La Fièvre de Petrov : Dostoïevski sous antidouleurs

74e Festival de Cannes
Sélection officielle
Sortie le 1er décembre 2021

Dans un bus surchargé, une contrôleuse de tickets – déguisée comme la « Reine des Neiges » – se faufile de sa gouaille entre des passager.e.s échauffé.e.s. Dans ce microcosme étouffant, Petrov (Semyon Serzin) crache sans relâche ses microbes. Alors qu’un vieil homme tient des propos déplacés à une petite fille lui ayant laissé sa place, la fièvre monte autant dans le bus que dans la tête de Petrov. Cette fièvre, perçue comme un bouillonnement frénétique, est l’essence d’une société russe complètement désinhibée, ulcérée par le racisme, le sexisme et l’homophobie. Dans la Russie verdâtre de Kirill Serebrennikov, la violence verbale et/ou physique se révèle aussi constituante que cathartique. Alors que résonne la phrase « il faudrait fusiller les dirigeants », La Fièvre de Petrov enfante une langue qui, comme outil performatif, accomplit sa propre révolution. De là, des hommes cagoulés tels des catcheurs exhortent Petrov à participer à un peloton d’exécution en pleine rue ciblant de puissant.e.s politicien.ne.s. 

Cette théâtralisation du réel, flirtant avec le burlesque, se justifierait par la maladie dont souffre le protagoniste. Cependant, la même fureur se retrouve chez Petrova (Chulpan Khamatova), sa femme bibliothécaire. Face à un club de poésie dégénérant en règlement de comptes, elle transforme sa rage bouillonnante en une chorégraphie fatale d’arts martiaux qu’elle conclue, d’un ironique changement de ton, par « j’ai juste vu des films, ce n’était pas prévu ». Conduisant à des frénésies mortifères imaginées ou réelles, sa souffrance naît d’une vie désincarnée. Inspirée par le cinéma, cette violence est exaltée par la télévision où le journal télévisé annonce la mort de l’homme de la bibliothèque lors d’une attaque sauvage en pleine journée dans la rue. Avec de l’alcool pour combustible, l’art devient alors chez Kirill Serebrennikov cet espace trouble de liberté où la morne stabilité du réel, entendue comme une domestication du citoyen à sa propre domination, se transgresse. Une fois que le contrat social est dissous, les personnages de La Fièvre de Petrov revendiquent, à l’instar de Petrova, l’exercice (ir)raisonné d’une violence symbolique. Dans le Iekaterinbourg de Serebrennikov, l’autodétermination d’un mort lui permet même de décider de mourir à un autre moment.  

La caméra du cinéaste russe accompagne cette fureur libératrice dans une danse affranchie de toute spatialité, déconstruite par une remarquable direction artistique et une orfèvrerie de montage, et de toute temporalité, la vie de Petrov se déroulant par écho émotionnel. Œuvre protéiforme allant de l’animation à la science-fiction, La Fièvre de Petrov est perméable aux émotions de ses protagonistes qui dynamitent son cadre. Ici, la vie virevolte entre poésie et vulgarité cherchant dans l’excès et dans le brouhaha une narration primaire, exempte d’une canonique linéarité. Fantomatiques, les personnages construisent dans le chaos ambiant leur propre destinée comme cet écrivain raté orchestrant son propre suicide en quête d’une gloire éternelle. Au-dessus d’une morale commune, ils sont des figures irréelles, s’apparentant à des archétypes triviaux, dont le drame n’est concevable qu’en un spectateur consentant à se perdre dans la boue noble de leurs dépravations. Néanmoins, cette violence transcendantale s’effrite dans une ultime sinuosité narrative, centrée sur la vie de la jeune femme interprétant la « Reine des Neiges » alors que Petrov – encore enfant – assiste à une représentation complètement grippé, dont le classicisme tranche avec le souffle de ce Dostoïevski sous antidouleurs périmés depuis 1977. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Nadia, Butterfly : Sortir la tête de l’eau

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 4 août 2021

À 23 ans, Nadia est une nageuse de l’équipe olympique canadienne lors des Jeux de Tokyo (2020). Au cours d’une conversation animée avec ses coéquipier.e.s, la jeune femme déclare avec impétuosité que la natation est un sport profondément individualiste pratiqué par des athlètes par essence égoïstes. À travers cette vision amère, un relais ne se réduit finalement qu’à la rencontre narcissique de quatre individualités cherchant, même dans l’encouragement de l’autre, leur propre consécration. Suivant formellement cette logique, Nadia, Butterfly bouleverse entièrement les représentations de la compétition sportive dans les œuvres cinématographiques sur le sport. La caméra de Pascal Plante s’oppose à figurer le concours olympique comme une messe sportive partagée entre l’athlète et le public. Ici, la course est une expérience profondément solitaire qui n’existe que par et pour Nadia. Le cinéaste québécois filme au plus près du corps de la nageuse en accompagnant son effort – notamment en privilégiant le plan-séquence autour ou dans le bassin. 

Le titre Nadia, Butterfly se lit comme une injonction où les deux mots, le prénom et la discipline, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Nadia (Katerine Savard) est, pour elle comme pour les autres, uniquement une nageuse de papillon. Le long-métrage questionne cette impossibilité d’appréhender le monde autrement qu’à travers les lunettes de natation. Alors qu’elle s’apprête à prendre une retraite prématurée après cette ultime course olympique, Nadia doit réinventer à la fois sa vie et son identité. Souhaitant entreprendre des études de médecine, la nageuse juge durement l’ambivalence de la place du sport dans sa vie, à la fois moteur et frein de ses envies et de ses désirs. Tandis qu’une kinésithérapeute lui avoue qu’elle n’a jamais connu une personne si jeune ayant autant voyagé, la jeune femme lui rétorque qu’elle ne connaît malheureusement de ces destinations que les piscines. Le scénario de Pascal Plante cultive une commode binarité en opposant à l’ascétique protagoniste le personnage jovial de Marie-Pierre (Ariane Mainville), acolyte décomplexée fendant la carapace construite par Nadia.

Accompagnée de cette dernière, Nadia flâne et se confronte à la ville de Tokyo. Néanmoins, il s’agit d’une ville factice où la présence olympique est omniprésente. De bar en soirée, les sportif.ve.s forment un microcosme impénétrable où seules varient les nationalités et les disciplines. Pascal Plante révèle une autre réalité, apportant excès et débauche, loin des images policées captées par les caméras officielles du comité olympique. Dans cette deuxième partie plus convenue autant dans le fond que la forme, Nadia, Butterfly se manifeste pleinement comme un récit d’émancipation pour cette jeune femme brisant le carcan de la contraignante pratique sportive à haut niveau. Face à cette effervescence ostentatoire, le cheminement de Nadia se construit in fine dans ses propres silences et dans une attention accrue à la banalité de la vie (comme ces bruits enregistrés de talons sur le béton tokyoïte). Parfois anecdotique, Nadia, Butterfly se distingue parmi les nombreux portraits de sportifs, fictifs ou non, en plaidant pour l’athlète qui a le courage de renoncer. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Teddy : La Région Sauvage

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 30 juin 2021

Teddy se caractérise par le territoire dans lequel il s’inscrit sauvagement. Le cinéma de Ludovic et Zoran Boukherma s’implante dans les terres catalanes, aux pieds des majestueux Pyrénées. Ce paysage vallonné et sylvestre devient le terrain propice à une chasse au loup(-garou). À la manière dont Bruno Dumont s’était approprié le Nord pour forger l’univers de CoinCoin et les Z’inhumains (2018), les deux frères se servent du territoire, comme espace de croyances et d’aménagement social, pour libérer leur fantastique fantaisie. Dans ce maillage profondément rural, l’autre naît de la peur collective du loup, prédateur isolé qui dévore l’harmonie pastorale. La déviation par le cinéma de genre se mue en un moyen de réinventer le territoire par le biais de son propre folklore, de le rendre perméable et de le faire exister au sein du paysage cinématographique français. Après une séquence d’ouverture typique riche en hémoglobine, Teddy se révèle être une œuvre reposant sur l’irrévérence – notamment envers ce cinéma français qu’il dynamite au sein d’un renouveau du cinéma de genre tricolore impulsé par le succès de Grave (2016) de Julia Ducournau.

Dans la modeste cérémonie de commémoration des morts pour la France durant la Seconde Guerre mondiale qui suit, Teddy (Anthony Bajon) s’insurge face à un cérémoniel de pacotille. Troublant l’ordre public, il regorge d’une vitalité qui insuffle un mouvement et un dynamisme dans ce village apathique encadré par des policiers surannés plus occupés à prévoir leur repas qu’à enquêter sur le loup qui sévit dans les troupeaux environnants. À la fois loup-garou sanguinaire et brebis galeuse exclue, l’écriture du personnage de Teddy est ambivalente. S’il bouscule les fondements sociétaux (travail, famille, ordre), il est également le dernier rempart contre l’exode rural d’une jeunesse qui ne peut envisager l’avenir qu’en-dehors de l’enceinte du village. Rêvant d’une pergola donnant sur la vallée, Teddy occupe le territoire catalan, le réclame et le parcourt tel un loup. Lors de la séquence où il se fait mordre par la créature, l’attaque se joue d’ailleurs hors-champ. S’il devient monstre, c’est en disparaissant dans l’épaisse végétation, en faisant corps avec sa région. 

Dans Teddy, les frères Boukherma construisent également un parallèle entre les mutations du corps de Teddy générées par la mystérieuse morsure et celles dues à l’adolescence. Ironiquement, la pilosité exacerbée allant du globe oculaire à la langue se rattache à cette virilité pilaire caractéristique de l’homme. Les premières craintes de l’entourage du jeune loup-garou en devenir résident justement dans les marqueurs d’une sortie de l’enfance. Pour Pépin Lebref (Ludovic Torrent), le soupçon naît suite au remplacement au petit-déjeuner des traditionnels Chocapic par du fromage de tête. L’art du décalage, exacerbé par les possibilités inouïes du fantastique, donne à Teddy sa saveur si singulière. Dans ce coming-of-age déluré, l’humour sert à déconstruire l’horreur, à coup de sarcasme et d’ironie, qu’elle soit issue du monstre ou de la société – à l’instar de la patronne prédatrice du salon de massage jouée par Noémie Lvovsky. Grâce à un scénario où le mot triomphe, les cinéastes poussent à son paroxysme une certaine banalité du langage qui engendre alors sa propre absurdité, sa propre altérité. Une dimension comique mordante dont la flamboyance compense une mécanique dramatique plus conventionnelle. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Gagarine : La Banlieue Céleste

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 23 juin 2021

En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie. 

À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s. 

Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie. Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste.

Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Nina Wu : L’inépuisable humiliation

Nina Wu, Midi Z

72e Festival de Cannes
Sélection Un Certain Regard
Sortie nationale le 8 janvier 2020

Dans les rues de Taipei, Nina Wu – jeune provinciale venue dans la capitale taïwanaise pour réaliser son rêve de devenir actrice – fend la foule pour rejoindre son domicile. Bien que ces premiers plans l’inscrivent comme protagoniste de l’œuvre, ils témoignent d’une première distanciation tant la caméra de Midi Z reproduit les mouvements des caméras de surveillance. Elle ne semble déjà exister que par le regard d’autrui à savoir celui d’un spectateur/voyeur dont la position rappelle celle des utilisateurs anonymes suivant les live-streams qui lui permette de survivre entre quelques petits rôles sans envergure. Si Nina Wu s’ouvre sur des séquences quotidiennes – rentrer chez soi, se préparer à manger –, c’est pour construire directement une dichotomie entre l’individu (banal) et l’actrice (objet). La comédienne Nina Wu ne peut prendre vie qu’à travers les projections d’un tiers, qu’il s’agisse des rêves d’une carrière hollywoodienne de sa propre famille ou des fantasmes de l’industrie cinématographique taïwanaise.

Nina Wu, Midi Z

Dans une ère post-#MeToo, Nina Wu offre une réflexion sur la normalisation d’une misogynie sociétale dont le paroxysme réside dans la situation des actrices. En unifiant à la fois le cinéma et la pornographie (par le biais d’une scène de sexe explicite dans le scénario proposé à Nina), l’œuvre saisit l’enjeu principal des rouages machistes : posséder et dénuder le corps des femmes de manière gratuite – ce à quoi Midi Z à l’intelligence de répondre uniquement par la suggestion en ne montrant que la préparation, non-dénudée, des positions sexuelles juste avant de tourner cette fameuse séquence. Nina Wu témoigne de la violence encourue par les actrices à chaque étape de production d’un film : les dérives sexuelles des castings, la possessivité perverse des cinéastes ou encore les diktats esthétiques imposés par les agents (en vue des interviews ou des tapis rouges). L’identité réelle du personnage de Nina se dissout alors progressivement au contact des multiples images d’elle-même qui lui sont imposées par les différents personnages gravitant autour d’elle.

Nina Wu, Midi Z

Nina Wu est pourtant doublement une œuvre à la première personne. D’abord, le scénario est signé par l’interprète même du film, Wu Ke-xi, qui s’inspire d’une expérience réelle. Ensuite, l’œuvre n’est perçue qu’à travers la psyché de son protagoniste. À la manière de Perfect Blue de Satoshi Kon (Japon, 1997), Nina Wu trace son chemin uniquement par les méandres psychique d’un personnage paranoïaque perdant graduellement toutes notions de réalité. Suite de paysages mentaux plus que récit linéaire, le long-métrage fait corps avec la folie de son personnage et se teinte d’un rouge vénéneux (de cette robe utilisée pour le casting au vin scellant son funeste destin). Néanmoins, aussi louable que soit le sujet du film, cette propension à la folie désamorce au fur et à mesure la ferveur politique de Midi Z et Wu Ke-xi. Les enjeux sociétaux sont noyés dans les différentes strates d’un récit oscillant, parfois maladroitement, entre passé et présent.

Nina Wu, Midi Z

En personnifiant notamment la culpabilité de Nina sous les traits de la candidate n°3 de la séquence de casting, Nina Wu dépeint la rivalité féminine comme une dangereuse, pour qui regarde le film, tension érotique lesbienne malvenue. Cet exemple illustre le problème majeur du film : proposer un trop-plein de pistes ou d’embryons narratifs (cf. les soucis financiers de la famille, la santé fragile de sa mère ou encore une histoire d’amour inutile) générant au mieux de la confusion au pire du grotesque. Enfin, en construisant chaque séquence comme une nouvelle dégradation subie par Nina, l’œuvre devient un exercice de gratuité et de violence utilisant, malhabilement, la figure du viol comme une dernière humiliation ensevelie sous d’innombrables scènes masochistes. Dans ce flot constant de violence, le discours politique disparaît sous les atours du sensationnel et le spectateur se lasse, sans même s’en rendre compte, d’assister à cette torture devenue spectacle.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Give Me Liberty : Les détours du rêve américain

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 24 juillet 2019

Au sein de l’Eisenhower Center, foyer de vie pour des adultes handicapés, Gregory Merzlak peint, de manière compulsive, des arbres colorés aux ramures innombrables. Pareillement, Give Me Liberty explore les décisions multiples d’un conducteur de minibus transportant des personnes handicapées auxquelles s’ajoutent un groupe de personnes âgées slaves devant se rendre aux funérailles d’une voisine. En permanence en retard, le personnage de Vic (Chris Galust) surgit perpétuellement, d’une séquence à l’autre, traçant son parcours tumultueux dans les rues de Milwaukee (Wisconsin) barricadés face aux protestations de la communauté afro-américaine. À la manière de cette séquence lyrique où le protagoniste s’égare dans un bâtiment dont les murs sont couverts des dessins de Merzlak, l’œuvre explore le labyrinthe mental et social de l’Amérique contemporaine.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Bien qu’omniprésent, le personnage de Vic est pourtant en dehors de toute narration. Kirill Mikhanosky le construit comme un pur agent de montage permettant de créer une cohésion narrative aux différentes séquences de Give Me Liberty. Le long-métrage élaborant un jeu de détours, au sens littéral comme figuré, au sein de communautés stigmatisées : la communauté noire et celle issue de l’immigration russe. D’un enterrement soviétique burlesque à un concours de talent couronné par une reprise vigoureuse de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, l’œuvre expose, en filigrane, un regard politique sur une Amérique portée par des marginaux, déclassés ou prolétaires. Le cinéaste unit, à travers son minibus, des espaces et des individus absents, voire omis, de la société américaine particulièrement depuis le marasme entraîné par l’élection de Donald Trump.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Ainsi, Give Me Liberty offre un espace de parole, singulier dans le paysage cinématographique étatsunien, à ces corps ignorés. L’œuvre s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur les confessions d’un homme noir tétraplégique, dont Vic allume les cigarettes, qui est à la fois une figure paternelle et philosophique. Kirill Mikhanovsky recueille la parole de ses personnages, double cinématographique de leurs interprètes non-professionnels respectifs, sans établir de hiérarchie ou imposer une certaine rentabilité narrative. De la sorte, le discours tournant à vide de l’aveugle en surpoids – premier passager de l’éreintante journée de Vic – est saisi dans son entièreté alors même que Vic quitte le plan, pour aller chercher le minibus, laissant ce personnage saisir, par son omniprésence, l’absolue attention du spectateur.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Cette liberté, réclamée dans le titre, habite également les choix formels utilisés par Kirill Mikhanosky pour raconter, à travers des bribes de récit, sa propre histoire, celle d’un jeune immigré russe dont Vic est l’avatar resplendissant de jeunesse et de vitalité. Caméra à l’épaule, le cinéaste construit une esthétique du chaos jouant sur la brutalité de l’image, comme support et moyen de la violence. Il retranscrit ainsi parfaitement l’effervescence de ces communautés fédérées par une même précarité, mais unies par une même allégresse (autour de chants folkloriques ou urbains, de beuveries). D’ailleurs, lors d’une séquence d’émeute anxiogène de la communauté noire face à l’arrestation arbitraire d’adolescents noirs, Mikhanosky déconstruit la matérialité, image, par le biais du noir et blanc, pour tendre vers une tragique abstraction harmonisant les corps dans un même mouvement et une même souffrance.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Enfin, Give Me Liberty séduit par cette volonté, trop rare, de bâtir un cinéma faisant fi d’une efficience scénaristique, à l’instar de l’intrus magnifique qu’est le personnage de Dima (Maxim Stoyanov), arnaqueur sans véritable but annoncé neutralisé par un coup de foudre à la moitié de l’œuvre. Kirill Mikhanosky propose une vision de la liberté, habituellement cantonnée – et maintes fois affadie – à un retour à la nature, ancrée dans une réalité concrète et menaçante. Il trace, dans le cinéma américain (avec le pourtant dissemblable Sorry to Bother You de Boots Riley sorti également en 2019), la voie d’un lyrisme désabusé qui révèle le maintien d’un rêve américain humaniste au sein d’une Amérique bringuebalante et bricolée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Poesia Sin Fin : L’art pour les Nuls

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

69e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale: 5 Octobre 2016

Avec Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky poursuit le tournant autobiographique de sa cinématographie déjà entamé avec sa Danza de la Realidad (2013). En plus de faire corps l’une avec l’autre – comme le montre la répétition de la scène finale de cette dernière en ouverture de celle-ci –, les deux œuvres sont nourries par un même regard vers l’inconnu qu’il soit géographique (Santiago), artistique (la Poésie) ou mental (le passage à l’âge adulte). Poesia Sin Fin est le chapitre de la réalisation de soi impliquant ainsi la nécessaire disparition des parents auparavant omniprésents : il faudra tuer le père et dépasser la mère qui, en figure œdipienne, devient une muse et une amante jouée par la même actrice, Pamela Flores. L’entrée de Jodorowsky dans l’âge adulte n’est pas l’occasion d’un récit initiatique classique – puisque les questionnements intimes propres à l’adolescence sont évoqués puis omis au détour d’une ellipse –, mais plutôt un conte sur l’émergence de la création chez l’auteur. Pourtant, la poésie en tant qu’art littéraire est absente de Poesia Sin Fin, seulement entraperçue à travers des vers inventés « sur le terrain ». La poétique, chez Jodorowsky, est uniquement un acte synthétisé par l’envie de ses personnages de marcher droit coûte que coûte et quels que soient les obstacles.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Le cinéma du réalisateur chilien se veut être un acte – dans une acception philosophique –, une capacité d’agir sur la mémoire pour prôner une guérison mentale. Il pose alors la problématique du souvenir, comme résurgence impossible du passé dans un présent fluctuant, en décidant de tourner sur les lieux exacts des évènements qu’il présente ici. Jodorowky choisit judicieusement de ne pas tomber dans l’illusion de la reconstitution dès les premières images de Poesia Sin Fin en tendant des photographies en noir et blanc sur les façades pour montrer le passé. Il joue ainsi sur la superposition des temporalités en ayant pleinement conscience de la limite du cinéma : son incapacité à (re)créer un réel dans son entièreté. Il démontre une croyance dans un au-delà de l’image à l’instar d’un Rohmer dans Perceval le Gallois (1978) qui refusait de présenter des arbres qui n’auraient pas assisté véritablement aux faits. En conséquence, Jodorowsky organise plutôt un jeu sur la mémoire en préconisant un embellissement du réel, de son réel, pour retranscrire non plus le véridique, mais le souvenir. Une volonté amplifiée dès la production en se voulant une entreprise familiale. En jouant respectivement leur grand-père (Brontis Jodorowsky, excellent) et leur père (Adan Jodorowsky, hésitant), les fils du cinéaste ajoute une nouvelle couche mémorielle, celle générationnelle.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

« Sans être beau, tout devient beau » annonce Jodorowsky dans le livret du film pour montrer que son cinéma doit provoquer une crise positive, une sublimation de la conscience de soi. Or le soi ne peut être ici, par le principe même du film, que Jodorowsky lui-même. Sans tomber dans un narcissisme gratuit – notamment en prenant une position de conteur de sa propre vie en apparaissant âgé –, le cinéaste fait de Poesia Sin Fin un univers mental personnel, voire individuel, qui ne se laisse que faussement pénétrer. Il troque le sens de son récit contre un pseudo-manifeste artistique qui ne fonctionne pas. Le personnage de Stella Diaz (Pamela Flores), muse-poétesse, affirme qu’ « un poète n’a pas à se justifier ». Or la question n’est pas à la justification, mais la capacité à rendre englobant un monde personnel. En voulant apporter du poétique au réel, Jodorowsky oublie que la poésie n’est pas uniquement un cheminement en dehors du sens – comme faculté de percevoir – et encore moins une position apolitique (d’autant plus s’il veut se jouer de la norme) opposée catégoriquement au réel qui n’apparaît que finalement dans la marche, hitlérienne, d’Ibanez sur la capitale chilienne.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Poesia Sin Fin se lit progressivement alors comme une sorte de sacrifice artistique sur l’autel du surréalisme. Jodorowsky canonise, à tort, la provocation comme un acte poétique. Il est navrant de voir le cinéaste chercher par tous les moyens une position d’artiste contestataire d’une norme qu’il s’impose paradoxalement lui-même. Il affadit ainsi son potentiel discours en cherchant l’effet, celui de provoquer, avant même d’en comprendre la cause. Jodorowsky se noie dans une surenchère d’effets comme le montre le rapport, faussement débridé, à la sexualité dans le film qui additionne une tentative de viol sur le poète par des hommes, un rapport avec une naine ayant ses règles, une nudité gratuite des multiples acteurs ou encore des symboles phalliques sur-signifiants – à l’instar du pénis en néon –. Poesia Sin Fin est, par conséquent, à l’image du personnage de Stella Diaz : une entité travestie – voire clownesque – plus qu’originale, une œuvre dénaturée plus que poétique.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

De la même manière que dans La Danza de la Realidad où la mère – toujours présente – chantait au lieu de parler, Poesia Sin Fin se pressent comme un film-manifeste défendant un art total. Jodorowsky réalise une œuvre fourre-tout dans laquelle il tente, tant bien que mal, de caser une multitude de mini-représentations à la manière, dépassée, des vaudevilles américains. Il présente ainsi un ballet durant une séance de tarot, un spectacle de marionnettes, un carnaval ou encore une performance de clowns. Néanmoins, l’entreprise est factice en cherchant le spectaculaire, voire un insolite exacerbé, plus que l’art en lui-même. Il serait, cependant, injuste de ne pas remarquer un concept intéressant dans ses silhouettes noires, inspirées du théâtre kabuki, qui apportent aux personnages les objets dont ils ont besoin. Mais, le principal danger de Poesia Sin Fin est de promouvoir paradoxalement un affadissement de l’artiste, et de sa posture, en affirmant une vision caricaturale de l’artiste. Cela se joue principalement dans la séquence de présentation des locataires de la maison des artistes de Santiago qui prône un artiste forcément sexué (le peintre baisant littéralement avec la peinture) et destructeur (le pianiste anéantissant son instrument).

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

A la manière de ces artistes – « poly-peintre » ou « ultra-pianiste » – de pellicule, Jodorowsky s’octroie sa propre unicité. Il se focalise alors uniquement sur l’apparence que prendra son « coup d’éclat » pour ne livrer qu’une œuvre certes léchée, mais finalement assez vide.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Dheepan : La Mécanique sans Coeur

Dheepan, Jacques Audiard

68e Festival de Cannes
Palme d’Or

Personne n’aura été surpris à l’annonce de la Palme d’Or pour Dheepan tant le palmarès cannois est devenu la vitrine des trophées des super-auteurs du festival. De Haneke à Audiard en passant par Sorrentino, tous se pressent chaque année dans l’optique d’obtenir la consécration ultime avec en prime la victoire sur les autres ardents prétendants. Il suffit de repenser aux remerciements d’Audiard vis-à-vis de la non-présentation d’un nouveau Haneke – qui l’avait battu en 2009 (Le Ruban Blanc) et en 2012 (Amour) – pour comprendre à quel point Cannes fonctionne à circuit fermé. Dheepan démontre, par son caractère infiniment secondaire dans la filmographie de son auteur, que l’œuvre n’est plus décisive dans cette course à la consécration. Le jury mené par les frères Coen récompense avant tout un cinéaste qui a attendu son heure plutôt que la superficielle audace de cette incursion d’Audiard dans le cinéma social.

Dheepan, Jacques Audiard

Sa récente déclaration au Figaro (« avant Dheepan, je ne savais pas placer le Sri Lanka sur une carte ») montre à quel point Audiard se sert d’un contexte pour asseoir ce qui a toujours nourri son cinéma, le besoin de violence. Il feinte dans la première partie de l’œuvre, à coup de réalisme social, de s’intéresser au destin de cet homme, cette femme et cette fillette forcés de simuler une famille pour fuir l’horreur de la rébellion tamoule. Il s’appuie sur la misère pour créer des images marquantes au premier abord mais qui ne servent finalement qu’à enfoncer des portes ouvertes à l’instar de ses oreilles de Minnie clignotantes dans la nuit comme les phares du capitalisme. L’œuvre n’a aucune véritable portée comme le montre cette cité francilienne lavée de tout enjeu politique, religieux ou sexuel pour ne devenir qu’un lieu de Far-West. Audiard tombe dans le piège habituel en pensant que le cinéma de genre, ici celui du vigilante movie – ces protagonistes faisant justice eux-mêmes –, doit se défaire de tout contexte voire même de toute réalité sociale.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan illustre seulement la pensée anthropologique sur l’instinct de violence qui était déjà sous-jacente dans De Rouille et D’Os (2012). S’inscrivant dans ce que les Cahiers du Cinéma nomment le cinéma de salaud, Audiard ne fait exister ses personnages que par et pour la violence. Il se complaît dans l’humiliation de ses personnages – violentés, bourrés, sanglotants –. Le cinéma d’Audiard est dérangeant par son automatisme et son artificialité. Jamais il ne prend le temps de laisser vivre ses personnages. Jamais il ne prend la peine de questionner leur psychologie. Il préfère les écraser avec la spirale de violence assenée par un scénario manipulateur et même sadique dans son besoin de générer la souffrance d’autrui. On ne peut expliquer autrement la disparition de l’histoire de la fillette dont le parcours scolaire n’est vu qu’à travers le prisme d’une bagarre.

Dheepan, Jacques Audiard

Le véritable problème de Dheepan est de réduire ses protagonistes à la violence, dans son caractère le plus barbare, comme pour montrer qu’elle est partie prenante de leur identité. L’œuvre reposerait alors sur l’idée qu’on ne dépose jamais vraiment les armes oubliant alors la trajectoire même de son acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, passé d’enfant soldat à romancier. L’œuvre nie la capacité de l’homme à survivre et à avancer dans son propre intérêt. Elle le réduit à une violence surfaite et stéréotypée comme le prouve le parcours punitif de Dheepan amorcé à coups de machette. D’où peut bien sortir cette machette – l’a-t-il amenée du Sri Lanka comme pour symboliser l’impossibilité de surmonter la guerre ? Elle ne sert finalement à Audiard qu’à nourrir le fantasme occidental de l’étranger barbare.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan est une œuvre qui a le défaut de vouloir être grandiloquente par une surenchère d’effets visuels et scénaristiques. Audiard, ainsi que son scénariste Thomas Bidegain, oublie que bien souvent la grandeur naît des silences et des moments de répit qui permettent aux personnages de devenir des êtres et non des instruments. La Palme d’Or revient alors à un marionnettiste qui n’aura eu que pour lui la malheureuse coïncidence de la médiatisation des conditions misérables des immigrés.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Tale of Tales : « Miroir, dis-moi qui a le plus beau film ! »

Tale of Tales, Matteo Garrone

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Tale of Tales continue, par sa sélection officielle, la romance qui unit le Festival de Cannes à Matteo Garrone. Déjà adoubé en ces lieux de deux Grand Prix successifs pour Gomorra (2008) et Reality (2012), le cinéaste italien marque avec cette œuvre aussi bien une rupture qu’une continuité dans sa filmographie. Rupture parce qu’il s’essaie pour la première fois aussi bien au genre fantastique (l’adaptation du Conte des Contes de G. Basile) qu’au film d’époque (une renaissance sans lieu ni date). Il rompt ainsi avec l’image de portraitiste de l’Italie contemporaine qu’il l’avait mené par le biais du réalisme social à questionner le poids de la mafia (Gomorra) et celui de la notoriété illusoire (Reality). Néanmoins, Tale of Tales s’inscrit dans la continuité d’un thème cher au cinéma de Garrone : la question de l’incursion d’une certaine irréalité, l’extraordinaire, dans le quotidien, l’ordinaire. Il amplifie par les codes du fantastique le schéma de ses œuvres qui s’axent autour de basculements engendrés par une sorte de fatalité sociétale (la violence, l’estime de soi). L’incursion du cinéaste italien dans l’univers typique – et typé – du conte pouvait alors entraîner quelques attentes.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Cependant, Tale of Tales souffre des mêmes maux qui gangrenaient déjà Reality. Matteo Garrone écrase ses œuvres par une volonté exacerbée de montrer sa présence en tant que réalisateur. Il ne cherche plus à conter un récit, mais à conter des images. Mais jusqu’où peut-on détacher la forme du fond d’un film ? Il offre certes un écrin à ses contes italiens en éblouissant par des plans maîtrisés dans des décors baignés dans une lumière calculée où virevolte un casting international (plus ou moins inégal) dans des costumes somptueux. Mais Tale of Tales se révèle être une coquille bien vide à force de vouloir répondre à des critères assez stéréotypés du « film cannois » : un travail visuel appuyé (sorte de gloire du film à dispositif) rendant compte de l’horreur de l’homme.

Tale of Tales, Matteo Garrone

L’œuvre se résume à trois contes inégaux – sélectionnés parmi la cinquantaine qu’offre l’ouvrage de G. Basile – censés amener une réflexion sur la femme et ses névroses à travers les différents âges de sa vie. Dans « La Puce », Violet (Bebe Cave, une révélation totale) symbolise l’envie du passage de la fille à la femme face à un père absorbé d’amour pour une puce. Dans « La Reine », le personnage joué par Salma Hayek est prêt à tout pour devenir mère. Enfin dans « Les deux vielles », Dora et Imma refusent de vieillir par tous les moyens. Ne sortant pas (ou peu avec Violet) des archétypes de la femme dans les contes – faire-valoir des hommes –, Matteo Garrone rate son adaptation. S’il pense Le Conte des Contes comme une œuvre sacro-sainte qui pose les bases des contes des Grimm ou de Perrault, il oublie de ne pas tomber dans les codes déjà bien usés de ce genre au XXIe. Y a-t-il vraiment une différence entre les productions Disney (cherchant la beauté et le spectaculaire) et celle du cinéaste italien ?

Tale of Tales, Matteo Garrone

En effet tout comme ces dernières, Matteo Garrone affadie ses personnages par une explosion de moyens censée émerveiller le spectateur. En plus de l’écraser sous des effets visuels peu reluisant, il annihile toute l’ambition psychologique de ses personnages. La détresse de Violet est déviée par les (trop) nombreuses et (trop) longues scènes de fuite face à un ogre néanderthalien affligeant. Tandis que la folie grandissante de la Reine – principal échec de l’œuvre – se transforme en des monstres grotesques. Les productions actuelles semblent montrer que l’homme, dans son intégrité morale, n’a plus sa place dans un monde imaginaire qui se peuple de plus en plus de monstres.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Tale of Tales se disloque dans cette volonté paradoxale de coller à l’univers du conte et de faire un film « de festivals ». A l’émerveillement s’ajoute une fausse subversion symbolisée par un Vincent Cassel n’arrivant plus à sortir des rôles de pervers que le cinéma international lui octroie. La nouvelle œuvre de Matteo Garrone est malheureusement qu’une œuvre pour les yeux bien loin, hélas, des œuvres qui l’ont installé au panthéon des cinéastes cannois.

Sortie le 1 Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Blow Up : (Ir)Réalité

Blow Up, Michelangelo Antonioni

Festival de Cannes 1967
Palme d’Or

            Blow Up fait partie de ces œuvres qui bousculent le cinéma autant dans sa forme que dans son appréhension. Palme d’Or au Festival de Cannes en 1967, l’œuvre de Michelangelo Antonioni répond à cette volonté de transfigurer le cinéma, et ses codes, pour amener le spectateur à réfléchir sur la réalité de l’image et par-delà à sa propre réalité. Blow Up est une illusion qui repose sur la confrontation entre l’homme et la technique qui modifie la perception du temps. Thomas (David Hemmings), photographe de studio, arrête le réel par le biais de la captation photographique lors d’une sortie dans un parc dans lequel il s’intéresse à deux amants. Une fois la pellicule développée, cette scène d’amour se transforme en une scène de meurtre par le biais des modifications techniques. L’agrandissement des détails amène la réalité à ne devenir que des formes abstraites qui renvoient à la nature des tableaux de Bill (John Castle), peintre contemporain partageant le studio. La réalité se frotte alors au problème de l’unicité du point de vue : Thomas photographiant des amoureux ; la photographie renvoyant à un meurtre ; Antonioni apportant son propre regard par le biais de sa caméra qui guide le spectateur ; le spectateur qui choisit de croire ou non à la thèse du meurtre.

Blow Up, Michelangelo Antonioni

            L’œuvre se clôt justement sur cette question de la croyance en l’image. Le groupe de jeunes marginaux qui ouvrait également l’œuvre réapparait autour d’une des scènes les plus signifiantes sur la place de l’image. Grimés en mime, ils entament une partie de tennis sans aucun équipement. L’absurdité de la situation se métamorphose néanmoins en une forme de réalité par la croyance mise par les acteurs. En effet, le collectif entre dans le jeu en suivant la balle invisible des deux « joueurs ». Cette notion de groupe modifie alors la position individuelle de Thomas, incrédule, en la rendant marginale. Antonioni accentue ce changement de perception en ajoutant le son d’une véritable partie de tennis et en suivant la balle invisible avec sa caméra. Il prend alors pleinement son rôle de réalisateur en offrant aux spectateurs une altération de la réalité par le biais de l’image : il donne littéralement vie à l’action. L’adhésion de Thomas se matérialise enfin par le ramassage d’une balle. Le réalisateur italien pense la croyance, notamment celle en l’interprétation, comme une valeur performative. Néanmoins en créant ainsi une réalité irréelle, il pose la question de la véracité du meurtre puisque la solitude de Thomas dans le cadre à la fin met en lumière son échec à convaincre les autres personnages.

Blow Up, Michelangelo Antonioni

            Ce manque d’implication d’autrui dans la paranoïa de Thomas met en avant une autre originalité du traitement scénaristique de Blow Up : la notion d’événement ou de non-événement. Le personnage de Thomas ne s’inscrit pas pleinement comme la centralité de l’univers multiple de l’œuvre. Les autres protagonistes continuent à suivre leur propre trajectoire (cf. le dilemme sentimental de Patricia, la création artistique de Bill, la soirée arrosée de Ron). Fait rare, Antonioni jongle avec une archipel de personnages sans tomber dans la facilité du film choral et en gardant un regard mono-personnel. L’unité de l’événement majeur du film, le meurtre, n’a ainsi d’intérêt – et donc de prééminence – que pour les acteurs qui y participent : la victime, le(s) meurtrier(s) et le témoin. Pour les autres, il s’inscrit comme un événement étranger à leur propre hiérarchie des évènements. Un constat qui se retrouve également dans la vie même de Thomas qui troque subitement sa paranoïa (extraordinaire) pour coucher avec deux jeunes filles (ordinaire). Bow Up, auquel on pourrait reprocher une lente mise en place, trouve justement sa force dans son traitement de la temporalité du quotidien de son personnage en montrant l’irruption de l’événement (le soudain) dans le non-événement (le quotidien).

Blow Up, Michelangelo Antonioni

            La non-implication dans l’histoire de Thomas par les autres protagonistes fait écho à la société anglaise décrite par Antonioni. Dans ce Swinging London, la société est partagée entre deux dynamiques. D’un côté, une mobilisation pacifiste et utopique – esquissé au travers d’une manifestation contre le nucléaire – ; de l’autre, un délitement des consciences par un rejet psychédélique de la réalité (musique, drogue, sexe). Cette dualité se retrouve néanmoins dans une société de l’image caractéristique des années 1960. La réalité ne prend corps que par et pour l’image qui remplace la parole et l’écriture. Cette dernière joue un rôle central dans la construction des significations du réel – le meurtre ne trouve une existence que par le prisme de la photographie – et dans la construction de la vie sociale – les femmes se divisant sur la question de l’acceptation ou le refus de l’image –.

Blow Up, Michelangelo Antonioni

            Blow Up est, enfin, une œuvre initiatique en suivant le parcours de Thomas souhaitant passer d’un photographe « alimentaire » (faire des photographies de mode sans plaisir et émotions) dans un studio qui annihile tout possibilité de spontanéité à un « vrai » photographe qui se concentre sur la structuration du temps au travers d’un recueil avec des sujets « graves » (sa nuit dans un asile). Antonioni pose les jalons de compréhension d’un art moderne tendant toujours plus vers l’abstraction, de l’incompréhension des « gribouillages » de Bill aux pointillismes des agrandissements des photographies. Il finit d’ailleurs par devenir un point évanescent dans le cadre du réalisateur lors de la dernière scène perdu dans une immensité verte. Thomas transcende ainsi sa notion de l’art en voyant la création non pas comme une finalité (la mode) mais comme une création en soi et pour soi. Le sens, notamment celui qu’il donne à sa photographie, est forcé justement par son besoin de sens.

Blow Up, Michelangelo Antonioni

            Blow Up est une œuvre riche qui devient l’emblème même de l’époque dans laquelle elle s’inscrit. Elle signe la magnificence d’un cinéma comme socle d’une certaine philosophie de l’image. Avec Blow Up, Antonioni apparaît comme une sorte de magicien de l’image créant le réel en montrant justement ses failles.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’oeuvre