Le cinéma de Yasujiro Ozu repose sur un glissement d’intérêt entre le privé et le public. On ne peut voir une œuvre d’Ozu en s’intéressant seulement à la trame narrative car il se sert de la sphère intime pour montrer les bouleversements sociaux qui secoue son pays. Printemps Tardif ne déroge pas à la règle. L’histoire privée du mariage de Noriko est finalement le reflet d’un Japon passant d’un fonctionnement traditionnel à un fonctionnement plus moderne basé sur les mœurs américaines. Les personnages d’Ozu sont les témoins de ces changements et permettent leur l’illustration. Il faut donc remettre Printemps Tardif dans son contexte historique: réalisé en 1949, la Seconde guerre mondiale derrière lui, le Japon ne dispose pas d’une complète autonomie étant placé sous l’égide américaine. Cette intrusion s’exprime chez Ozu simplement dans le champ visuel : un panneau de la marque Coca-cola dénature la pureté de la nature japonaise remplaçant les divinités par les enseignes ; les écritures américaines se mélangent aux calligraphies japonaises comme-ci les Etats-Unis cherchaient à remplacer petit à petit tous symboles de la culture japonaise. La cohabitation entre les deux univers s’exprime également dans les intérieurs. La maison de Noriko et Shukichi est le reflet même de la superposition voulue par l’hégémonie américaine: le rez-de-chaussée sera le miroir d’un Japon encore attaché à ses valeurs – volets glissants, tatami, calligraphie -, tandis que l’étage est totalement dédié au style de vie américain: fauteuil, table, service à thé anglais. Cependant, la soumission culturelle des Japonais ne semblent être qu’un leurre. En effet si le costume et les robes fifties habillent les rues, c’est le kimono qui est roi à la maison et donc dans la sphère privée, cachée et non vérifiable de la société.
Ainsi, Printemps Tardif est donc la rupture entre deux Japons : le traditionnel qui perdure et le moderne qui se dessine depuis le début du XXe. La modernité occidentale se cristallise autour de la question du mariage et donc du divorce. Il suffit de voir la répulsion des personnages japonais issus de la génération précédente face aux individus divorcés. Les comportements nouveaux débouchent alors sur des commérages. Si chers à Ozu, ils permettent de faire ressortir la véritable mentalité japonaise de son temps. Noriko est le symbole même de ce Japon coincée dans son époque. Sa paralysie s’explique par une incompréhension des deux modes de pensée : d’un côté, elle s’oppose aux Anciens par sa volonté de ne pas se marier ; d’un autre, elle reste misogyne envers elle-même et ne se voit que par rapport à sa position face aux hommes. Elle est la personnification d’un changement lent et des prémisses de l’émancipation de la femme par le refus du mariage. Noriko, c’est le Japon: un pays stagnant, dans les années d’après-guerre, entre son attachement à ce qu’il a été et sa volonté de devenir une société modernisée à l’occidental.
Le personnage de Noriko est influencé par son éducation traditionnelle et ne voit son existence qu’à travers celle des hommes qui exerceront leur autorité sur elle. En effet lorsqu’elle apprend que son père pourrait se remarier, c’est tout son monde qui s’effondre puisqu’elle n’est plus vitale pour un homme et donc perd sa raison de vivre. Elle cherche alors à passer d’un rôle de fille à un rôle d’épouse ne trouvant à exister seulement par le biais des hommes. Cette déchirure avec son père, Ozu la montre avec subtilité : seulement par un rue traversé qui montre alors les directions différentes que prennent les deux personnages. Ils marchent dans le même sens, celui de la vie, mais Noriko avançant avec force semble comme prendre sa vie en main et prendre alors un envol tardif. C’est le caractère de Noriko qui justifie en parti le mariage arrangé. En tardant de montrer le mari, Ozu semble signifier que l’important n’est pas de trouver l’homme, mais un homme. Le père disant que le bonheur se construit et qu’il n’est pas forcément présent au début.
Printemps Tardif peut alors être vu comme un témoignage de la question de la femme japonaise chère à Ozu. Il serait exagéré de voir dans ce film une volonté d’émancipation générale de la femme japonaise puisque son symbole, le personnage d’Aya, n’est pas forcément ce qu’on pourrait appelée une « femme émancipée ». Certes elle est bien active et répond à ses propres besoins en s’étant extirpée d’un mariage raté, mais elle montre bien que cette émancipation économique n’est que la conséquence de sa situation familiale. Elle survit en travaillant. Aya avoue même à Noriko « tu as besoin d’un homme » en ajoutant « Maries-toi, même sans motif ». Printemps Tardif se poursuit alors par l’institution du mariage arrangé : une rencontre, une réponse une semaine plus tard et un mariage. Mais là encore une fois il ne faut pas schématiser l’œuvre puisque ce n’est nullement la victoire d’un Japon traditionnel sur un Japon moderne. « Epouse-le, si ça ne va pas, quitte-le » : le mariage arrangé n’est plus un fin en soit, il est accepté que lorsqu’il débouche sur une réussite. La femme n’est plus forcément attachée à l’homme qui la possédait, elle devient maître de sa vie sentimentale avec l’échappatoire que devient le divorce.
Yasujiro Ozu dispose d’un talent rare de pouvoir faire de ses films les tableaux de la société à un moment donné. Il touche alors à l’Histoire par ses récits montrant avec finesse, et sans effet, les maux d’un Japon qui est le sien et auquel il déclare une nouvelle fois son amour.
Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent



