Paradis-Amour : Le Paradis devint Enfer

Paradis:Amour, Ulrich Seidl

Le malaise peut être créé par un réalisateur de plusieurs manières. D’un côté, il peut amplifier ses images et ses propos en cherchant l’insoutenable, cependant il ne doit pas tomber dans le malaise gratuit. De l’autre et c’est le chemin que prend Ulrich Seidl, un réalisateur peut prendre le parti d’une mise en scène épurée, voire clinique, pour amener son spectateur dans une vision d’une réalité presque documentaire. L’avantage principal étant de rendre plus tangible la critique que le réalisateur cherche à faire. Dans sa trilogie Paradis, dont Amour en est la première partie, Ulrich Seidl fait le croquis de l’utilisation d’un pays par une Europe qui, même si elle ne contrôle plus les espaces émergeant, garde une puissance économique et culturelle. Il s’appuie alors sur l’exemple du Kenya et son image d’exotisme paradisiaque. Ulrich Seidl ironise sur la dénomination de « paradis terrestre » de ce pays qui ne montre qu’une fausse façade occidentalisée et taillée dans le rêve des touristes. Il suffit de voir le folklore hôtelier  passant de l’orchestre ressassant la même chanson dans des tenues zébrées à la décoration des chambres peuplées d’animaux exotiques. Mais Ulrich Seidl ne participe à l’émerveillement ambiant, il blâme ce tourisme artificiel. Du tourisme-usine, il montre le nombre des transats, un employé qui met des serviettes sur des sièges avec la même gestuelle du travail à la chaîne. Du tourisme d’hôtel, il place dans ses seconds plans des couples qui stagnent sur les balcons. Par des jeux de parallélisme et de miroir, le réalisateur autrichien ironise froidement de la rupture entre le Kenya créé pour les Occidentaux et la réalité miséreuse d’un peuple qui ne touche quasiment aucun retour de son attrait touristique. Ainsi, d’un côté de son plan le spectateur voit une rangée de chaises longues sur lesquelles se panent des touristes ; et de l’autre, des kenyans prêt à tout pour gagner quelques sous. Pour les séparer, ne se dresse qu’une pauvre cordelette rendue infranchissable par des militaires armés. Ainsi à l’image de « gated communities », l’hôtel s’ouvre par un check point. Ce qui dérange chez Seidl, c’est son aisance à créer des plans frôlant l’absurde de composition pour exprimer une réalité troublante et dérangeante. Sa caméra se pose comme un observateur immuable et impuissant regardant ce qui se présente devant lui comme un spectacle. Le soudain assourdissement qui entoure Teresa – incarnée par le talent de Margarete Tiesel – lorsqu’elle enjambe la cordelette pour entrer dans le véritable Kenya. L’un des autochtones dit alors en montrant l’hôtel « Là, Europe. Ici, Afrique » donnant alors au tourisme une impression de supercherie.

Paradis:Amour, Ulrich SeidlDe la sollicitation du peuple kenyan découle un sentiment de domination et de supériorité qui fait écho à un racisme lattant fruit de la colonisation et des théories de classification des espèces. Apparaît alors un racisme basé sur un exotisme cliché : « les Nègres sentent la noix de coco » prononce Tereseas/Inge Maux. Mais aussi sur l’image qu’en a donné la société puisque dans une scène affligeante Teresa/Margarete Tiesel et une autre touriste autrichienne avilissent le barman en lui faisant répéter tel un singe savant des mots allemands sans sens pour lui dire au final : « Tu ressembles au bonhomme de Banania » symbole d’un racisme colonial. L’amalgame animal/noir continue à travers une discussion entre les deux Teresa(s) qui parle des Noirs comme on parle d’animaux au zoo : « Ils se ressemblent tous », « moi, c’est la taille qui me permet de les distinguer ». Du racisme, le personnage tire également la méfiance et la peur de la saleté en nettoyant à son arrivée sa chambre de fond en comble au désinfectant.

Paradis:Amour, Ulrich SeidlCette surpuissance n’est pourtant qu’imposture puisque la docilité des Kenyans, ainsi que leur gentillesse envers les touristes, n’est pas dénoué d’intérêt. Les « sugar mama » – ces femmes quadra ou quinquagénaire qui viennent au Kenya pour faire du tourisme sexuel – sont des proies faciles. Petites gens chez elles, les « sugar mama » sont ici désirées et draguées comme elles ne le seront sans doute jamais en Europe.  Elle ne réclame que de l’attention, de l’intérêt et du sexe que les escrocs donnent audacieusement cachant dans un premier temps la soif d’argent. Face à la misère qui leur est montré, les touristes sexuelles donnent des sommes rendues peu compréhensible par la conversion monétaire. Mais d’une excitation émotionnelle et sexuelle dont Ulrich Seidl tire des scènes cocasses comme lorsque Teresa apprend à son amant à malaxer un sein à « l’européenne », le réalisateur emprunt son film d’une solitude dévastatrice résultat de la désillusion. Certes la « sugar mama » à ce qu’elle veut, mais ce n’est qu’un subterfuge pour lui soutirer de l’argent. Les relations ne sont pas réelles et la découverte des regards fuyants et des mensonges est presque impossible à dépasser. « Je veux qu’il me regarde dans les yeux, qu’il voit en moi l’être humain » soupire Teresa. Paradis : amour se révèle finalement un long-métrage parcouru par une solitude à l’image des lits vides qui se succèdent ou dans lesquels les amants se séparent et qu’Ulrich Seidl unit que rarement.

Paradis:Amour, Ulrich Seidl« C’est ça l’Afrique » dit Teresas/inge Maux en désignant un strip-teaseur africain dansant nu sur le lit de la chambre d’hôtel. De ce triste constat d’un tourisme à l’inverse de la découverte ethnique, Ulrich Seidl signe un long-métrage corrosif. La raison lui aurait cependant évité de faire parfois tomber Paradis : Amour dans un malaise visuel gratuit et pornographique. Il est maintenant attendu de voir l’œuvre de Paradis dans son ensemble.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

Cogan, Killing Them Softly: la Violence Fade

Cogan, Andrew Dominik

Le Festival de Cannes s’est souvent fait le porte-parole d’un cinéma américain faussement indépendant qui défend une narration subversive superficielle. Cette année,  les représentants ont été « Paperboy » de Lee Daniels et « Cogan :Killing Them Softly » de Andrew Dominik. Deux films ratés qui ne se pensent que par des effets stylistiques pompeux et non à travers un scénario – malheureusement faiblard. Ils utilisent la violence sans aucun traitement cinématographique, le but étant d’essayer de choquer un spectateur en lui montrant une violence brute et directe. Ce sera à celui qui montrera les scènes les plus trash, à celui qui prônera un cinéma « libre » et exempt de toutes règles morales. Sauf que les deux cinéastes confondent subversif et vulgaire. Ainsi, les films ne sont qu’un simple assemblage de discours sexo-provocateurs incohérents et inutiles. Dans un « alcool, sexe et prostitués » bien fade, les stéréotypes de gangsters endimanchés se croisent et s’entretuent – ne cherchez pas pourquoi, le but est de faire des morts. Andrew Dominik ne dispose ni de la mise en scène ni de l’approche cinématographique nécessaires pour donner à son film une identité propre. Il ne s’inspire pas de ses pairs : Tarantino qui décomplexe la violence extrême et jouissive en la cartoonisant, ou encore des Frères Coen qui lui donnent une saveur ironique, bestiale et froide. Chez Dominik, ce n’est que l’échec d’une escalade de violence qui se révèle finalement n’être qu’une accumulation de scènes d’exécution. S’il essaye de la dynamiser par un travail de mise en scène, c’est pour nous resservir continuellement les mêmes ingrédients : ralentis et répétitions de montage. Pourquoi pas, mais la surutilisation de ces procédés fatiguent : ils font des étincelles, mais prennent vite l’eau.

Cogan, Andrew DominikDe plus, « Cogan : Killing Them Softly » se donne des allures de films « arty ». Il s’enorgueillit d’effets visuels superficiels qui n’ont aucune finalité excepté celle de faire croire au spectateur qu’il voit du grand cinéma. Tout commence durant la scène d’ouverture : le protagoniste déambule au ralenti, accompagné d’une musique expérimentale, et sa marche est entrecoupée de cartons noirs. Je ne suis pas contre une mise en scène stylisée, mais ici ce n’est que du vent puisque Andrew Dominik finit directement après cela l’expérience visuelle qu’il crée pour ouvrir son film et donc pour ancrer dans l’esprit du spectateur. Mais pourquoi essayer de faire tendre un film vers ce qu’il n’est pas ? Dans les scènes qui suivent, le réalisateur film à la manière de Quentin Dupieux, il lui emprunte ses inclusions d’absurde dans les plans faisant avancer ses personnages dans une rue peuplée de chaises vides. Mais encore une fois, ce ne sont que des effets et pas des moyens d’exprimer une pensée claire. Le réalisateur ne parvient pas à avoir des partis-pris visuels et ne fait qu’errer au gré de ses envies sans jamais faire de son film une œuvre unique et surtout cohérent. Il est étrange de voir qu’un film patine, non pas parce que son acteur ne joue pas bien, mais par ce que l’acteur dégage en lui-même. Le problème de Brad Pitt est que sa sur-médiatisation l’empêche maintenant d’être vu autrement que par ce qu’il est : c’est-à-dire Brad Pitt. Il ne dispose plus que d’une identité propre et ne peut plus dans l’esprit du spectateur devenir autre chose que lui-même.

Cogan, Andrew Dominik

« Cogan : Killing Them Softly » cherche enfin à avoir une dimension politique. Pour cela, Andrew Dominik juxtapose à son récit les discours de la campagne présidentielle de 2007. Opposant McCain (Républicain) à Obama (Démocrate), la campagne désignera celui qui reprendra les reines des ruines du pays que Bush a laissées. Si dans un premier temps, le spectateur fatigue de ce rapprochement qu’il ne comprend pas. Andrew Dominik clôt son film sur un discours politique intéressant. Brad Pitt, parrain du crime, relativise le discours d’Obama prônant l’unité de la nation. Les politiciens flattent et cherchent à faire croire que les américains forment une communauté soudées. Mais, dans la réalité il n’y a aucune solidarité dans un monde tourné exclusivement vers le Roi Dollar. Les américains sont justement les plus solitaires des citoyens. De ces derniers propos, Andrew Dominik trouve une finalité à son film. Il est juste dommage qu’il a fallu remplir 1h20 pour en arriver là.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Au-delà des Collines: la Foi Criminelle

Si la religion chrétienne s’était opposée à son dernier film « 4 mois, 3 semaines, 2 jours » (Palme d’Or, 60e Festival de Cannes), Cristian Mungiu avec « Au-delà des collines » se penche sur les maux qu’elle insère dans une société roumaine gangrenée. Témoin des chaînes qui bloquent le déploiement de son pays, il use alors de la puissance dénonciatrice du cinéma pour faire de son film un manifeste pour une autre Roumanie : une plus ancrée dans les progrès sociaux et économiques. Il proscrit et dénonce à la manière des Frères Dardennes maniant un réel brutal, certes plus esthétisé. « Au-delà des collines » est un film fleuve où chaque seconde converge vers la même tension et la même volonté d’une reddition du pouvoir clérical influençant la société dans son ensemble. Au sommet de la pyramide hiérarchique, la chute du communisme a redonné sa prééminence au Christianisme. Le peuple roumain reste donc servile même si l’oppresseur change de visage. Mungiu dresse ainsi le portrait sombre d’une nation éloignée de sa propre histoire par les Soviétiques. Voicheta et Anita sont alors les symboles même de cette Roumanie sans passé propre, orpheline. Pour le pays comme pour elles, la religion orthodoxe a été une institution refuge. Un abri archaïque pour un peuple désemparé et désabusé qui ne peut évoluer sous ce poids écrasant que la religion représente.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuL’obsolescence de la religion est rendue visible par Mungiu puisqu’il ancre son récit dans un village reclus aux allures de bourg médiéval. Quasiment coupé du monde, la religion se sépare de la ville enfermée entre les collines. Toute superposition entre ville épiscopale et société roumaine est ainsi détruite. L’orthodoxie est relayée « au-delà des collines » comme hors du temps. De plus, tout comme le communisme, ce couvent prône un communautarisme absolu où l’individu perd toute individualité et s’uniformise. La seule différenciation des sœurs réside dans les corvées qui occupent leur journée: celle du puits pour Voicheta. Du petit père du peuple stalinien, la Roumanie glisse vers la figure illusoire du Prêtre comme « père »: mot attirant pour un peuple orphelin. Un chef de couvent charismatique qui fait boire ses paroles à ses ouailles qui les déblatèrent ensuite comme des paroles naturellement récitées. Le plus troublant dans « Au-delà des collines » c’est que la religion astreint la Roumanie a n’être qu’une société de superstitions et d’irrationalisme. Mungiu ne peut même pas concevoir une indépendance de la Science et de la Médecine, et le fait que la Roumanie ne le peut est inquiétant. Il suffit de voir l’absurde prescription du médecin qui ajoute aux médicaments des prières et des lectures de chapitres bibliques redonnant ainsi à la religion sa place centrale pour l’homme que cette dernière s’octroyait au Moyen-Âge.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuAinsi dans une Roumanie contrainte à se figer dans le passé, le personnage d’Anita est le symbole de cette Roumanie qui refuse cet obscurantisme et qui souhaite aller de l’avant. Sa fuite en Allemagne ne donne en aucun cas une puissance à la société occidentale mais montre seulement que la Roumanie ne doit plus concevoir un avenir tournée vers les fantômes de l’Union soviétique. Cherchant à sauver des griffes de l’Orthodoxie son amie/amante, elle confronte alors sa propre modernité à l’archaïsme obsolète de la religion. Mungiu provoque sans doute en amenant des relations saphiques mais il montre bien que la société évolue et elle ne peut le faire pleinement en étant paralysée par des règles dictées il y a plus d’un millénaire. Voyant que ses propres contradictions sont mises à jour par cette trouble-fête indésirable, la seule solution est de la museler. Mungiu fait alors d’Anita une martyre qui prend les traits d’un christ subversif reposant enchaînée en croix sur les débris du Christianisme. Voicheta, symbole quant à elle d’une Roumanie aveuglée, renaît et se libère progressivement de l’aberration religieuse après une lente avancée dans l’horreur psychologique. Mungiu clos son film sur l’accusation de la religion faisant un parallèle entre une affaire morbide de meurtre familiale et les exactions de l’institution orthodoxe.

Au-delà des Collines, Cristian Mungiu« Au-delà des collines » est un film poignant qui cherche à montrer qu’une autre Roumanie est possible. Cristian Mungiu laisse une lueur d’espoir dans le personnage d’un médecin rationnel qui ne donne plus aucune importance à la religion et qui fait le procès d’une sphère d’influence qui pour arriver à façonner à sa propre image la société a du commettre nombre de crimes qui ne seront pourtant jamais portés devant les tribunaux. L’évolution des consciences roumaines est en marche et son leader est incontestablement Cristian Mungiu.

 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Rengaine: L’Impureté Significatrice

La France se complait dans l’illusion d’une rengaine utopique. Elle se repose sur des acquis moraux issus du XVIIIe siècle, mais qui n’ont cependant toujours pas permis d’inclure le brassage culturel qu’elle est devenue. « Liberté Egalité Fraternité » est sans doute cette phrase répétée sans cesse et qui devient la rengaine d’un pays multiethnique. Rachid Djaïdani questionne habillement les valeurs républicaines de la France et montre avec un réalisme voulu l’application du vœu constitutionnel. Dans un bar, une chanteuse ratée chante pourtant le vrai : « Je vois la mosquée de ma maison/Je vois l’église de ma maison/Je vois la synagogue de ma maison/J’entends les guerres, j’entends les guerres ». La réalité est bien là, la France est forgée non pas par un peuple mais par des peuples qui cohabitent dans un espace restreint et dont les modes de vie s’entrechoquent. La guerre n’est plus visible par les armes ou par le bruit, mais le conflit silencieux qui s’est mis en place est plus pervers et plus dangereux. La religion entraîne un communautarisme qu’il n’est pas dur de voir dans les rues parisiennes en se baladant rapidement. On se rend compte alors qu’il y a bien sur une mixité mais qu’il n’y a quasiment aucun mélange. « Rengaine » a pour but de confronter la France à ce qu’elle devrait être. En quoi l’union de Sabrina (seule fille d’une famille musulmane) et Dorcy (noir chrétien) devrait soulever tant de débats et de problèmes ? Le racisme est encore bien présent en France, mais pas forcément où l’on croit. Les conflits majorités-minorités ne sont plus d’actualité, il faut maintenant penser en minorités contre minorités. Le rejet de l’autre est perceptible seulement au moment d’une union puisque l’inclusion d’un nouvel individu au sein d’une famille est un évènement qu’il faut pouvoir encaisser. Ce raisonnement amène d’ailleurs un certain absurde lorsqu’un des frères explique à son ami noir qu’il est impossible, presque éthiquement, que sa sœur se marie avec un noir. Comment expliquer que les caractères physiques gommés pour lors de relations amicales resurgissent lors d’une relation amoureuse. La différence d’accord, mais pas dans ma famille. La religion est encore un lien social extrêmement fort qui n’est pas encore pu être dépassé. La religion apparaît ici presque comme un archaïsme séparant ces Roméo et Juliette modernes. La tradition comme frein à la solidarité et à la fraternité ?

Rengaine, Rachid DjaïdaniMais « Rengaine » se veut aussi le film d’une époque. C’est en parti par cela que la forme se justifie. Un cinéma en perpétuel mouvement qui n’a pas le temps de s’attarder sur un détail. La caméra de Rachid Djaïdani tend à la confusion avec le nouveau moyen de diffusion qu’offrent les portables. Il donne l’impression d’être lui-même un spectateur de ce qu’il nous montre, relatant des faits qui se présente au hasard à lui. Cette pensée sur l’art dénonce aussi le manque des moyens donnés à un genre de cinéma qui essaye de sortir des sentiers battus et rebattus par l’académisme. Y a-t-il encore une place pour l’innovation et l’inventivité ? « Rengaine » dégage une force créatrice, une envie de faire malgré les obstacles que le projet à du rencontrer. Les 7 ans qu’il a fallu pour le réaliser le prouve. L’art en tant qu’art, et non en tant que divertissement, est sans doute en perdition et le rapprochement de Dorcy (personnage voulant devenir acteur) et de Dorcel (réalisateur de film X), au-delà du rire, est un électrochoc sur la nouvelle vacuité de l’art populaire et popularisé par internet et la téléréalité. « Personne veut d’une tête de steak cramé comme toi », ce propos tenu à Dorcy illustre l’élitisme de l’art qui ne laisse place qu’aux stigmates. Rappelons-nous de Firmine Richard (« 8 Femmes », « ma première étoile) qui en tant que noire disait recevoir quasiment que des rôles de bonnes. Certes, c’est un fait du passé mais le nouveau cinéma ne peut-il pas en sortir et offrir des rôles non plus sur la couleur de peau. Rachid Djaïdani dresse le portrait d’une jeunesse désabusé qui n’a le choix qu’entre le « Xanax » et une « balle dans la tête ». L’avenir n’existe plus, le but de la réussite est de ne pas sombrer dans la pauvreté et non plus de participer à l’ascenseur social.

Rengaine, Rachid Djaïdani« Rengaine » est un film coup de poing qui dépasse le cinéma pour interroger directement le spectateur et la société à laquelle il appartient. C’est un film différent qui marque sans doute l’avènement d’un cinéma moderne et qui perce en dehors des voies tracées par les nombreuses comédies qui inondent les écrans. Le cinéma a une force, « Rengaine » en est la démonstration.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent 

Touristes: La cavale grotesque

Critique de la Projection Presse – Le film sort le 26 Décembre 2012
Merci au Site Critique-Ouverte qui m’a fait confiance.

Un nouvel adepte de la vulgarisation de la violence émerge cette année : Ben Wheatley. Un réalisateur au potentiel certain qui se définirait comme un Tarantino au service de sa majesté avec tout l’humour anglais qui en découle. La violence chez Ben Wheatley est une force à part entière qui germe en chaque individu mais où le passage à l’acte dépend plus de circonstances extérieures que d’une volonté intérieure. Il se sépare alors de son homologue américain qui a certes vulgarisé la violence comme un simple acte brut et animal, mais qui continue cependant à l’enfermer dans des sphères de violence prédéfinies : mafieux, tueurs. L’univers de Wheatley nous place devant la « vraie » violence, celle qui surgit sans vraiment savoir pourquoi et qui touche des gens qui en sont habituellement totalement exclus. « Kill List », son premier film parvenu en France (sortie le 11 Juillet dernier), nous permettait de suivre d’anciens agents spéciaux devenus des mercenaires. Ils font partis des sphères de violence, mais leurs actions s’expriment dans des milieux qui excluent la violence : gens lambda, milieu clérical. « Touristes » est aux antipodes de l’univers froid et sombre de « Kill List » mais la notion de violence crue et stupéfiante est poussée à l’extrême. Des personnes d’une banalité déconcertante se voient propulser dans une spirale de violence qui leur donne enfin l’impression de vivre. C’est là que l’humour anglais s‘exprime, Ben Wheatley désossant le film de cavale romanesque. Les bolides de Bonny & Clyde deviennent de dérisoires caravanes kitch au possible, l’amour passionnel et interdit de « La Ballade sauvage » de Terrence Malick est tourné en dérision à travers ce couple de ratés. La marginalisation crée autour de ces héros de cinéma une aura séduisante. Mais devenue extrême banalité, les personnages de Wheatley sont des anti-héros du quotidien.

Touristes, Ben WheatleyChris et Tina ne sont en rien des personnages de cinéma, des personnalités que le spectateur aurait envie de suivre. Pourtant, c’est avec choix étonnant que le film démarre pour se transformer en un périple macabre. L’ouverture du long-métrage est significative de l’univers insignifiant et ordinaire dans lequel nous plongeons. Une vielle femme qui aboie en hommage à sa chienne, et seule amie, morte dans une maison ensevelie sous les photographies ringardes de ce membre de la famille particulier. Entré dans la basse classe moyenne anglaise, le spectateur découvre un personnage effacé : Tina, sorte de Tanguy au féminin. 34 ans, femme-enfant, fan de tricot, et toujours sous le toit maternel : un exemple de réussite par excellence. Malgré cela, la voilà entichée d’un roux à barbe du nom de Chris. Un duo de choc parti à la conquête d’un monde réduit à la campagne anglaise à traverser en caravane pour visiter les musées du tramway ou du crayon comme on découvrirait des temples incas. Etant des clichés de touristes, ils parcourent le patrimoine anglais muni de k-ways de couleur. Le spectateur se rend alors compte qu’ils sont devenus attachants, à l’image d’enfants errant sur une aire d’autoroute et admirant la grandeur du monde. C’est une métaphore que nous retrouvons lorsque Tina achète suite à un désir enfantin un énorme crayon et écrivant une lettre comme une enfant, elle donne l’impression de n’être pas faite pour ce monde trop grand pour elle. Leur idéal est simple : devenir maître de leur destin restant d’éternels mineurs. Souhaitant « être craint et respecté » comme la représentation chevaleresque de l’homme. Mais le décalage se fait déjà par leur couple bien ancrée dans les relations sexuelles de l’âge adulte. De ce couple-là, les scénaristes en sortent des tueurs.

Touristes, Ben WheatleyLe film bascule par un accident qui coutera la vie à un de ses hommes sans conscience civique. Ceux qui dans la rue nous donne parfois des envie de meurtre. Est-il vraiment accidentel ? On ne le saura pas vu le sourire ironique qui apparaît sur le visage de Chris content d’avoir éliminé ce « porc avec des vêtements ». Chris amène ainsi la notion de meurtre, tandis Tina, par la suite, celle du chaos. Mais la justification de leur meurtre est simple, le couple est écrasé par les valeurs de respect autrui et du monde étant conditionnés par les règles qui structurent la société. C’est donc logique que pour remettre de l’ordre au chaos, il ne faut utiliser que le chaos. Ne sont-ils pas même plus courageux que nous qui rangeons nos passions meurtrières et accumulons des tensions ? Personne ne peut se targuer de ne jamais avoir eu envie de tuer quelqu’un, même un simple inconnu. Et c’est le talent de réalisateur de Ben Wheatley qui permet ce rapprochement entre ce que l’on veut faire et ce que l’on fait réellement. Il déstructure judicieusement les scènes de violence pour en accentuer une jouissance de la conscience. Il multiplie les plans, change les angles de caméra, accélère ou suspend le temps, y ajoute de la musique : il calque son modèle de perception à celui de l’esprit dans lequel tout est possible. Il suffit de voir cette course en caravane où les bruits sont exacerbés et la vitesse des « bolides » accélérée. Nous voyons la scène comme Tina et Chris la ressentent et l’imaginent sans doute quand ils y repensent, mais non comme elle s’est réellement déroulée. C’est cette exaltation de la vie, ce trouble du quotidien qui leur manquait et qui va les faire tomber dans une spirale mortifère : d’accidentel à volontaire, de motifs sociétaux à simple jalousie, de meurtres souhaités à gratuits. Une escalade de violence jouissive également pour le spectateur qui se délecte de ce passage à l’acte.

Touristes, Ben WheatleyLa réussite de « Touristes » réside surtout dans l’incursion d’un humour tourné vers l’absurde. Tout le décalage entre les actions et les personnages permet des scènes d’un humour fin et intelligent. Ces tueurs du dimanche arriveront à vous prouver que « Tuer, c’est écolo » ou que le tricot peut permettre de faire des dessous affriolants. Un humour noir et anglais qui rend à la comédie anglaise ses lettres de noblesse. « Touristes » est la mise en pratique même de la notion de catharsis de l’art d’Aristote, c’est un défouloir mental. « Touristes » ne ressemble pas à un autre film, il dégage une singularité dans son traitement des personnages et de la violence. Une réussite surprise qui devrait dynamiter les réveillons de noël bien trop tranquilles. 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

Después de Lucia: La Palpable Brutalité

Le cinéma mexicain renaît actuellement en choisissant de se focaliser sur le pouvoir dénonciateur du cinéma. Voyant dans ce dernier une catharsis qui permettrait de purifier le spectateur et de l’éloigner une fois sorti de la salle de l’escalade de violence rendue possible dans un pays démocratique mais peu stable. Ainsi, les réalisateurs mexicains mettent l’accent sur les problèmes internes du Mexique s’attaquant avec « Miss Bala » (de Gerardo Naranjo, présenté dans la sélection Un Certain Regard à Cannes en 2011) aux problèmes de la drogue qui, bien que gangrenant la figure de l’autorité, touchent surtout des citoyens lambda qui sont victimes d’une menace qu’ils ne peuvent combattre et qu’ils ne peuvent accepter. Mais l’escalade de la violence de Michel Franco, le réalisateur de « Después de Lucia », est une violence de l’intime qui peut alors prétendre à l’universel. Si la question de la drogue est latente mais présente, elle peut se voir comme un des facteurs qui créent les comportements antisociaux du film. Cependant à l’inverse du phénomène d’exclusion souvent annoncé, la drogue crée ici une communauté qui rejette le non-consommateur. Ceci est extrapolé, certes, les comportements à l’encontre d’Alejandra reposant sur une haine mais pouvant peut-être s’expliquer dans leur extrême brutalité par la drogue qui nécrose la population en entrant par sa jeunesse. « Despues de Lucia » reflète alors  la locution latine « l’homme est un loup pour l’homme ». C’est la destruction d’un congénère qui est le but.

Despues de Lucia, Michel FrancoL’extrême dureté du film de Franco est, en complémentarité avec son sujet, due à la recherche de montrer la vie sans utiliser les fioritures du cinéma. Le but n’est pas de raconter une histoire, mais de raconter l’Histoire – la vie. « Después de Lucia » se plaçant comme l’illustration de la dureté de l’adolescence et de création de bouc-émissaire pour exulter les défauts de l’âge ingrat. Les bourreaux ne veulent finalement que transposer leur mal être sur des êtres, perçu comme ennemis, qui l’ont déjà dépassé et qui brillent par leur confiance en eux. C’est le cas d’Alejandra. La puissance du film et le trouble qu’il dégage résident alors dans cette recherche de la réalité. De ne montrer que ce que montre la vie et de ne jamais chercher un pathétique ou des effets cinématographiques qui diraient alors au spectateur que les faits sont fictifs, et donc qu’il n’assiste pas réellement à cette mise à mort sociale.  Le parti pris de Franco se légitime par la création d’une image-image, théorisé par Godard, amenant alors le cinéma à sa caractéristique de fenêtre ouverte sur le monde. Le réalisateur est maître du détail sur lequel il se focalise, mais il inscrit son regard dans une vision généraliste. Ainsi, modifier l’image ou lui ajouter des effets montreraient la vacuité de l’utilisation d’une image « belle en soi », qui amènerait le cinéma dans une logique de seule contemplation. Certes, toutes les scènes ne sont pas forcément utiles à l’intrigue, mais elles sont le symbole de la vie qui passe. Et surtout, la mise en place d’une routine qui permet à la victime Alejandra de cacher sa descente aux enfers. Ce n’est pas la vie qui changent, mais les entités sociales qui modifient leur regard sur elle, la voyant comme un rival à abattre La collectivité aillant toujours raison du singulier.

Despuès de Lucia, Michel FrancoLe trouble malsain, qui grandit tout au long du film, est forcément et volontairement accentué par cette recherche du réel qui pousse le spectateur à se questionner sur la véracité de ce qu’il voit: assiste-t-il aux faits comme dans un documentaire ou voit-il juste une fiction. Mais Franco cantonne le spectateur dans ses retranchements, amplifiant son pire défaut: l’impuissance. Cette passivité est dérangeante car elle place le spectateur au même niveau que les  bourreaux: cautionnant la maltraitance puisque ne pouvant intervenir.  Le spectateur n’a comme solution que d’assister à l’horreur. « Después de Lucia » flotte au-dessus du spectateur pour mieux le bouleverser, tant au moment du film qu’après. Michel Franco n’est pas un réalisateur hors-pair, puisque son seul effet de style a lieu dans un prologue vain et inutile, mais il parvient à contrebalancer cette faiblesse par un scénario vu comme un assemblage de scènes percutantes. Il cherche l’escalade de la violence, mais à une échelle temporelle lente, perturbant le spectateur dans la durée. Détruisant dans un premier temps le physique (les cheveux, les vêtements), puis le mental, souffrance ultime et perpétuelle. Il amène comme seul échappatoire l’exil, et donc une mort sociale qui devrait amenée une renaissance ailleurs. Mais, c’est là que rentre en compte l’effondrement moral qui devient alors une barrière à la reprise d’une vie sans traumatisme. Nous quittons Alejandra isolée, Michel Franco lui laissant une échappatoire mince d’une vie sans bourreaux, mais d’une vie où elle ne vivra plus.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

In Another Country: l’Immuable Destin

« In Another Country » est incontestablement une œuvre de Hong Sangsoo. Il est le symbole d’un cinéma qui se veut vivre de l’intérieur. Un cinéma qui donne l’apparence de surprendre le réel, de contempler les aléas de la vie. Hong Sangsoo ne crée pas des personnages mais des êtres vivants qui, bien que leur psychologie ne soit pas montrée directement, dévoilent des fissures profondes et intimes. Il donne au spectateur rien de plus que ce qu’il aurait su sur des personnes tangibles. Même si le personnage de la scénariste brosse avant chaque partie un rapide portrait du protagoniste qui dirigera l’intrigue, elle ne fait que survoler des informations qui relèvent du général (métier, situation matrimoniale) et du ragot (femme bafouée). Hong Sangsoo joue d’ailleurs avec cette impression de contemplation, l’amplifiant à sa guise par l’utilisation du zoom. Pourtant négligé par le cinéma en général pour son caractère brutal et peu subtil, il prend dans le film une tout autre saveur : il accentue la sensation de voyeurisme chez le spectateur. Ce dernier ne semble plus inactif, il approche son regard des proies qu’il guette comme un chasseur cherchant le gibier à travers des jumelles. Hong Sangsoo ironise même ce rôle en créant une mise en abîme : le spectateur observe le maître-nageur qui épie à son tour le couple d’Anne (Isabelle Huppert). Il amorce une critique du rôle de spectateur-voyeur basculant son personnage dans la honte de s’être immiscer dans la vie d’autrui. La mise en abîme devant créer une réaction en chaîne engendrant la honte chez le spectateur.

In Another Country, Hong Sang-sooLe fond du film, quant à lui, repose sur la notion de destin. « In Another Country » est une œuvre sur les variations de la vie et le Destin comme force divine. La vie est faite de choix, Hong Sangsoo le montre en dupliquant dans chaque segment l’alternative droite-gauche d’Anne arrivant à un croisement. Anne choisit une direction, et cela à autant d’impact qu’un choix de carrière, ou un choix de vie. Chaque détail bouleversant le cours d’une vie. On pourrait se dire qu’Anne n’est pas la même personne dans chacune des trois parties, mais cela serait diminuer la force narrative du film. Si nous voyons cette scène de choix, alors pourquoi ne pas se dire que cette scène s’est produite avant même que le film commence et amenant Anne dans ces trois situations. La force de la destinée est alors palpable, cherchant à unir ces deux êtres coûte que coûte. Les bouleversements arrivés avant la rencontre ne permettent pas de l’éviter mais de seulement changer sa finalité : Flirt, Indifférence-Fantasmé, Don de soi. Hong Sangsoo nous propose alors de voir trois vies différentes d’une seul et même personne : indépendante, mariée – volage, mariée – trompée. L’unité se crée alors dans le physique, le corps ne s’altérant pas mais aussi et surtout par l’image : la représentation du lieu et surtout le motif de l’orange parcourant chacun des trois segments. L’Orange est dans certaine culture le symbole du renoncement, comme-ci enfin les hommes avaient renoncé à prendre leur vie en main et laissé le destin les guider.

In Another Country, Hong Sang-soo

L’Unicité se fait aussi par le langage : chaque situation n’altérant pas ou peu les propos qui se tiendront entre Anne et le maître-nageur. « In Another Country » est la première intrusion de la notion d’étranger dans le cinéma de Hong Sangsoo, qui normalement s’appuie sur Séoul et ses habitants. Si Yasujori Ozu avait déjà en 1959 montré l’absurdité du langage qui ne s’exprime plus qu’à travers un ensemble de conventions sociétales prédéfinies, Hong Sangsoo déstructure le langage pour dévoiler ses faiblesses. Le langage ne fonctionne que sur le principe que les deux interlocuteurs parlent la même langue et qu’ils puissent ainsi se comprendre. Le langage est dans le cinéma de Hong Sangsoo le motif même de l’action puisque comme dans le réel il permet la propagation d’informations et est le déclencheur des émotions (avec l’alcool, qui chez Hong Sangsoo dévoile les personnages). Mais, dans ce film, le langage est un frein à toute compréhension à toute possible naissance d’une histoire. L’épisode du phare est significative d’un dialogue de sourd, chacun croyant comprendre l’autre. Dans le premier segment, la barrière de la langue est tragiquement ironisée par la lettre écrite par Anne que le maître-nageur ne peut déchiffrer.

In Another Country, Hong Sang-sooHong Sangsoo, même s’il introduit un certain fantastique, reste un réalisateur de la contemplation cherchant à capter les fluctuations du réel et à mieux comprendre la nature humaine par son fondement : la vie, qui n’existe qu’à travers le hasard des rencontres et des opportunités, et où l’homme ne peut agir que faiblement.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Like Someone in Love: Le Déroulement du Temps

La maxime « advienne que pourra » résume, à elle seule, les fondements du cinéma de Kiarostami. Prononcée religieusement par le personnage de Takashi, elle exprime la vision d’une vie basée sur un hasard maîtrisé ou subi. Son cinéma est un espace-temps où la notion de destin a encore un sens, non pas divin mais où l’homme est la marionnette de la vie qui le dépasse. L’Homme choisit de vivre, mais reste spectateur de sa propre vie. Chez Kiarostami, une sensation nous envahit, celle d’avoir vu vivre et d’avoir vécu avec. On pourrait reprocher au réalisateur de parfois s’égarer dans des scènes longues où la notion de non-action est poussée à l’extrême. Mais, c’est grâce à ces intermèdes qu’il suspend le temps cinématographique pour le faire coller au plus près de son écoulement réel. C’est de ce parti pris que découle son charme. Ce sentiment de partage entre le film et le spectateur est également accentué par le point du vue que Kiarostami lui octroie. Dans le cinéma du réalisateur iranien, le spectateur n’a pas l’habituel point de vue omniscient – voyant tout et sachant tout. Il est cantonné presque à un rôle de voyeur, et donc tributaire d’un corps fictif. S’en suit alors un jeu de hors-champs, de non-dit visuel, et d’obstacle à la vision: le rideau de la voisine, la fenêtre du restaurant, la vitre du taxi. Les éléments physiques empêchent une présence quasi fantomatique du spectateur. Le film sort de son schéma naturaliste à sa conclusion en créant par des effets sonores amplifiés le trouble. Le film est calme, mais il prépare la tempête. Mais pour ne pas trop aller vers un « cinéma de style », Kiarostami garde le spectateur prisonnier de ce corps filmique qu’il a lui-même créé, le cantonnant comme ses personnages à l’incompréhension de l’évènement.

Like Someone in love, Abbas KiarostamiCependant, le cinéma de Kiarostami n’est pas vain. Certes l’action n’est pas une pierre angulaire de son œuvre mais il préfère distiller par le dialogue ou la mise en scène les questionnements qui le taraudent sur la société en reflétant ses travers. Son génie n’est pas de montrer leur limite ou de tenter de les régler, mais de juste nous les présenter, laissant aux spectateurs le loisir de les résoudre. Il annihile toute morale convenue. Si le thème de la prostitution est clairement annoncé à travers le personnage d’Akiko, le propos de Kiarostami est plus subtil. Il pose la question de la prostitution de l’Homme en tant que personne physique et morale. Sous la prostitution physique se glisse également le problème de la notion de prostitution mentale. Elle s’exprimera à travers le personnage de Takashi – vieux professeur de sociologie à la retraite. Chacun, dans l’ombre de la nuit, ne doit-il pas accomplir son travail, sans échappatoire possible, poussé par une sorte de servitude volontaire face à une autorité quelconque (Mac, patron). Même si Takashi esquisse une rébellion, elle sera vaine et ne permet à son personnage de ne gagner que quelques heures. Kiarostami juxtapose à la notion d’esclavagisme social celle de la surveillance au sein de la société. Dans la scène d’ouverture, il donne une présence diabolique au Mac d’Akiko, une toute puissance visuelle significative de son autorité. Akiko, assise dos à la fenêtre, est recouverte grâce au reflet de la fenêtre par le corps de l’homme qui la possède économiquement et qui peut tout se permettre avec elle, même une intrusion dans sa vie privée (il écoute ses messages pour savoir si elle dit vrai). Cette lugubre scène trouve un écho à travers le personnage de la voisine de Takashi, même si Kiarostami ne s’intéresse plus à la notion d’autorité. Avec son expérience de la mise en scène, le réalisateur voile notre vision d’un rideau, nous rendant encore plus tributaire de notre corps fictif.

aLike Someone in love, Abbas KiarostamiPour contrer cette surveillance accrue, la société n’a que pu se satisfaire que de conventions se maintenant alors sur un jeu de vraisemblance et de faux. C’est de la bouche de Takashi que Kiarostami sort les dialogues les plus intéressants, ceux exposant sa pensée. Ce dernier dira: « Quand tu sais que l’on va te mentir, ne poses pas de questions » – montrant alors que cette société repose sur le non-dit, sur une volonté de créer une réputation qui se calque à la vie, l’une pouvant briser l’autre. Mais encore une fois, Kiarostami ne dénonce pas, il montre seulement les complexités du réel. La notion de conditionnement et celle de convenance seront illustrées par une autre phrase: « Tu dis que c’est un blague, donc je ris ». L’homme ne s’attache plus au sens mais à ce qu’il devrait causer chez l’individu, ici le rire. Le principe est encore une fois d’être bien vu et de pouvoir alors tenter de se reposer enfin sur quelqu’un. Pour toucher au plus profond des âmes, Kiarostami emprisonne ses personnages dans une prison d’acier: une voiture. Ironie, puisque le confinement pousse à la confession. Mais ce rapprochement presque obligatoire de la prostituée, du fiancé et du client, ne sera finalement qu’un jeu de quiproquos agrémenté parfois par une pincée de sincérité.

Like Someone in Love, Abbas KiarostamiDans « Like Someone in Love », les personnages glissent d’un rôle à l’autre, d’un costume sociétal à un autre créant ainsi l’éventail de l’amour. L’amour au sens large: paternel, charnel, amical et sentimental.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Reality: L’échec de la Réalité

La première pensée qui nous prend en quittant la salle, c’est que « Reality » n’est définitivement pas une dérivation de « Gomorra » (film coup de poing sur la mafia napolitaine – Grand Prix à Cannes en 2008). Naïvement, on voyait en Mattéo Garrone un porte-parole d’une Italie en perdition et gangrenée d’un côté par la mafia et de l’autre par une crise tant économique que sociale. Il n’est plus le représentant d’une Italie qui veut ressurgir des cendres d’un mal qu’elle exorcise. Mais, il devient un simple spectateur des bouleversements sociaux d’une nouvelle génération dont le fonctionnement lui échappe. Son dépassement est sa première faiblesse. L’avènement de la culture du voyeurisme, commencé en France au début des années 2000 par Loft Story, est déjà un fait avéré. Dix années sont passées. Ces phénomènes sont maintenant des banalités du quotidien qui font les choux gras des zappings du monde entier. Certes, la célébrité ne repose plus sur des qualités remarquables et sur un élitisme artistique et social, mais la volonté d’une reconnaissance de l’homme lambda se vérifie fréquemment, et il ne faut pas attendre la téléréalité pour s’en rendre compte. Rien de nouveau, si ce n’est que la nouvelle génération s’autorise tout ce qui lui permet d’atteindre cette gloire éphémère et dévastatrice. Mattéo Garrone esquisse assez bien les psychologies de ces personnages, faisant dégringoler son protagoniste peu à peu dans les méandres de la folie. Cependant l’exagération de certaines scènes et leur répétition font des personnages des pantins oscillant entre comédie et drame. Ne sachant pas sur quel pied danser, les portraits sonnent faux. Mattéo Garrone cherche à nous montrer que la société change, mais là encore, sa subtilité lui fait défaut: il suffit de voir la lourdeur des plans d’ouverture et de fermeture montrant d’un côté un Naples historique surveillé par le Vésuve et de l’autre un monde totalement artificiel provenant des studios romains – la longueur écrasante des plans illustre parfaitement le manque de finesse d’un réalisateur qui critique au final son propre travail. La téléréalité est théâtrale, « Reality » montre que le cinéma aussi ne repose finalement pas sur la spontanéité.

Reality, Mattéo GarroneCe manque de justesse et subtilité se remarque aussi dans sa mise en scène. Mattéo Garrone cherche avec « Reality » à faire la distinction entre deux réalités: la réalité « réelle » du quotidien fondé sur l’être et la réalité « faussée » fondée quant à elle sur le paraître. Le problème c’est qu’il applique à l’intérieur même de son film les deux notions troublant son spectateur et s’auto-contredisant. D’un côté, comme dans « Gomorra », il choisit comme fond scénarisitique les petits gens (de Naples) victimes de leur condition de vie et assis dans un réel pathétique fait de magouilles et d’arrangement. A ce traitement presque documentaire de son sujet, il associe non plus la notion d’une caméra témoin comme dans son précèdent long-métrage, mais les ficelles d’un cinéma pédant se réclamant un statut de grand cinéma. Mattéo Garrone prône ici le superflu cherchant, en vain, un onirisme cinématographique. Des mouvements amples, pour mieux montrer une aisance ou pour chercher de quelconques effets de style, malheureusement bien inutiles. Le spectateur n’a pas besoin d’une forme digne des grands péplums aseptisés pourcomprendre l’immersion d’un fantastique (ici une sortie de l’ordinaire). Ce choix de mise en scène plombe le film qui, bien que la caméra s’envole, ne décollera jamais.

Reality, Mattéo GarroneMattéo Garrone est, quand même, une fin perfectionniste qui donne un intérêt à son oeuvre par les détails qu’il sème au fur et à mesure. Il dresse le portrait d’une Italie bien mal en point. Economiquement d’abord puisque lors de la scène de l’appel entre la famille – au centre commercial – et Luciano, il met en toile de fond le passage de plusieurs candidats. Chacun diplômé d’économie, ils voient en la téléréalité une manière de gagner enfin de l’argent et de pouvoir se faire connaître des recruteurs. Le désespoir qui se dégage de la situation de l’emploi en Italie est alarmant. Mattéo Garrone en quelques secondes montre le passage d’une époque où le diplôme était roi à une époque où sa dévaluation est tel qu’il ne vaut plus rien. Les études seraient presque devenues inutiles et ouvrirait seulement les portes des métiers sous-payés et des shows télévisuels à bas ratio intellectuel. Enfin, Mattéo Garrone s’attaque à la crise de la culture en Italie, et surtout à la montée de produit culturel superficiel et formaté: la téléréalité. Il suffit de voir dans quel espace il décide de placer les dernières auditions pour le jeu « Grande Fratello »: dans les mythiques studios romains Cinécitta. Comme si l’avenir du cinéma déclinant (chaque année annoncé, mais peu vérifié) se ferait par la télévision, souvent jugé parent pauvre de la culture, et par le pire de ce qu’elle offre: la téléréalité. Le remplacement de la notion de culture serait-il arrivé ? 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Vous n’avez encore rien vu: Une Quête de modernité

« Vous n’avez encore rien vu » n’est pas une information factice. L’objectif d’Alain Resnais est clairement dit: créer un cinéma qui veut se démarquer, trouver son unicité. Resnais sera visionnaire, il verra ce que le commun des mortels ne voit pas: comme le personnage de son affiche. Mais pour dégager une nouvelle entité propre, son cinéma doit alors démarrer par un retour à la source: le théâtre. Comme si un retour à l’origine était nécessaire pour mieux cerner les caractéristiques même du cinéma. C’est de la désuétude du théâtre filmé que naîtra son film pour mieux accoucher d’un cinéma radicalement nouveau, ou plutôt d’un cinéma moderne. Resnais apporte au cinéma les notions de modernité qui ont permis aux autres arts de continuer une réflexion sur leur caractère figuratif. Il crée les notions d’épuration et de déstructuration. Ces phénomènes lui permettent de se focaliser seulement sur l’essentiel: la force créatrice du texte. Resnais est au plus près d’une parole performative. Ce n’est plus le réalisateur qui crée l’image mais le texte. Les décors s’effacent et s’esquissent seulement pour ne pas troubler un spectateur qui écoute plus qu’il ne regarde. Cette centralisation sur le texte s’exprime aussi à travers l’interchangeabilité des acteurs: l’homme pourra changer, mais le texte sera le même, au souffle près. L’acteur n’est pas le créateur, il prête en quelque sorte son corps à une force plus grande que lui, la force universelle de l’art. Les comédiens modulent chez Resnais plus qu’ils ne jouent. Leur disparition fantomatique, tout au long de l’oeuvre, expose le fait que leur présence n’est pas nécessaire à l’oeuvre. La primauté du texte, support créateur d’art, est indéniable et surtout inviolable.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

De ce premier raisonnement, Alain Resnais s’interroge ensuite sur le statut de l’auteur par rapport à son oeuvre même. Le réalisateur tue l’auteur pour mieux faire vivre sa pièce « fictive » d’Euripide. La mort humaine n’entraîne pas de mort artistique. Resnais fera jouer l’oeuvre le jour même de la mort de son auteur et finira son plan par un ciel étoilé comme pour signifier que l’oeuvre ne nous appartient plus, qu’elle nous est maintenant supérieure. Elle sera éternelle. On peut alors rapprocher la réflexion de Resnais à celle de Platon comme quoi la mort touche seulement le monde des hommes et non celui des idées. La séparation entre le mortel (et donc l’humain) et le conceptuel est distinctement visible. Resnais juxtaposera d’ailleurs à ce ciel éternel, la vision du cimetière: écrasant les hommes en rappelant que pour eux le temps est compté. Plaçant le concept au-dessus du concepteur, Resnais nous donnerait presque envie de replonger dans le monde antique où les Muses faisait le lien entre ces deux mondes. L’Homme est alors seulement un porte-parole d’un art qui le dépasse et qui touche alors au sublime du caractère divin.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

Enfin, « Vous n’avez encore rien vu » est la définition même de la mise en abîme. Le spectateur regardera des acteurs dont le rôle est complètement renversé puisqu’ils sont rendus eux-mêmes passifs, tout comme le spectateur. Mais ce qu’il est intéressant de voir, c’est ce que nous dit cette mise en abîme. On pourrait dire que Resnais révolutionne le rôle du spectateur. Car ici, il n’est rapidement plus passif, il intervient au plus près de l’oeuvre et sa présence permet au texte d’acquérir différentes variations. Resnais montre bien que le cinéma est un ressenti et que la compréhension d’un film ne peut être que personnelle. Azéma et Consigny se superposent au même rôle, mais pourtant, elles n’en ont pas la même vision: l’une plus lunatique et l’autre qui semble avoir peur de vivre et qui se réfugie alors dans une tristesse permanente. C’est le principe même de l’identification au fictif que nous montre Resnais, certes si on prend le film au pied de la lettre, ils jouent les rôles qu’ils ont joué avant, mais en généralisant ce propos on voit alors que l’identification est un phénomène courant et surtout qui bouleverse. D’un point de vu du statut de comédien, Resnais montre que le rôle est comme un fantôme qui hante, et qu’il ne se sépare jamais de son corps palpable. On retrouve ici l’impression que l’acteur n’est qu’une porte-parole de l’éternité artistique.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

« Vous n’avez rien vu » est en lui-même un film qui s’accompagne de longueurs et de quelques faiblesses, mais ces dernières sont si rapidement cachées par une envie de théoriser et de faire partager au spectateur un constat sur le cinéma. Resnais signe un film-leçon qui restera sans doute dans une histoire du cinéma qui existe en dehors des sentiers commerciaux.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent