesse de son personnage pour basculer dans les souvenirs et les révélations d’une Aurora qui n’a plus rien à perdre. C’est de ses délires de crocodiles que part un récit captivant. Miguel Gomes joue de la polysémie qu’il crée autour du mot même de « Tabou ». Il ajoute alors la désignation d’un Mont d’Afrique imaginaire. Mais surtout  il rajoute au tabou du colonialisme, les tabous moraux ancrés par la religion que représente le personnage de la pieuse Pilar. Le réalisateur garde la même forme du noir et blanc de manière judicieuse. D’un côté, le noir et blanc est le moment des souvenirs d’un passé figé. De l’autre, il exprime un présent terni par la quête d’un retour à un âge d’or inatteignable. Aurora ne vit plus dans son présent, elle survit rongée par les remords. Miguel Gomes le montre par les différentes perceptions temporelles par lesquelles il définit les deux parties. Pendant que le présent bloqué s’écoule avec lenteur de jours en jours, le passé glorieux se consume à la rapidité des mois accéléré par la passion et l’effervescence de la jeunesse. La poésie des images est accentuée par l’audace du réalisateur dans son traitement des souvenirs. En effet, il exclue toutes formes de dialogues. Il y a ici une logique et une cohérence puisque rajouter des dialogues seraient presque mensonger vu la distance de temps qui sépare le moment où les actions ont été vécues et le moment où on en fait le récit. Miguel Gomes se rapproche alors au plus près des procédés de mémorisation du cerveau. Il ne retient que des ambiances, des détails comme la chaleur ou le bruit de la savane environnante. Le spectateur entre alors entièrement, presque physiquement, dans ce passé qui pourtant n’est pas le sien. Il ressent la chaleur étouffante de l’Afrique, l’ambiance festive et l’amour naissant.

Tabou, Michel Gomez« Tabou » est un film sensoriel parfaitement maîtrisé qui dévoile un profond amour pour le cinéma et qui représente également le meilleur de ce dernier. Une réussite plastique et scénaristique hors du temps.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre