L’œuvre cinématographique d’Atiq Rahimi est empreinte du néoréalisme. Il délivre un cinéma-vérité au plus proche du réel, et même du documentaire, dans lequel les seules envolées lyriques se basent sur le ressenti de son personnage. Dans la scène où la femme se découvre dans le miroir, le réalisateur afghan tend vers le cinéma esthétisé de Wong Kar-Wai. Mais au-delà de l’hommage, c’est la découverte des sens qui bouleverse sa réalité et donc la nôtre. La dure réalité de l’Afghanistan que nous montre Rahimi est celle d’un pays en guerre. Une guerre de non-sens où personne ne sait vraiment qui combat qui. L’important est de savoir où a lieu la guerre et c’est la seule information qui circule dans une population qui en a fait sa routine : « la ligne de front est proche » dit le Mullah. Le traitement de la guerre se fait comme toile de fond d’un huit clos dans lequel la pièce maîtresse est la chambre du couple où git le mari paralysé. La guerre ne fait irruption que lorsqu’elle se montre aux fenêtres comme le Tank qui tire sur la maison ou les gardes postés sur les toits environnants. Comme pour pousser encore plus loin l’universalisation de son récit, Ataq Rahimi ne donne jamais d’identité propre à ses personnes, ils sont homme ou femme mais pas dénommés. De plus, les faits ne sont présents que par le biais de cette femme (Golshifteh Farahani) qui soliloque. Syngué Sabour fonctionne sur une unité de parole, la sienne, qui donne au film une direction et un but. C’est sa parole qui fait l’histoire et qui amène les éléments du passé. Les flashbacks sont subtils étant toujours narré au présent donnant alors au film une continuité temporelle. Le passé est ici le temps du souvenir : le temps des émotions, des ressentis et des bruits. Le spectateur reste dans le présent partageant avec elle ses digressions mentales. Syngué Sabour est le film d’une femme : l’actrice Golshifteh Farahani. Son aura peuple chaque image, elle fait vivre le cadre et montre par sa présence la grâce dont le cinéma peut-être capable.
Syngué Sabour s’axe autour de la progressive émancipation d’une femme. Pour ne citer qu’elle, elle passera de « morceau de viande » à « prophète ». La caméra commence à tourner sur une femme négligée qui ne vit que pour sa famille. C’est ainsi le portrait d’une femme comme la cantonne la religion islamique. Elle n’est qu’un objet domestique qui ne sert qu’à enfanter : être stérile, c’est être inutile. Il suffit alors de se pencher sur l’histoire de sa tante, femme stérile mise à la rue après avoir été violentée et abusée. La prostitution est alors perçu comme une échappatoire (métaphorique, Atiq Rahimi ne fait nullement son éloge). C’est le seul moyen pour les femmes de sortir de la misère dans ces sociétés et même paradoxalement de se protéger : « tu as bien fait de dire que tu étais une pute, sinon il t’aurait violée » raconte même la tante. Ainsi, le contact avec ce milieu de désinhibition corporelle entraîne chez notre protagoniste une conscience de son corps et de ses désirs d’un point de vue purement physique. Elle transforme progressivement son apparence à mesure que le film avance : elle se lave les cheveux, se maquille. Plus elle se libère de ses vêtements, plus elle est libre puisqu’ils sont la représentation de ce que la société fait à ses femmes : les enfermer et les cacher. Elle vit pour elle et choisit son plaisir (l’amant). Elle finit bien « prophète » par le miracle qu’elle accomplie, et l’est également pour le spectateur car elle crée l’image de sa présence mais aussi par les visions de son passé qu’elle partage avec lui.
Si cette émancipation est possible, c’est par la paralysie du mari puisqu’avec lui c’est toute la société phallocratique qui entoure sa femme qui s’effondre. Il n’y a plus d’oppression autoritaire au-dessus d’elle. Elle se surprend alors à dire « pourquoi je demande la permission » pour sortir à son mari végétatif. Le personnage de Golshifteh Farahani utilise alors le silence pour enfin libérer sa parole et donc s’envoler. Ne pouvant ni parler, ni bouger, son mari est alors prisonnier de sa parole : il devient sa syngue sabour, une pierre à laquelle il faut raconter ses secrets jusqu’à qu’elle explose. « C’est la première fois que tu m’écoutes, on est marié depuis 10 ans ». Cette nouveauté fait entrer dans le couple une spirale infernale de vérité et défiance verbale. La femme fait alors la vérité sur tous les moments de leur vie libérant de lourds secrets qui pesait sur elle et qui empêchait son envol. Les femmes sont soumises mais créent une vie parallèle pour donner ce qu’on attend d’elles quitte à tromper ou à commettre d’autres délits selon les lois islamiques. Syngué Sabour montre également la différence entre les gestes qui peuvent être feins et la parole révélatrice. Caressant le visage de son mari, elle lui dit « si seulement une balle perdue pouvait te tuer » faisait ainsi résonner ses mots avec encore plus de violence.
Syngué Sabour est une réussite formelle et scénaristique qui sera, je l’espère, un des points forts de ce début d’année.
Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent
