Notturno : La nuit dévorant le Moyen-Orient

77e Mostra de Venise
Sélection Officielle
Sortie le 22 septembre 2021

Durant trois ans, Gianfranco Rosi a documenté les conflits armés du Moyen-Orient le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban témoignant des traces de destruction et de violence qui recouvrent ces paysages rocailleux. Il a saisi cette notturno (nuit en italien) qui semble s’étendre à l’infini sur une humanité en survivance. Le documentariste italien ne met pas en scène le spectaculaire de la guerre, il en observe plutôt avec candeur les séquelles qui ont façonné les populations civiles. Il consigne une émotion offerte ou sous-jacente sans l’exploiter ou la transformer en pathos. Œuvre sur la résilience de l’humanité, Notturno se compose majoritairement de plans fixes dans lesquels surgissent des protagonistes. Gianfranco Rosi enregistre alors les regains de vie – comme cet homme usant de sa voix et de son tambour pour briser le silence des rues d’une ville endormie – qui empêchent les espaces qu’il filme de devenir des vestiges du passé. 

Dans Notturno, la guerre est omniprésente. Sans cesse, elle s’immisce dans le paysage sonore qu’elle ponctue de fusillades lointaines. Ces sons s’entremêlent avec l’impression de quotidien que les populations civiles cherchent à préserver, à l’instar de ce couple fumant une chicha dont le bruit se confond avec celui des tirs. Aussi apocalyptique que les raffineries de pétrole irakiennes enflammant les nuits d’un chasseur de fortune, les conflits armés sont un horizon implacable qui entretient la mélancolie du passé et annihile l’espoir du futur. Les corps que filme Gianfranco Rosi sont ainsi assujettis à la langueur inexorable du présent. Frappés par la monotonie et l’attente, les soldats kurdes guettent au loin un ennemi qui ne se montre pas et n’accèdent à l’héroïsme que par le biais de vidéos de combats diffusées sur Internet. Le paradoxe du corps militaire s’exprime pleinement dans Notturno entre le renforcement du corps vu comme un outil (ces groupes de soldats surgissant méthodiquement dans la séquence d’ouverture) et les contraintes physiques imposées à un corps resté organique (le dos de ce soldat kurde éreinté par les heures passées dans la tourelle d’un blindé secoué par des routes chaotiques).

La langueur du présent configure aussi le destin des civil.e.s resté.e.s à l’arrière. Gianfranco Rosi suit un jeune garçon, aîné d’une fratrie de six enfants, qui doit subvenir aux besoins de sa famille. Lorsque que les premières voitures parcourent les chemins de terre rendus impraticables par la pluie, il part avant l’aube proposer ses services à la journée pour une bouchée de pain. Le cinéaste filme son visage impassible tiraillé par la fatigue et l’ennui. Par ces gros plans, il rend une certaine dignité et une singulière identité à ce garçon interchangeable aux yeux des employeurs de passage. Notturno honore les martyrs qu’ils soient vivants, comme ce jeune garçon, ou disparus, en commémorant leur mort. Les séquences les plus intenses sont celles de ces deux mères pleurant la perte de leur enfant. L’une écoute les messages audio laissés par sa fille enlevée par Daesh. L’autre se lamente de la perte de son fils dans la prison désaffectée où il a été torturé et tué par l’État turc. Par ses paroles, les murs de la cellule deviennent le corps de son fils (« Quand je touche le mur, je sens battre ton sang ») et la prison se métamorphose en un mausolée. Ainsi, la prison n’appartient plus aux bourreaux, mais à la mémoire des victimes.

Notturno enregistre ce difficile processus de réappropriation et de transmission de la douleur. Dans un camp de réfugié.e.s boueux, le cinéaste renoue avec le court-métrage J’ai huit ans (1961) où Yann Le Masson et Olga Poliakoff, sur une idée de René Vautier, exploraient les traumatismes de la guerre d’Algérie à travers des dessins d’enfants. Ici, les enfants sont les Yazidis massacrés par Daesh. Dans les détails de leurs dessins qu’ils expliquent à leur professeur, l’horreur surgit comme ses taches rouges symbolisant le sang des enfants battus dès qu’ils pleuraient en captivité. Une souffrance qui est rendue collective afin d’amorcer un long processus de guérison – comme le montre cet enfant bègue qui raconte ses traumatismes via les dessins de ses camarades. De la même manière, un médecin répète une pièce de théâtre avec des patients sur la perte de la patrie au sein de l’hôpital psychiatrique de Bagdad. Par le théâtre, les patients verbalisent leurs traumatismes et personnifient leur nation respective. À travers ces séquences, Gianfranco Rosi fait renaître un esprit révolutionnaire, même fictif, qui répond à la volonté d’acquérir une forme d’autodétermination. Dans cette sempiternelle nuit imposée par l’ambition et la cupidité des tyrans et des puissances occidentales, Notturno laisse entrevoir une nécessaire lueur d’espoir.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Mia Madre : Le Vertige de la Mort

Mia Madre, Nanni Moretti

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Des ouvriers se révoltent contre le rachat de leur usine par une entreprise américaine qui prévoit de les licencier. L’ample mouvement ascendant à la grue qui capte ainsi cet assaut rappelle les prises des citadelles moyenâgeuses en s’attachant à la force du collectif comme moyen d’action. La puissance de ce plan, et de cette symétrie historique, est d’inverser les rôles : les assiégeants sont les ouvriers italiens dehors face à la grille symbolisant non plus leur rêve, mais leur réalité (leur travail). A cela s’ajoute la dimension d’une Italie fratricide où s’oppose ouvriers et policiers défendant le riche pour donner aux riches à coup de bombes lacrymogènes et de jet d’eau. Soudainement, la caméra inverse son cheminement pour filmer les répercussions de cette violence, voire en jouir. Une voix hors-champs met fin à l’action, c’est celle de la réalisatrice Margherita (Margherita Buy, extraordinaire) qui s’oppose à cette spectacularisation de l’opprimé. En arrêtant ainsi l’action, Nanni Moretti interroge directement la question de la représentation des luttes. Il met en avant l’impossibilité nouvelle de mettre en images des élans politiques dans une société de plus en plus individualiste où le collectif ne peut plus exister comme force.

Mia Madre, Nanni Moretti

Cette impuissance à rendre compte du politique engendre même un questionnement vis-à-vis de la représentation du social dans une société qui ne se hiérarchise plus par les sentiments d’appartenance à une classe sociale homogène. Comment mettre en images un ouvrier précaire alors qu’il s’identifie par les mêmes moules sociétaux que ses oppresseurs ? Margherita prend pleinement conscience de ce nouvel enjeu lors du tournage d’une scène d’altercation entre les ouvriers et le patron dans une cantine remplie de figurants. La caméra de Moretti avance parmi ces derniers en dévoilant la superficialité de leur accoutrement (extensions capillaires, faux ongles, sourcils épilés). La cinéaste s’insurge de ce manque d’authenticité alors que son chef opérateur pointe la normalité de ce panel de citoyens et ainsi son détachement d’un réel non-fictif. Elle se retrouve ainsi écartelée entre la superficialité du réel et l’artificialité de son propre imaginaire social étant un objet proprement cinématographique.

Mia Madre, Nanni Moretti

L’artificialité du film de Margherita s’exprime ainsi constamment à travers la lourdeur de l’industrie cinématographique. Sa construction fictionnelle se délite face au réel en rencontrant de perpétuelles contraintes logistiques. Cela se ressent dans la scène cocasse où Barry Huggins (John Turturro, sensationnel en acteur incompétent) doit conduire et jouer, dans un souci de réalisme, alors qu’il ne peut faire ni l’un – gêné par les caméras – ni l’autre – stressé par la situation –. Ici, Moretti montre le formatage de cette réalité reconstituée qui ne parvient pas à saisir aussi bien les actions, répétées sans cesse, que les discours, à l’instar des dialogues oubliés d’Huggins. Dans ce monde politique en délitement, Margherita semble néanmoins voir l’acteur comme la dernière figure sacrificielle ouvrière, donnant son corps pour la cause. Ce dernier doit exister alors en  dehors de son rôle comme elle le répète à ses comédiens. Mais, c’est plutôt le cinéma de Moretti qui se retrouve à côté de cet enjeu : littéralement ob-scène, en dehors de la réalité du monde social.

Mia Madre, Nanni Moretti

La beauté de Mia Madre est de se construire autour d’un rapport à l’intime. Si la caméra s’élevait en ouverture à l’usine, elle fait à l’inverse un mouvement descendant le long de la perfusion de la mère malade de Margherita, Ada (Guila Lazzarini), amenant une certaine fatalité sur son sort. A l’effondrement du corps social, s’ajoute ainsi celui du corps en tant que chair imposant une durée de vie à toute chose. L’éternité chez Moretti ne peut exister qu’à travers la transmission, celui ici de cette ancienne professeure de Latin donnant des conseils à sa petite-fille jusqu’à son dernier souffle. Dans ce drame de l’intime s’opère également un jeu de miroir vis-à-vis de la personne de Nanni Moretti. Etant proche de l’autofiction – le cinéaste perdant sa mère durant le tournage de Habemus Papam –, la réalisatrice Margherita se veut directement connectée à celle de Nanni Moretti. Néanmoins en jouant le frère Giovanni (le cinéaste ayant une sœur), il brouille l’identification. Cette ambivalence est sublime, car elle entraîne une dualité au sein même de la représentation du cinéaste entre la figure héroïque de Giovanni (quittant son travail) et celle dans le déni de Margherita.

Mia Madre, Nanni Moretti

Mia Madre se refuse le sentimentalisme scénaristique ou la grandiloquence formelle. C’est justement dans le sentiment, comme facteur de destruction, qu’il trouve ses plus belles réussites. Progressivement, l’œuvre s’engouffre dans le vertige de la mort. Elément anxiogène, la peur de la mort est double. Elle représente autant la mort de la mère que la propre mort de Margherita. En effet si la majorité de ses cauchemars tourne autour de l’annonce de la mort de sa mère, la réalisatrice s’entrevoit comme la prochaine proie : elle entame déjà un retour sur sa propre vie (le rêve où elle remonte la queue devant un cinéma) et prend littéralement la place de sa mère (le rêve où elle remplace sa mère au volant pour empêcher un accident inévitable). Dans un processus de flottement entre le réel et le rêve, ces peurs trouvent un écho dans la vraie vie de la réalisatrice. Après une mystérieuse et soudaine fuite d’eau en pleine nuit, elle est obligée de vivre dans l’appartement laissé vide de sa mère.

Mia Madre, Nanni Moretti

Mia Madre se trouve alors à la rencontre entre ce processus de déconstruction de la fiction par le réel, l’impossibilité d’un cinéma politique,  et ce processus de déconstruction du réel par la fiction, les rêves de Margherita. Il étend ainsi le vertige de son personnage au spectateur qui perd ses repères questionnant continuellement la véracité des images. Ce n’est que la finalité des scènes qui lui permet de comprendre ce qu’il vient de voir : de l’apparition des techniciens pour les scènes de tournage au réveil de Margherita pour les scènes du quotidien. C’est par cela qu’il touche au sublime et qu’il s’inscrit indéniablement comme l’une des plus grandes œuvres de l’année 2015, et comme le plus grand oublié du palmarès cannois.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Tale of Tales : « Miroir, dis-moi qui a le plus beau film ! »

Tale of Tales, Matteo Garrone

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Tale of Tales continue, par sa sélection officielle, la romance qui unit le Festival de Cannes à Matteo Garrone. Déjà adoubé en ces lieux de deux Grand Prix successifs pour Gomorra (2008) et Reality (2012), le cinéaste italien marque avec cette œuvre aussi bien une rupture qu’une continuité dans sa filmographie. Rupture parce qu’il s’essaie pour la première fois aussi bien au genre fantastique (l’adaptation du Conte des Contes de G. Basile) qu’au film d’époque (une renaissance sans lieu ni date). Il rompt ainsi avec l’image de portraitiste de l’Italie contemporaine qu’il l’avait mené par le biais du réalisme social à questionner le poids de la mafia (Gomorra) et celui de la notoriété illusoire (Reality). Néanmoins, Tale of Tales s’inscrit dans la continuité d’un thème cher au cinéma de Garrone : la question de l’incursion d’une certaine irréalité, l’extraordinaire, dans le quotidien, l’ordinaire. Il amplifie par les codes du fantastique le schéma de ses œuvres qui s’axent autour de basculements engendrés par une sorte de fatalité sociétale (la violence, l’estime de soi). L’incursion du cinéaste italien dans l’univers typique – et typé – du conte pouvait alors entraîner quelques attentes.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Cependant, Tale of Tales souffre des mêmes maux qui gangrenaient déjà Reality. Matteo Garrone écrase ses œuvres par une volonté exacerbée de montrer sa présence en tant que réalisateur. Il ne cherche plus à conter un récit, mais à conter des images. Mais jusqu’où peut-on détacher la forme du fond d’un film ? Il offre certes un écrin à ses contes italiens en éblouissant par des plans maîtrisés dans des décors baignés dans une lumière calculée où virevolte un casting international (plus ou moins inégal) dans des costumes somptueux. Mais Tale of Tales se révèle être une coquille bien vide à force de vouloir répondre à des critères assez stéréotypés du « film cannois » : un travail visuel appuyé (sorte de gloire du film à dispositif) rendant compte de l’horreur de l’homme.

Tale of Tales, Matteo Garrone

L’œuvre se résume à trois contes inégaux – sélectionnés parmi la cinquantaine qu’offre l’ouvrage de G. Basile – censés amener une réflexion sur la femme et ses névroses à travers les différents âges de sa vie. Dans « La Puce », Violet (Bebe Cave, une révélation totale) symbolise l’envie du passage de la fille à la femme face à un père absorbé d’amour pour une puce. Dans « La Reine », le personnage joué par Salma Hayek est prêt à tout pour devenir mère. Enfin dans « Les deux vielles », Dora et Imma refusent de vieillir par tous les moyens. Ne sortant pas (ou peu avec Violet) des archétypes de la femme dans les contes – faire-valoir des hommes –, Matteo Garrone rate son adaptation. S’il pense Le Conte des Contes comme une œuvre sacro-sainte qui pose les bases des contes des Grimm ou de Perrault, il oublie de ne pas tomber dans les codes déjà bien usés de ce genre au XXIe. Y a-t-il vraiment une différence entre les productions Disney (cherchant la beauté et le spectaculaire) et celle du cinéaste italien ?

Tale of Tales, Matteo Garrone

En effet tout comme ces dernières, Matteo Garrone affadie ses personnages par une explosion de moyens censée émerveiller le spectateur. En plus de l’écraser sous des effets visuels peu reluisant, il annihile toute l’ambition psychologique de ses personnages. La détresse de Violet est déviée par les (trop) nombreuses et (trop) longues scènes de fuite face à un ogre néanderthalien affligeant. Tandis que la folie grandissante de la Reine – principal échec de l’œuvre – se transforme en des monstres grotesques. Les productions actuelles semblent montrer que l’homme, dans son intégrité morale, n’a plus sa place dans un monde imaginaire qui se peuple de plus en plus de monstres.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Tale of Tales se disloque dans cette volonté paradoxale de coller à l’univers du conte et de faire un film « de festivals ». A l’émerveillement s’ajoute une fausse subversion symbolisée par un Vincent Cassel n’arrivant plus à sortir des rôles de pervers que le cinéma international lui octroie. La nouvelle œuvre de Matteo Garrone est malheureusement qu’une œuvre pour les yeux bien loin, hélas, des œuvres qui l’ont installé au panthéon des cinéastes cannois.

Sortie le 1 Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Les 10 films de 2014 : Genre(s) de Cinéma

L’année 2014 n’aura pas connu, surtout au sein du cinéma français, la richesse qui caractérisait l’année précédente. L’effervescence d’un cinéma marqué par une ambition sociologique face à une société contemporaine en perpétuelle mutation se dissipe pour laisser place à une cinéma centré sur lui-même. L’ambition des cinéastes aura été plutôt de questionner les fondements du cinéma : la narration et les genres cinématographiques qui en découlent.

Under the Skin, Jonathan Glazer

 C’est d’ailleurs la réflexion sur le genre fantastique, et son rattachement à notre réalité, qui aura donné les plus belles images cinématographiques de l’année. Le désenchantement du monde, théorisé par Weber, s’exprime au travers de plusieurs oeuvres présentes dans ce Top 10. D’abord avec Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) qui fait de ses immortels vampires des personnages baudelairiens. Perdus dans l’immensité de l’existence, ils errent dans un monde en délitement. Plus sages que monstres, ils questionnent les archétypes du fantastique en dévoilant leurs propres limites : le sang est une drogue, l’immortalité un ennui, la mémoire une lassitude. Jim Jarmusch, avec une caméra virtuose, nous donne le vertige du temps. Avec un regard critique, il prolonge d’un « et après ? » toutes les fadaises fantastiques qui prône le Happy End sans en comprendre les enjeux. Ce retournement des codes du fantastique se retrouve également chez Jonathan Glazer qui continue de faire s’entrechoquer réalité/fantastique après Birth (2004). Avec Under the Skin, il réalise l’impensable quête d’humanité d’une entité extraterrestre vouée à tuer. Il inverse la logique du genre en amenant le réalisme au sein du fantastique : des formes géométriques hypnotiques de l’ouverture à la forêt écossaise de la scène finale. Il s’interroge ainsi sur la définition de l’homme au-delà de cette peau qui le caractérise. Un pessimisme (« l’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) qui se retrouve dans la confrontation moraliste de Lars van Trier avec Nymphomaniac.

Le Vent se lève, Hayao Miyazaki

Le désenchantement se poursuit avec Hayao Miyazaki (Le Vent se lève) qui confronte son animation à l’épreuve du biopic. En retraçant l’histoire de Jiro Horikoshi – créateur des chasseurs bombardiers japonais de la Seconde Guerre mondiale -, il oppose alors la vision d’un visionnaire déterminé et l’utilisation pratique de ses trouvailles par l’armée. Sans moralisme, le réalisateur nippon trace le portrait d’une envie irrépressible de quitter un monde détruit par l’homme (la guerre) et par une terre épuisée (le séisme de 1923, une des plus belles scènes de l’année). Cette espérance, presque maladive, en une autre voie est le fil narratif de L’Institutrice de Nadav Lapid. La deuxième oeuvre du cinéaste israélien retrace le parcours d’une institutrice, poète amatrice sans grand talent, qui pense déceler chez un de ses élèves de 5 ans un don prodigieux pour la poésie. Ce messie culturel devient alors le symbole même d’une humanité innée qui se distingue de la barbarie justement par cette capacité à créer.

Mommy, Xavier Dolan

De la même manière que Miyazaki, Abel Ferrara évite avec son Pasolini les écueils nombreux du film biographique. En s’intéressant uniquement aux derniers jours du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, il aurait pu facilement tomber dans un misérabilisme et une victimisation d’autant plus que ce dernier est mort assassiné. Néanmoins, Ferrara prend le parti-pris sensé de rendre non pas hommage à l’homme mais à son art. « Scandaliser est un droit. Être scandaliser, un plaisir » (Pasolini) résume parfaitement la vision d’un homme qui combattait le moralisme de la société européenne d’après-guerre. Face au puritanisme, Ferrara fait le portrait des pensées libertaires d’un visionnaire dont les aléas personnels importent finalement assez peu. Xavier Dolan (Mommy) donne, également, ses lettres de noblesses à un genre pourtant longtemps décrié : le mélodrame. Il fait de son cinéma le reflet de la vie, une oscillation violente de moments de bonheur et de détresse. Une vision passionnelle de l’homme sans cesse en lutte avec ses propres démons (ici les troubles de Steve).

Le Paradis, Alain Cavalier

Des cinéastes vont alors encore plus loin en questionnant directement le cinéma dans sa narration. Une narration, d’abord au sein des personnages eux-mêmes chez Hong Sang-Soo (Sunhi), qui se meut en fonction des finalités possibles. Le cinéaste coréen dresse un portrait pessimiste d’une humanité perdue par le gain qui modifie sa perception d’une entité pourtant constante – Sunhi, jeune femme insaisissable -. Dans cet égoïsme, le théâtre d’Hong Sang-Soo se teinte d’une noirceur auparavant absente. Le cinéma expérimental d’Alain Cavalier (Le Paradis) continue cette réflexion sur la narration en présentant un paysage mental où les objets issus d’un capharnaüm tracent un récit emprunt de mythologie et de religion. Avec décalage, Cavalier propose une autre vision du paradis : un espace où règne l’imagination et la culture. Une apologie qui rappelle L’Institutrice de Nadav Lapid.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

Enfin, Myroslav Slaboshpytkiy (The Tribe) propose aux spectateurs curieux une nouvelle façon d’appréhender le cinéma. Sa radicalité et sa géographie (l’Ukraine) rappelle l’audace, également dans une première oeuvre, de Maja Milos (Clip) en 2013 qui croquait la chute de la jeunesse serbe. Le cinéma est-européen est un cinéma percutant et social qui contemple le délitement de ses institutions aux travers d’un voyeurisme qui peut paraître malsain. Néanmoins, la subversion est admirable uniquement si elle n’est pas une fin en soi. Or, le cinéaste ukrainien réalise un geste de cinéma à travers l’histoire de ses étudiants sourd-muets pris dans une spirale de violence. Il propose aux spectateurs un nouveau type de narration : une narration du ressenti. Les dialogues sont alors ceux des corps qui bougent, s’entrechoquent ou se brisent.

TOP 10 :

10. Nymphomaniac, Lars van Trier (Danemark)

9. The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy (Ukraine)

8. Pasolini, Abel Ferrara (Italie, France)

7. L’Institutrice, Nadav Lapid (Israël)

6. Sunhi, Hong Sang-Soo (Corée du Sud)

5.  Le Vent se lève, Hayao Miyazaki (Japon)

4. Le Paradis, Alain Cavalier (France)

3. Mommy, Xavier Dolan (Canada)

2. Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch (Allemagne, Grande-Bretagne)

1. Under the Skin, Jonathan Glazer (Grande-Bretagne)

Magnifica Presenza : Une enveloppe vide

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekIl n’y a finalement pas plus ardu à mettre en scène que le genre fantastico-réaliste. Si l’épreuve est périlleuse, c’est que le réalisateur doit dans un contexte contemporain réel amener un évènement surnaturel qui doit pouvoir être vraisemblable, chose qu’il n’est pas par nature. Pour son film, le réalisateur italiano-turc Ferzan Özpetek choisit en toile de fond une Italie coloré touché néanmoins par la crise (logement, demandeurs d’emploi). Mais, ici pas de critique ou de constat de la société. Ce sont les péripéties de Pietro, jeune sicilien homosexuel partant à Rome pour devenir acteur, qui prédominent. Il achète une ancienne maison, vestige de l’aristocratie pro-Mussolini, dont le faible prix s’explique par les fantômes qui y habitent. Information qu’il ignore et qui amène sans doute les seules bonne séquences puisque Özpetek utilise autant qu’il ironise les codes du genre. Cependant, l’incursion dans le surnaturel ne semble finalement n’être qu’un gadget scénaristique pour un réalisateur superficiel. Pas de nouveauté, et donc de la fadeur, dans un film qui n’arrive pas à atteindre ni humour (le ronflement n’étant pas le summum de la finesse), ni onirisme. Le projet est pourtant ambitieux, et on sent l’influence d’Almodovar (dont les serveuses du café sont des pâles copies de l’univers du cinéaste espagnol) qui était parvenu à la maestria avec Volver (2006), drame familiale teinté de surnaturel.

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekL’autre incompréhension du film se situe autour de l’homosexualité du personnage principal. Ferzan Özpetek s’est fait, par le biais de son cinéma, un porte-parole de l’homosexualité en Italie dont son dernier film (grand succès en Italie), Le Premier qui l’a dit (2010), se penchait sur la question de l’annonce au sein de la famille. Il s’inscrit alors une nouvelle fois dans la veine du cinéma d’Almodovar mais sans jamais donner une légitimité à cette caractéristique. Magnifica Presenza ne dispose d’aucun traitement de l’homosexualité. Questionné sur l’orientation sexuel de son personnage, Elio Germano tombe alors dans le cliché justifiant cela par le fait qu’il dispose ainsi d’une sensibilité plus importante qui lui permettrait de mieux croire à ce qui se passe devant lui. Sans le génie d’un Xavier Dolan (Laurence Anyways), Ferzan Özpetek plonge dans le milieu transsexuel au cours d’une scène (celle de l’Abbesse) tape-à-l’œil et dont l’inutilité n’a d’égale que la force des clichées qui y sont présent. Une phrase du film m’a d’ailleurs choqué : « Si je crois en moi, je peux bien croire aux fantômes » dira un personnage secondaire (insipide) tailleur de pierre le jour et travesti la nuit. Ce jugement si violent sur la condition des travestis donne l’impression de retourner à l’époque de la différence sexuelle comme maladie mentale. Une faute pour un cinéaste qui semble pourtant investi par son cinéma. 

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekMagnifica Presenza, outre son côté conventionnel de dénonciation de l’homme-traître prêt à tout pour un peu de gloire, dispose cependant tout de même d’un discours intéressant et bien mené sur l’évolution de la figure de l’acteur. Se retrouve face à face dans la maison, une troupe de comédiens issus de l’âge d’or du théâtre et Pietro souhaitant devenir acteur dans une situation audiovisuel bouché. Comme dans le milieu du travail, c’est la « surqualification » des acteurs que Özpetek met habilement en scène dans un plan séquence savoureux dans lequel Pietro passe une audition pour une publicité de savon dans laquelle il doit passer par toutes émotions. Des acteurs demi-dieux des années folles, il ne reste rien pas même l’aura de la figure de l’acteur. Pietro est un simple bout de viande interchangeable qui perd son identité, les directeurs de casting changeant son nom. C’est également l’évolution de la façon de jouer qui est mis en avant faisant de la troupe des comédiens plus près du mime ou de la force que du cinéma.  

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekCependant, ce discours ne permet pas au film de décoller. Magnifica Presenza est finalement aussi consistant qu’un fantôme. Ferzan Özpetek passe à côté de son film. 

Le Cinéma du Spectateur

☆✖✖✖✖ – Mauvais

La Grande Bellezza : Critique Critiquable

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

La Grande Bellezza est une œuvre nostalgique du rayonnement passé de l’Italie. Paolo Sorrentino filme autant les visages de l’Italie d’aujourd’hui que les statuts qui sont les seuls vestiges du glorieux passé. Le long-métrage est alors une critique de la société italienne actuelle qui court vers la vacuité de la vie, vers son insignifiance et le néant de l’intellect. Paolo Sorrentino se fait alors le porte-parole à travers Jep (Toni Servillo, son alter-égo) de cette volonté d’endiguer cette descente dans l’enfer morale. Ainsi dans les fêtes romaines, les intellectuels sont mis au même niveau que les ex-stars de téléréalité à la dérive. On y croise également une jeunesse qui croit aveuglément et absurdement en elle pensant qu’elle peut rebondir dans tous les domaines. La copine utilisatrice de Romano est la représentante de cette jeunesse folle qui voit son échec dans le cinéma comme une manière d’écrire un livre « proustien » comme-ci tout était acquis et possible. Le talent n’est plus qu’un leurre. Sorrentino se penche également sur l’insipide scène artistique contemporaine qui prône le concept à outrance cherchant plus la provoque que le sens. L’art fonce dans le mur littéralement chez Sorrentino et est mis devant le mur par le personnage de Jep Gamberdella qui montre la vacuité de l’art qui se joue devant lui par une artiste pleurnicharde ne pouvant définir le mot « vibration » qui semble pourtant être au centre de  son art.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Le monde mondain dont Jep est censé être le Roi repose ainsi sur le paraître et donc sur l’argent qui peut le générer. Argent devient une fin en soit, un mode de vie et même un métier pour le personnage de Trumeau : « Tu fais quoi comme métier ? », « Moi, je suis riche ». Ainsi, la perte de cette dernière entraîne la perte du prestige et la fin d’une place dans la société comme le montre ses « Nobles à Louer » qui clôt la nostalgie d’un âge d’or avec la fin d’une « vraie » noblesse. Les dettes sont le fruit d’actions dérisoires comme des passages chez le coiffeur.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Mais c’est également une critique morale que fait Paolo Sorrentino dans laquelle même l’Eglise prend part à la dépravation de la société à l’image de cette nonne qui paye 700 euros pour se mettre du botox  ou encore du couple prêtre/sœur qui dîne au champagne cristal dans un Palace. Le Cardinal, sans doute le futur Pape, évite d’ailleurs des questions sur la foi en dérivant sur des interminables recettes de cuisine. Le seul vestige de la Foi catholique se trouve dans une Nonne, bientôt sanctifiée mais déjà momifiée, de 104 ans. Elle expliquera sans doute l’absence de pauvreté chez Sorrentino par cette magnifique phrase : « Je me suis mariée avec la Pauvreté, et la Pauvreté ne se raconte pas ». Elle est donc à l’image des monuments de Rome les ruines d’un passé prestigieux et moral qui se dissipe dans les fêtes outrancières de la jet-set intellectuelle.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Si le film est rempli de fulgurances scénaristiques de Sorrentino – surtout lorsqu’il met ses personnages au pied du mur, face à leur contradiction -, La Grande Bellezza est le film de l’arroseur arrosé. Il est curieux de se rendre compte que le cinéaste italien fait une critique de son propre cinéma : outrancier, pompeux, complaisant. Il est regrettable de voir un cinéaste qui s’engage contre la vacuité de l’existence vendre si déplorablement son image à la marque Martini qui orne de manière outrancière les plans. De plus, Sorrentino n’utilise finalement qu’un mouvement de caméra avançant de biais (du haut céleste vers le bas des hommes) au ralenti pour donner au lieu une maestria qui agace. Il devient alors un cinéaste aux faux airs de salvateur narcissique derrière son personnage alter-égo. Une volonté presque biblique qui dérive sur une sorte de Noé présentant girafe et flamands.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

Paolo Sorrentino se perd d’ailleurs dans la contemplation de Rome. A la manière de Woody Allen dans To Rome with Love (2012), le cinéaste penche trop souvent vers le film-touristique se perdant dans les monuments, les présentant à la manière d’un office du tourisme. Il se perd dans la lassante beauté de Rome qui aurait, sans exagération aucune de la part du cinéaste, fait faire une crise cardiaque à un touriste japonais. Il répond également à ses propres fantasmes de cinéastes ne tentant même pas de les incorporer dans son récit comme la rencontre au détour d’une rue avec Fanny Ardant.

La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino

La Grande Bellezza est sauvé par ses scènes où Sorrentino se rapproche des grands cinéastes italiens et réussi par le dialogue à montrer la vacuité de son sujet. Mais c’est dans l’enveloppe qu’il met autour de son propos qu’il se perd, s’affadie et devient le sujet même de sa critique. Paolo Sorrentino aurait pu réaliser une œuvre magistrale, mais il se contentera à cause de son style pompeux d’une œuvre dans le souvenir de certaines scènes sauvent un tout bien trop bancale.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Les Équilibristes : La pauvreté de l’art

Les Equilibristes, Ivano de Matteo

Ivano De Matteo fait un cinéma qui s’appuie sur une culture documentaire, en partie parce qu’il en a réalisés trois. Ainsi, sa fiction ne peut qu’être teintée que de la volonté de montrer, de démontrer et de dénoncer la réalité. S’exprime à travers son œuvre alors le débat incessant sur le lien entre le cinéma et la réalité : est-elle sise devant la caméra ou alors est-elle une image modifiée d’un réel ? C’est toute la question du documentaire qui se pose alors. Les Equilibristes tentent alors de se pencher sur les hommes et la réalité de leur misère par le biais de la spirale de la pauvreté. En effet, comme il le dit lui-même, il suffit d’ « un coup de vent » pour que tout bascule, l’homme marche constamment sur un fil sans s’en rendre compte. L’utilité du film réside ainsi justement dans les réactions institutionnelles ou sociétales. Il n’étonnera personne de dire que nous vivons dans une société capitalisée dans laquelle l’existence en son sein ne se base que sur la richesse que l’individu possède. La considération d’être humain n’est bonne que pour les riches. Ivano De Mattéo réalise (parfois) des scènes remplies de sens et de tragédie humaine. En effet, Giulo (Valerio Mastandrea) amène son fils et son copain dans une fête foraine, les enfants jouant sans se soucier de ce qui ne les touche pas l’argent. Or, constamment Giulo marche sur le fil de la pauvreté, la vraie, celle qui vide les poches ; il ne peut ainsi plus se permettre de payer les 4 euros manquant. La caissière appelle alors les enfants par des numéros pour les faire sortir signalant alors que l’homme est un homme que lorsqu’il paye et participe à la capitalisation ambiante. Un pauvre ne mérite pas d’identité propre puisqu’il ne sera présent et montré qu’à travers les courbes du chômage, de la précarité ou de la pauvreté. Ivano De Mattéo montre également la surcharge mortelle des instituions de charité qui ne peuvent plus remplir leur fonction : « ils ont construit 40 logements alors qu’il en faudrait 2000 » racontent succinctement un homme. Il ironise même disant alors « le divorce, c’est pas pour nous, c’est pour les riches » laissant la liberté de vie à l’argent et non à la décision humaine. C’est cette solitude dans la pauvreté qui intéresse le réalisateur qui le fait entraîner son personnage dans la spirale infernale de la misère sociale.

Les Equilibristes, Ivano de MatteoCependant, de bonnes intentions ne donnent pas forcément de bons résultats. Outrepassons déjà une bande originale dont la subtilité rendrait les musiques de John Williams jalouses dans l’étalage de tristesse violonisée et de malheurs pianotés.  Il est navrant de voir un réalisateur prendre une place de Dieu dans son propre cinéma. Jamais Ivano De Mattéo ne se met à hauteur d’hommes, cherchant toujours à contempler la misère qu’il met en scène donnant ainsi comme un os à des chiens affamés de malheurs que serait les spectateurs. Sa caméra surplombe et écrase ses personnages sans jamais les regarder avec humilité. Ensuite, c’est la volonté des réalisateurs de parfois vouloir montrer leur présence par des mouvements de caméra qui laisse le spectateur de marbre. Il faut faire la différence artistique entre un effet de caméra donnant du sens et affirmant un cinéaste-auteur et le simple ballottement d’une caméra. De plus, il entraîne son propos dans un misérabilisme pesant cherchant toujours la péripétie suprême et fatale. Ce qui dérange surtout, c’est que la situation fonctionne sur une incohérence face aux revenus que touchent le protagoniste (plus de 1200 euros) et sa pauvreté croissante. S’il voulait tant de misère, pourquoi ne pas avoir rajouté la case chômeur à la longue liste d’accablement de son personnage ? Surtout dans le but de finir dans un surprenant (et décevant) happy end sur une musique dansante. Avait-il peur d’aller trop loin, de ternir l’image d’un pays qu’il dit « mort » ? Enfin, Ivano De Mattéo entoure son récit pathos d’une ribambelle de second rôle caricaturaux et dénaturant complètement sa soif de réel. Il amène son récit dans un comique qui ne sied guère à son propos. Il balance, comme sur un film, entre les genres et donc les finalités de son œuvre. Il se repose sur des clichés faciles : le vieux gay lubrique, la tenancière fumante, le bègue mis à l’accueil. Sans doute cherchait-il à égayer un film pesant et maussade.

Les Equilibristes, Ivano de MatteoLes Equilibristes ne sont pas alors ceux que l’on croit. Ils ne sont pas sur l’écran mais dans bien la salle, ne sachant plus s’ils doivent sauter hors d’un navire qui coule ou tenter de tirer du film une critique sociale esquissée mais jamais menée à son terme. Un succès aussi ne tient finalement qu’à un coup de vent.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Reality: L’échec de la Réalité

La première pensée qui nous prend en quittant la salle, c’est que « Reality » n’est définitivement pas une dérivation de « Gomorra » (film coup de poing sur la mafia napolitaine – Grand Prix à Cannes en 2008). Naïvement, on voyait en Mattéo Garrone un porte-parole d’une Italie en perdition et gangrenée d’un côté par la mafia et de l’autre par une crise tant économique que sociale. Il n’est plus le représentant d’une Italie qui veut ressurgir des cendres d’un mal qu’elle exorcise. Mais, il devient un simple spectateur des bouleversements sociaux d’une nouvelle génération dont le fonctionnement lui échappe. Son dépassement est sa première faiblesse. L’avènement de la culture du voyeurisme, commencé en France au début des années 2000 par Loft Story, est déjà un fait avéré. Dix années sont passées. Ces phénomènes sont maintenant des banalités du quotidien qui font les choux gras des zappings du monde entier. Certes, la célébrité ne repose plus sur des qualités remarquables et sur un élitisme artistique et social, mais la volonté d’une reconnaissance de l’homme lambda se vérifie fréquemment, et il ne faut pas attendre la téléréalité pour s’en rendre compte. Rien de nouveau, si ce n’est que la nouvelle génération s’autorise tout ce qui lui permet d’atteindre cette gloire éphémère et dévastatrice. Mattéo Garrone esquisse assez bien les psychologies de ces personnages, faisant dégringoler son protagoniste peu à peu dans les méandres de la folie. Cependant l’exagération de certaines scènes et leur répétition font des personnages des pantins oscillant entre comédie et drame. Ne sachant pas sur quel pied danser, les portraits sonnent faux. Mattéo Garrone cherche à nous montrer que la société change, mais là encore, sa subtilité lui fait défaut: il suffit de voir la lourdeur des plans d’ouverture et de fermeture montrant d’un côté un Naples historique surveillé par le Vésuve et de l’autre un monde totalement artificiel provenant des studios romains – la longueur écrasante des plans illustre parfaitement le manque de finesse d’un réalisateur qui critique au final son propre travail. La téléréalité est théâtrale, « Reality » montre que le cinéma aussi ne repose finalement pas sur la spontanéité.

Reality, Mattéo GarroneCe manque de justesse et subtilité se remarque aussi dans sa mise en scène. Mattéo Garrone cherche avec « Reality » à faire la distinction entre deux réalités: la réalité « réelle » du quotidien fondé sur l’être et la réalité « faussée » fondée quant à elle sur le paraître. Le problème c’est qu’il applique à l’intérieur même de son film les deux notions troublant son spectateur et s’auto-contredisant. D’un côté, comme dans « Gomorra », il choisit comme fond scénarisitique les petits gens (de Naples) victimes de leur condition de vie et assis dans un réel pathétique fait de magouilles et d’arrangement. A ce traitement presque documentaire de son sujet, il associe non plus la notion d’une caméra témoin comme dans son précèdent long-métrage, mais les ficelles d’un cinéma pédant se réclamant un statut de grand cinéma. Mattéo Garrone prône ici le superflu cherchant, en vain, un onirisme cinématographique. Des mouvements amples, pour mieux montrer une aisance ou pour chercher de quelconques effets de style, malheureusement bien inutiles. Le spectateur n’a pas besoin d’une forme digne des grands péplums aseptisés pourcomprendre l’immersion d’un fantastique (ici une sortie de l’ordinaire). Ce choix de mise en scène plombe le film qui, bien que la caméra s’envole, ne décollera jamais.

Reality, Mattéo GarroneMattéo Garrone est, quand même, une fin perfectionniste qui donne un intérêt à son oeuvre par les détails qu’il sème au fur et à mesure. Il dresse le portrait d’une Italie bien mal en point. Economiquement d’abord puisque lors de la scène de l’appel entre la famille – au centre commercial – et Luciano, il met en toile de fond le passage de plusieurs candidats. Chacun diplômé d’économie, ils voient en la téléréalité une manière de gagner enfin de l’argent et de pouvoir se faire connaître des recruteurs. Le désespoir qui se dégage de la situation de l’emploi en Italie est alarmant. Mattéo Garrone en quelques secondes montre le passage d’une époque où le diplôme était roi à une époque où sa dévaluation est tel qu’il ne vaut plus rien. Les études seraient presque devenues inutiles et ouvrirait seulement les portes des métiers sous-payés et des shows télévisuels à bas ratio intellectuel. Enfin, Mattéo Garrone s’attaque à la crise de la culture en Italie, et surtout à la montée de produit culturel superficiel et formaté: la téléréalité. Il suffit de voir dans quel espace il décide de placer les dernières auditions pour le jeu « Grande Fratello »: dans les mythiques studios romains Cinécitta. Comme si l’avenir du cinéma déclinant (chaque année annoncé, mais peu vérifié) se ferait par la télévision, souvent jugé parent pauvre de la culture, et par le pire de ce qu’elle offre: la téléréalité. Le remplacement de la notion de culture serait-il arrivé ? 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais