Después de Lucia: La Palpable Brutalité

Le cinéma mexicain renaît actuellement en choisissant de se focaliser sur le pouvoir dénonciateur du cinéma. Voyant dans ce dernier une catharsis qui permettrait de purifier le spectateur et de l’éloigner une fois sorti de la salle de l’escalade de violence rendue possible dans un pays démocratique mais peu stable. Ainsi, les réalisateurs mexicains mettent l’accent sur les problèmes internes du Mexique s’attaquant avec « Miss Bala » (de Gerardo Naranjo, présenté dans la sélection Un Certain Regard à Cannes en 2011) aux problèmes de la drogue qui, bien que gangrenant la figure de l’autorité, touchent surtout des citoyens lambda qui sont victimes d’une menace qu’ils ne peuvent combattre et qu’ils ne peuvent accepter. Mais l’escalade de la violence de Michel Franco, le réalisateur de « Después de Lucia », est une violence de l’intime qui peut alors prétendre à l’universel. Si la question de la drogue est latente mais présente, elle peut se voir comme un des facteurs qui créent les comportements antisociaux du film. Cependant à l’inverse du phénomène d’exclusion souvent annoncé, la drogue crée ici une communauté qui rejette le non-consommateur. Ceci est extrapolé, certes, les comportements à l’encontre d’Alejandra reposant sur une haine mais pouvant peut-être s’expliquer dans leur extrême brutalité par la drogue qui nécrose la population en entrant par sa jeunesse. « Despues de Lucia » reflète alors  la locution latine « l’homme est un loup pour l’homme ». C’est la destruction d’un congénère qui est le but.

Despues de Lucia, Michel FrancoL’extrême dureté du film de Franco est, en complémentarité avec son sujet, due à la recherche de montrer la vie sans utiliser les fioritures du cinéma. Le but n’est pas de raconter une histoire, mais de raconter l’Histoire – la vie. « Después de Lucia » se plaçant comme l’illustration de la dureté de l’adolescence et de création de bouc-émissaire pour exulter les défauts de l’âge ingrat. Les bourreaux ne veulent finalement que transposer leur mal être sur des êtres, perçu comme ennemis, qui l’ont déjà dépassé et qui brillent par leur confiance en eux. C’est le cas d’Alejandra. La puissance du film et le trouble qu’il dégage résident alors dans cette recherche de la réalité. De ne montrer que ce que montre la vie et de ne jamais chercher un pathétique ou des effets cinématographiques qui diraient alors au spectateur que les faits sont fictifs, et donc qu’il n’assiste pas réellement à cette mise à mort sociale.  Le parti pris de Franco se légitime par la création d’une image-image, théorisé par Godard, amenant alors le cinéma à sa caractéristique de fenêtre ouverte sur le monde. Le réalisateur est maître du détail sur lequel il se focalise, mais il inscrit son regard dans une vision généraliste. Ainsi, modifier l’image ou lui ajouter des effets montreraient la vacuité de l’utilisation d’une image « belle en soi », qui amènerait le cinéma dans une logique de seule contemplation. Certes, toutes les scènes ne sont pas forcément utiles à l’intrigue, mais elles sont le symbole de la vie qui passe. Et surtout, la mise en place d’une routine qui permet à la victime Alejandra de cacher sa descente aux enfers. Ce n’est pas la vie qui changent, mais les entités sociales qui modifient leur regard sur elle, la voyant comme un rival à abattre La collectivité aillant toujours raison du singulier.

Despuès de Lucia, Michel FrancoLe trouble malsain, qui grandit tout au long du film, est forcément et volontairement accentué par cette recherche du réel qui pousse le spectateur à se questionner sur la véracité de ce qu’il voit: assiste-t-il aux faits comme dans un documentaire ou voit-il juste une fiction. Mais Franco cantonne le spectateur dans ses retranchements, amplifiant son pire défaut: l’impuissance. Cette passivité est dérangeante car elle place le spectateur au même niveau que les  bourreaux: cautionnant la maltraitance puisque ne pouvant intervenir.  Le spectateur n’a comme solution que d’assister à l’horreur. « Después de Lucia » flotte au-dessus du spectateur pour mieux le bouleverser, tant au moment du film qu’après. Michel Franco n’est pas un réalisateur hors-pair, puisque son seul effet de style a lieu dans un prologue vain et inutile, mais il parvient à contrebalancer cette faiblesse par un scénario vu comme un assemblage de scènes percutantes. Il cherche l’escalade de la violence, mais à une échelle temporelle lente, perturbant le spectateur dans la durée. Détruisant dans un premier temps le physique (les cheveux, les vêtements), puis le mental, souffrance ultime et perpétuelle. Il amène comme seul échappatoire l’exil, et donc une mort sociale qui devrait amenée une renaissance ailleurs. Mais, c’est là que rentre en compte l’effondrement moral qui devient alors une barrière à la reprise d’une vie sans traumatisme. Nous quittons Alejandra isolée, Michel Franco lui laissant une échappatoire mince d’une vie sans bourreaux, mais d’une vie où elle ne vivra plus.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

In Another Country: l’Immuable Destin

« In Another Country » est incontestablement une œuvre de Hong Sangsoo. Il est le symbole d’un cinéma qui se veut vivre de l’intérieur. Un cinéma qui donne l’apparence de surprendre le réel, de contempler les aléas de la vie. Hong Sangsoo ne crée pas des personnages mais des êtres vivants qui, bien que leur psychologie ne soit pas montrée directement, dévoilent des fissures profondes et intimes. Il donne au spectateur rien de plus que ce qu’il aurait su sur des personnes tangibles. Même si le personnage de la scénariste brosse avant chaque partie un rapide portrait du protagoniste qui dirigera l’intrigue, elle ne fait que survoler des informations qui relèvent du général (métier, situation matrimoniale) et du ragot (femme bafouée). Hong Sangsoo joue d’ailleurs avec cette impression de contemplation, l’amplifiant à sa guise par l’utilisation du zoom. Pourtant négligé par le cinéma en général pour son caractère brutal et peu subtil, il prend dans le film une tout autre saveur : il accentue la sensation de voyeurisme chez le spectateur. Ce dernier ne semble plus inactif, il approche son regard des proies qu’il guette comme un chasseur cherchant le gibier à travers des jumelles. Hong Sangsoo ironise même ce rôle en créant une mise en abîme : le spectateur observe le maître-nageur qui épie à son tour le couple d’Anne (Isabelle Huppert). Il amorce une critique du rôle de spectateur-voyeur basculant son personnage dans la honte de s’être immiscer dans la vie d’autrui. La mise en abîme devant créer une réaction en chaîne engendrant la honte chez le spectateur.

In Another Country, Hong Sang-sooLe fond du film, quant à lui, repose sur la notion de destin. « In Another Country » est une œuvre sur les variations de la vie et le Destin comme force divine. La vie est faite de choix, Hong Sangsoo le montre en dupliquant dans chaque segment l’alternative droite-gauche d’Anne arrivant à un croisement. Anne choisit une direction, et cela à autant d’impact qu’un choix de carrière, ou un choix de vie. Chaque détail bouleversant le cours d’une vie. On pourrait se dire qu’Anne n’est pas la même personne dans chacune des trois parties, mais cela serait diminuer la force narrative du film. Si nous voyons cette scène de choix, alors pourquoi ne pas se dire que cette scène s’est produite avant même que le film commence et amenant Anne dans ces trois situations. La force de la destinée est alors palpable, cherchant à unir ces deux êtres coûte que coûte. Les bouleversements arrivés avant la rencontre ne permettent pas de l’éviter mais de seulement changer sa finalité : Flirt, Indifférence-Fantasmé, Don de soi. Hong Sangsoo nous propose alors de voir trois vies différentes d’une seul et même personne : indépendante, mariée – volage, mariée – trompée. L’unité se crée alors dans le physique, le corps ne s’altérant pas mais aussi et surtout par l’image : la représentation du lieu et surtout le motif de l’orange parcourant chacun des trois segments. L’Orange est dans certaine culture le symbole du renoncement, comme-ci enfin les hommes avaient renoncé à prendre leur vie en main et laissé le destin les guider.

In Another Country, Hong Sang-soo

L’Unicité se fait aussi par le langage : chaque situation n’altérant pas ou peu les propos qui se tiendront entre Anne et le maître-nageur. « In Another Country » est la première intrusion de la notion d’étranger dans le cinéma de Hong Sangsoo, qui normalement s’appuie sur Séoul et ses habitants. Si Yasujori Ozu avait déjà en 1959 montré l’absurdité du langage qui ne s’exprime plus qu’à travers un ensemble de conventions sociétales prédéfinies, Hong Sangsoo déstructure le langage pour dévoiler ses faiblesses. Le langage ne fonctionne que sur le principe que les deux interlocuteurs parlent la même langue et qu’ils puissent ainsi se comprendre. Le langage est dans le cinéma de Hong Sangsoo le motif même de l’action puisque comme dans le réel il permet la propagation d’informations et est le déclencheur des émotions (avec l’alcool, qui chez Hong Sangsoo dévoile les personnages). Mais, dans ce film, le langage est un frein à toute compréhension à toute possible naissance d’une histoire. L’épisode du phare est significative d’un dialogue de sourd, chacun croyant comprendre l’autre. Dans le premier segment, la barrière de la langue est tragiquement ironisée par la lettre écrite par Anne que le maître-nageur ne peut déchiffrer.

In Another Country, Hong Sang-sooHong Sangsoo, même s’il introduit un certain fantastique, reste un réalisateur de la contemplation cherchant à capter les fluctuations du réel et à mieux comprendre la nature humaine par son fondement : la vie, qui n’existe qu’à travers le hasard des rencontres et des opportunités, et où l’homme ne peut agir que faiblement.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Like Someone in Love: Le Déroulement du Temps

La maxime « advienne que pourra » résume, à elle seule, les fondements du cinéma de Kiarostami. Prononcée religieusement par le personnage de Takashi, elle exprime la vision d’une vie basée sur un hasard maîtrisé ou subi. Son cinéma est un espace-temps où la notion de destin a encore un sens, non pas divin mais où l’homme est la marionnette de la vie qui le dépasse. L’Homme choisit de vivre, mais reste spectateur de sa propre vie. Chez Kiarostami, une sensation nous envahit, celle d’avoir vu vivre et d’avoir vécu avec. On pourrait reprocher au réalisateur de parfois s’égarer dans des scènes longues où la notion de non-action est poussée à l’extrême. Mais, c’est grâce à ces intermèdes qu’il suspend le temps cinématographique pour le faire coller au plus près de son écoulement réel. C’est de ce parti pris que découle son charme. Ce sentiment de partage entre le film et le spectateur est également accentué par le point du vue que Kiarostami lui octroie. Dans le cinéma du réalisateur iranien, le spectateur n’a pas l’habituel point de vue omniscient – voyant tout et sachant tout. Il est cantonné presque à un rôle de voyeur, et donc tributaire d’un corps fictif. S’en suit alors un jeu de hors-champs, de non-dit visuel, et d’obstacle à la vision: le rideau de la voisine, la fenêtre du restaurant, la vitre du taxi. Les éléments physiques empêchent une présence quasi fantomatique du spectateur. Le film sort de son schéma naturaliste à sa conclusion en créant par des effets sonores amplifiés le trouble. Le film est calme, mais il prépare la tempête. Mais pour ne pas trop aller vers un « cinéma de style », Kiarostami garde le spectateur prisonnier de ce corps filmique qu’il a lui-même créé, le cantonnant comme ses personnages à l’incompréhension de l’évènement.

Like Someone in love, Abbas KiarostamiCependant, le cinéma de Kiarostami n’est pas vain. Certes l’action n’est pas une pierre angulaire de son œuvre mais il préfère distiller par le dialogue ou la mise en scène les questionnements qui le taraudent sur la société en reflétant ses travers. Son génie n’est pas de montrer leur limite ou de tenter de les régler, mais de juste nous les présenter, laissant aux spectateurs le loisir de les résoudre. Il annihile toute morale convenue. Si le thème de la prostitution est clairement annoncé à travers le personnage d’Akiko, le propos de Kiarostami est plus subtil. Il pose la question de la prostitution de l’Homme en tant que personne physique et morale. Sous la prostitution physique se glisse également le problème de la notion de prostitution mentale. Elle s’exprimera à travers le personnage de Takashi – vieux professeur de sociologie à la retraite. Chacun, dans l’ombre de la nuit, ne doit-il pas accomplir son travail, sans échappatoire possible, poussé par une sorte de servitude volontaire face à une autorité quelconque (Mac, patron). Même si Takashi esquisse une rébellion, elle sera vaine et ne permet à son personnage de ne gagner que quelques heures. Kiarostami juxtapose à la notion d’esclavagisme social celle de la surveillance au sein de la société. Dans la scène d’ouverture, il donne une présence diabolique au Mac d’Akiko, une toute puissance visuelle significative de son autorité. Akiko, assise dos à la fenêtre, est recouverte grâce au reflet de la fenêtre par le corps de l’homme qui la possède économiquement et qui peut tout se permettre avec elle, même une intrusion dans sa vie privée (il écoute ses messages pour savoir si elle dit vrai). Cette lugubre scène trouve un écho à travers le personnage de la voisine de Takashi, même si Kiarostami ne s’intéresse plus à la notion d’autorité. Avec son expérience de la mise en scène, le réalisateur voile notre vision d’un rideau, nous rendant encore plus tributaire de notre corps fictif.

aLike Someone in love, Abbas KiarostamiPour contrer cette surveillance accrue, la société n’a que pu se satisfaire que de conventions se maintenant alors sur un jeu de vraisemblance et de faux. C’est de la bouche de Takashi que Kiarostami sort les dialogues les plus intéressants, ceux exposant sa pensée. Ce dernier dira: « Quand tu sais que l’on va te mentir, ne poses pas de questions » – montrant alors que cette société repose sur le non-dit, sur une volonté de créer une réputation qui se calque à la vie, l’une pouvant briser l’autre. Mais encore une fois, Kiarostami ne dénonce pas, il montre seulement les complexités du réel. La notion de conditionnement et celle de convenance seront illustrées par une autre phrase: « Tu dis que c’est un blague, donc je ris ». L’homme ne s’attache plus au sens mais à ce qu’il devrait causer chez l’individu, ici le rire. Le principe est encore une fois d’être bien vu et de pouvoir alors tenter de se reposer enfin sur quelqu’un. Pour toucher au plus profond des âmes, Kiarostami emprisonne ses personnages dans une prison d’acier: une voiture. Ironie, puisque le confinement pousse à la confession. Mais ce rapprochement presque obligatoire de la prostituée, du fiancé et du client, ne sera finalement qu’un jeu de quiproquos agrémenté parfois par une pincée de sincérité.

Like Someone in Love, Abbas KiarostamiDans « Like Someone in Love », les personnages glissent d’un rôle à l’autre, d’un costume sociétal à un autre créant ainsi l’éventail de l’amour. L’amour au sens large: paternel, charnel, amical et sentimental.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Reality: L’échec de la Réalité

La première pensée qui nous prend en quittant la salle, c’est que « Reality » n’est définitivement pas une dérivation de « Gomorra » (film coup de poing sur la mafia napolitaine – Grand Prix à Cannes en 2008). Naïvement, on voyait en Mattéo Garrone un porte-parole d’une Italie en perdition et gangrenée d’un côté par la mafia et de l’autre par une crise tant économique que sociale. Il n’est plus le représentant d’une Italie qui veut ressurgir des cendres d’un mal qu’elle exorcise. Mais, il devient un simple spectateur des bouleversements sociaux d’une nouvelle génération dont le fonctionnement lui échappe. Son dépassement est sa première faiblesse. L’avènement de la culture du voyeurisme, commencé en France au début des années 2000 par Loft Story, est déjà un fait avéré. Dix années sont passées. Ces phénomènes sont maintenant des banalités du quotidien qui font les choux gras des zappings du monde entier. Certes, la célébrité ne repose plus sur des qualités remarquables et sur un élitisme artistique et social, mais la volonté d’une reconnaissance de l’homme lambda se vérifie fréquemment, et il ne faut pas attendre la téléréalité pour s’en rendre compte. Rien de nouveau, si ce n’est que la nouvelle génération s’autorise tout ce qui lui permet d’atteindre cette gloire éphémère et dévastatrice. Mattéo Garrone esquisse assez bien les psychologies de ces personnages, faisant dégringoler son protagoniste peu à peu dans les méandres de la folie. Cependant l’exagération de certaines scènes et leur répétition font des personnages des pantins oscillant entre comédie et drame. Ne sachant pas sur quel pied danser, les portraits sonnent faux. Mattéo Garrone cherche à nous montrer que la société change, mais là encore, sa subtilité lui fait défaut: il suffit de voir la lourdeur des plans d’ouverture et de fermeture montrant d’un côté un Naples historique surveillé par le Vésuve et de l’autre un monde totalement artificiel provenant des studios romains – la longueur écrasante des plans illustre parfaitement le manque de finesse d’un réalisateur qui critique au final son propre travail. La téléréalité est théâtrale, « Reality » montre que le cinéma aussi ne repose finalement pas sur la spontanéité.

Reality, Mattéo GarroneCe manque de justesse et subtilité se remarque aussi dans sa mise en scène. Mattéo Garrone cherche avec « Reality » à faire la distinction entre deux réalités: la réalité « réelle » du quotidien fondé sur l’être et la réalité « faussée » fondée quant à elle sur le paraître. Le problème c’est qu’il applique à l’intérieur même de son film les deux notions troublant son spectateur et s’auto-contredisant. D’un côté, comme dans « Gomorra », il choisit comme fond scénarisitique les petits gens (de Naples) victimes de leur condition de vie et assis dans un réel pathétique fait de magouilles et d’arrangement. A ce traitement presque documentaire de son sujet, il associe non plus la notion d’une caméra témoin comme dans son précèdent long-métrage, mais les ficelles d’un cinéma pédant se réclamant un statut de grand cinéma. Mattéo Garrone prône ici le superflu cherchant, en vain, un onirisme cinématographique. Des mouvements amples, pour mieux montrer une aisance ou pour chercher de quelconques effets de style, malheureusement bien inutiles. Le spectateur n’a pas besoin d’une forme digne des grands péplums aseptisés pourcomprendre l’immersion d’un fantastique (ici une sortie de l’ordinaire). Ce choix de mise en scène plombe le film qui, bien que la caméra s’envole, ne décollera jamais.

Reality, Mattéo GarroneMattéo Garrone est, quand même, une fin perfectionniste qui donne un intérêt à son oeuvre par les détails qu’il sème au fur et à mesure. Il dresse le portrait d’une Italie bien mal en point. Economiquement d’abord puisque lors de la scène de l’appel entre la famille – au centre commercial – et Luciano, il met en toile de fond le passage de plusieurs candidats. Chacun diplômé d’économie, ils voient en la téléréalité une manière de gagner enfin de l’argent et de pouvoir se faire connaître des recruteurs. Le désespoir qui se dégage de la situation de l’emploi en Italie est alarmant. Mattéo Garrone en quelques secondes montre le passage d’une époque où le diplôme était roi à une époque où sa dévaluation est tel qu’il ne vaut plus rien. Les études seraient presque devenues inutiles et ouvrirait seulement les portes des métiers sous-payés et des shows télévisuels à bas ratio intellectuel. Enfin, Mattéo Garrone s’attaque à la crise de la culture en Italie, et surtout à la montée de produit culturel superficiel et formaté: la téléréalité. Il suffit de voir dans quel espace il décide de placer les dernières auditions pour le jeu « Grande Fratello »: dans les mythiques studios romains Cinécitta. Comme si l’avenir du cinéma déclinant (chaque année annoncé, mais peu vérifié) se ferait par la télévision, souvent jugé parent pauvre de la culture, et par le pire de ce qu’elle offre: la téléréalité. Le remplacement de la notion de culture serait-il arrivé ? 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Cinéma et Mémoires Collectives

Le Cinéma du Spectateur s’est tourné vers vous récemment pour organiser un sondage sur « Vos films préférés ». Par delà cet intitulé un peu plat, le but était de voir les films qui ont marqués notre génération: les sondés ayant principalement entre 17 et 20 ans. Les films ancrés dans la pensée collective et qui donc évoquent un cinéma puissant et bouleversant. Je souhaite tout d’abord remercier personnellement les 105 personnes qui m’ont permises de rendre ce sondage possible et de le faire sur une échelle assez importante. Vous avez nommé 351 films différents allant des films des années 1920 aux jours d’aujourd’hui (« God Bless America », « The Dark Knight Rises »). Certes le classement ne dévoile pas de vrais surprises, mais il monte qu’outres les blockbusters et les comédies américaines surfaites un véritable amour du cinéma est encore possible et repose sur des auteurs « classiques »: Hitchcock, Kubrick, Lynch, Scorsese, Coppola, Allen, Spielberg, Mallick, Burton… Aucun ne manque à l’appel. La surprise est venue d’artistes techniquement plus exigeants comme Van Trier, Tarkovski, Zulawski, Kurosawa ou encore Jarmusch. La surprise est de taille, puisque ce cinéma est moins visible et moins médiatisé. Cette mémoire est traversée bien sûr par des succès populaires, la preuve en est la première place de « Titanic » mais aussi de la nomination de « Intouchables » par exemple. La base cinématographique de chacun différent suivant sa socialisation qui lui a permis de connaître un certain type de cinéma et de développer ses goûts autour.

Les 10 films les plus mentionnés : 

1. Titanic, James Cameron (1997, Etats-Unis) – 11 votes
2. Melancholia, Lars Van Trier (2011, Danemark) – 9 votes
3. Pulp Fiction, Quentin Tarentino (1994, Etats-Unis) – 8 votes
4. 2001: l’Odyssée de l’Espace, Stanley Kubrick (1968, Etats-Unis) – 7 votes
4. Fight Club, David Fincher (1999, Etats-Unis) – 7 votes
4. Le Seigneur des Anneaux, Peter Jackson (2001-2-3, Etats-Unis) – 7 votes
7. Les Affranchis, Martin Scorsese (1990, Etats-Unis) – 6 votes
8. Le Parrain, Francis Ford Coppola (1972, Etats-Unis) – 5 votes
8. La Guerre des Etoiles, Georges Lucas (1977-83, 1999-2005, Etats-Unis) – 5 votes
8. Apocalypse Now, Francis Ford Coppola (1979, Etats-Unis) – 5 votes
8. Reservoir Dogs, Quentin Tarentino (1992, Etats-Unis) – 5 votes
8. Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Michel Gondry (2004, Etats-Unis) – 5 votes
8. Orgueil et Préjugés, Joe Wright (2005, Royaume-Uni) – 5 votes

Les films français :
1. Les Petits Mouchoirs, Guillaume Canet – 3 votes
1. Léon, Luc Besson – 3 votes
1. La Haine, Mathieu Kassovitz – 3 votes
1. The Artist, Michel Hazanavicius – 3 votes

Les Réalisateurs les plus mentionnés :

1. Stanley Kubrick – 18 votes
2. Quentin Tarantino – 16 votes
3. Alfred Hitchcock – 14 votes.
3. Lars Van Trier – 14 votes.
5. James Cameron – 12 votes.
6. David Lynch  – 11 votes.
6. Martin Scorsese – 11 votes.
6. David Fincher – 11 votes.
6. Francis Ford Coppola – 11 votes.
10. Sergio Leone – 9 votes.

Les Réalisateurs les plus représentés :
1. 6 films :
Steven Spielberg : Arrête-moi si tu peux, Il faut sauver les soldat Ryan, Indiana Jones et la Dernière Croisade, Jurassik Park, La Couleur Pourpre. 
2. 5 films :
Alfred Hitchcock : Vertigo, Fenêtre sur Cour, La Mort aux Trousses, Psychose, Les Enchaînés.
Stanley Kubrick : 2001: l’Odysée de l’Espace, Shining, Orange mécanique, Barry Lyndon, Docteur Folamour.
David Lynch : Mulholland Drive, Elephant Man, Twin Peaks, Erasherhead, Lost Highway.
Martin Scorsese: Les Affranchis, Les Infiltrés, Taxi Driver, Casino, Shutter Island.

Le Cinéma du Spectateur

Gebo et l’Ombre: La Condition Misérable de l’Homme

Manoel de Oliveira ne voulait pas signer un film sur la pauvreté pensant que cette dernière ne pourrait être visible au cinéma que par le biais du documentaire. Mais cette vision ne s’appuie que sur les caractéristiques palpables de la pauvreté. Palpables n’ont pas dans le sens qu’on puisse toucher la pauvreté mais la ressentir. De Oliveira obscurcissait alors le fait que la pauvreté est également, voire principalement, morale. C’est justement la force de son film d’allier une pauvreté visuelle, morale et même cinématographique. « Gebo et l’Ombre » est aussi l’alliance de la mort et de la pauvreté. La notion d’ombre n’est pas seulement destinée à cette présence pesante et fantomatique d’un fils à la dérive, mais aussi à la mort physique qui guette ces êtres arrivés en bout de course, et à la mort morale entraînée par une stagnation des idéaux perdus, suite à une acceptation de son rôle de pauvre. C’est en créant des liens intimes entre moralité, vieillesse et pauvreté financière que Manoel de Oliveira vise l’universalité et fait de son film une œuvre marquante.

Gebo et l'Ombre, Manoel de Oliveira« Gebo et l’Ombre » est la confrontation entre des visions de considérer le fait de vivre, mais qui prennent chacune comme socle le fait d’être né, resté ou devenu pauvre. Chez Gebo, la nécessité de vivre n’existe pas. Il ne recherche ni passion, ni sensation pour mieux accomplir son « devoir ». Le fait de désigner la vie comme un devoir symbolise Gebo comme un individu qui se pliera à la vie coûte que coûte en basant son comportement principalement sur l’acceptation de sa condition. Il ne cherche pas à s’en sortir, il ne veut rien changer de sa routine. Gebo n’est pas un vivant mais un travailleur. Il travaille jour et nuit, comme en s’occupant, il n’a pas le temps de penser à son sort. Il suffit le voir instinctivement revenir, tout au long du film, à ses comptes, c’est chiffre. Toute la génération vieillissante ne vit pas le présent puisqu’il est le témoin de leur condition misérable, ne souhaite pas le futur forcément morbide (Candidinha – attachante Jeanne Moreau – n’a-t-elle pas déjà préparé sa mise en terre clamant haut et fort que la mort est si proche que ses « palpitations » peuvent l’avoir d’un instant à l’autre). Seul l’évocation fugitive d’un passé de séducteur fera naître un instant de joie, vite oublié. Le passé a déjà été modifié par un travail d’occultation, pour ne garder que l’essence même de la vie. Pour Doroteia/Claudia Cardinale, la vie est encore plus cruelle. Elle vit dans la misère, comme les autres, mais y ajoute l’illusion d’un bonheur maternel bercé par des mensonges. Elle repose son souffle sur un fils discutable et égoïste, méprisant les êtres véritables (Gebo et Sofia) qui cherchent son bien. A cet immobilisme moral s’oppose un souffle révolutionnaire: Joao, l’ombre. Il revient non pour permettre un nouveau départ mais pour bousculer mentalités et émotions  et poussé à la destruction. Il apporte les notions d’une âme noire qui recherche, elle, le sentiment de vivre, de sentir la vie même si elle ne sera représentée que par la faim. Les questionnements vites oubliés qu’il apporte sont des discours philosophiques qui marchent encore dans nos sociétés sur la place de la déviance dans tout être. La déviance ne s’exprimant que par la présence d’une norme acceptée par d’autres individus. Ainsi, suivant la position du locuteur le dévient sera Joao ou ces non-être.

Gebo et l'Ombre, Manoel de OliveiraManoel de Olivera calque cette pauvreté sur sa mise en scène, ne cherchant ni effet superflu de caméra ni onirisme puéril. L’immobilisme moral est un immobilisme cinématographique. Manoel de Oliveira se concentre sur une table – seule possession qui leur permet une socialisation. Seul emplacement où la misère se pose, c’est donc là qu’elle se vide et s’exprime. Dans cet antre délabré, l’unique fenêtre ouvre sur un monde pluvieux, triste et maussade – reflet de l’intérieur. Le divin s’exprimera ironiquement par une lueur de soleil au moment le plus sombre de l’œuvre. Manoel de Oliveira exprime tout de même dans cette immobilisme – qui peut être critiqué, mais qui est cependant nécessaire – sa maestria. Il fera un simple mouvement de caméra, il décalera l’angle de son plan pour laisser entrer dans le champ visuel le coffre qui renferme l’argent. L’immersion est d’une ironie terrifiante. L’entrée de l’argent, qu’ils ne possèdent pas et ne possèderont jamais, marque une rupture dans l’histoire et fait sortir les vrais visages. Candidinha/Moreau s’octroie le rêve de commander, Doroteia/Cardinale retrouve le sourire, Chamiço/Cintra rêve à une culture riche. Mais la tristesse du sort s’acharne sur les pantins de Oliveira pour les amener dans un gouffre où seule la mort permet la délivrance. Cette seule inclinaison dans la vision exprime le rêve de toute une classe et amène une tension suite à l’appât du gain d’un fils-malfrat. Le pessimisme par lequel De Oliveira clôt son film est significatif de sa vision de la pauvreté, condition immuable de l’âme humaine simple.

Gebo et l'Ombre, Manoel de Oliveira

« Gebo et l’Ombre » est tant philosophique que cinématographique, tant poétique que théâtrale. De Oliveira montre encore la force l’image et signe une œuvre délicate et sublime.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Vous n’avez encore rien vu: Une Quête de modernité

« Vous n’avez encore rien vu » n’est pas une information factice. L’objectif d’Alain Resnais est clairement dit: créer un cinéma qui veut se démarquer, trouver son unicité. Resnais sera visionnaire, il verra ce que le commun des mortels ne voit pas: comme le personnage de son affiche. Mais pour dégager une nouvelle entité propre, son cinéma doit alors démarrer par un retour à la source: le théâtre. Comme si un retour à l’origine était nécessaire pour mieux cerner les caractéristiques même du cinéma. C’est de la désuétude du théâtre filmé que naîtra son film pour mieux accoucher d’un cinéma radicalement nouveau, ou plutôt d’un cinéma moderne. Resnais apporte au cinéma les notions de modernité qui ont permis aux autres arts de continuer une réflexion sur leur caractère figuratif. Il crée les notions d’épuration et de déstructuration. Ces phénomènes lui permettent de se focaliser seulement sur l’essentiel: la force créatrice du texte. Resnais est au plus près d’une parole performative. Ce n’est plus le réalisateur qui crée l’image mais le texte. Les décors s’effacent et s’esquissent seulement pour ne pas troubler un spectateur qui écoute plus qu’il ne regarde. Cette centralisation sur le texte s’exprime aussi à travers l’interchangeabilité des acteurs: l’homme pourra changer, mais le texte sera le même, au souffle près. L’acteur n’est pas le créateur, il prête en quelque sorte son corps à une force plus grande que lui, la force universelle de l’art. Les comédiens modulent chez Resnais plus qu’ils ne jouent. Leur disparition fantomatique, tout au long de l’oeuvre, expose le fait que leur présence n’est pas nécessaire à l’oeuvre. La primauté du texte, support créateur d’art, est indéniable et surtout inviolable.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

De ce premier raisonnement, Alain Resnais s’interroge ensuite sur le statut de l’auteur par rapport à son oeuvre même. Le réalisateur tue l’auteur pour mieux faire vivre sa pièce « fictive » d’Euripide. La mort humaine n’entraîne pas de mort artistique. Resnais fera jouer l’oeuvre le jour même de la mort de son auteur et finira son plan par un ciel étoilé comme pour signifier que l’oeuvre ne nous appartient plus, qu’elle nous est maintenant supérieure. Elle sera éternelle. On peut alors rapprocher la réflexion de Resnais à celle de Platon comme quoi la mort touche seulement le monde des hommes et non celui des idées. La séparation entre le mortel (et donc l’humain) et le conceptuel est distinctement visible. Resnais juxtaposera d’ailleurs à ce ciel éternel, la vision du cimetière: écrasant les hommes en rappelant que pour eux le temps est compté. Plaçant le concept au-dessus du concepteur, Resnais nous donnerait presque envie de replonger dans le monde antique où les Muses faisait le lien entre ces deux mondes. L’Homme est alors seulement un porte-parole d’un art qui le dépasse et qui touche alors au sublime du caractère divin.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

Enfin, « Vous n’avez encore rien vu » est la définition même de la mise en abîme. Le spectateur regardera des acteurs dont le rôle est complètement renversé puisqu’ils sont rendus eux-mêmes passifs, tout comme le spectateur. Mais ce qu’il est intéressant de voir, c’est ce que nous dit cette mise en abîme. On pourrait dire que Resnais révolutionne le rôle du spectateur. Car ici, il n’est rapidement plus passif, il intervient au plus près de l’oeuvre et sa présence permet au texte d’acquérir différentes variations. Resnais montre bien que le cinéma est un ressenti et que la compréhension d’un film ne peut être que personnelle. Azéma et Consigny se superposent au même rôle, mais pourtant, elles n’en ont pas la même vision: l’une plus lunatique et l’autre qui semble avoir peur de vivre et qui se réfugie alors dans une tristesse permanente. C’est le principe même de l’identification au fictif que nous montre Resnais, certes si on prend le film au pied de la lettre, ils jouent les rôles qu’ils ont joué avant, mais en généralisant ce propos on voit alors que l’identification est un phénomène courant et surtout qui bouleverse. D’un point de vu du statut de comédien, Resnais montre que le rôle est comme un fantôme qui hante, et qu’il ne se sépare jamais de son corps palpable. On retrouve ici l’impression que l’acteur n’est qu’une porte-parole de l’éternité artistique.

Vous n'avez encore rien vu, Alain Resnais

« Vous n’avez rien vu » est en lui-même un film qui s’accompagne de longueurs et de quelques faiblesses, mais ces dernières sont si rapidement cachées par une envie de théoriser et de faire partager au spectateur un constat sur le cinéma. Resnais signe un film-leçon qui restera sans doute dans une histoire du cinéma qui existe en dehors des sentiers commerciaux.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

The We and The I: Martyrs, Tortionnaires et Adolescents

Le film sur l’adolescence est devenu une institution, un genre à part, qui regroupe tant l’humour gras de « American Pie » que les êtres déglingués de Larry Clark. Certains réalisateurs, adeptes du questionnement crucial du passage de l’adolescence, ont mis en avant des êtres qui se tournent soit vers la violence (« Elephant » de Gus Van Sant) soit vers l’adage Sex, Drugs and Rock’n’Roll (« Ken Park » de Larry Clark). Mais  Michel Gondry prend à contrepied cette logique d’un être exclu de la société. Ce n’est plus la marginalité qui effraye, mais tout simplement les relations qui dirigent la micro-société des lycéens. C’est en cela que Gondry ne pouvait choisir un meilleur tire, « The We and the I » démontre parfaitement que le groupe fait l’individu. Ce dernier n’est rien sans le groupe, il doit survire non par lui-même mais pour et dans une communauté. Il n’y aura pas ici le passage obligé d’une fin de l’innocence, d’une destruction des modèles parentaux. Michel Gondry n’est pas dupe, car instaurer ces passages dans son oeuvre aurait insinué qu’il y a aurait une once d’innocence dans un monde qui est régi par un darwinisme social. Il laisse de côté les héros stéréotypés pour plonger au coeur même d’une réalité qui se basant sur la banalité des êtres engage un réel questionnement.

The We and the I, Michel Gondry

Si « The We and the I » paraît le miroir fidèle d’une génération perdue, c’est que son réalisateur englobe son propos d’une mise en scène qui cerne au plus près les fondements de la vie lycéenne. On ne peut voir l’oeuvre de Gondry autrement que comme un huit clos où règlements de compte et effusions sentimentales cohabitent. L’idée du huit clos est une trouvaille intéressante qui sied parfaitement aux relations adolescentes. Une salle de classe n’est autre qu’un lieu fermé et un témoin d’une guerre silencieuse mais dévastatrice dans laquelle les bourreaux et leur proie coexistent froidement. Le Bus aurait alors pu apparaître comme une échappatoire, mais c’est le contraire qui s’opère. Le Bus devient le lieu où cette guerre n’a plus à être silencieuse. La route n’amène pas l’espoir et la liberté, mais reflète les rêves tant des brimés que des persécuteurs. Gondry survole ces rêves et leur donne un caractère illusoire en les faisant se chevaucher (par des trouvailles caractéristiques d’un Gondry bricoleur) ironiquement. Durant ce trajet vers l’enfer, les thèmes se succéderont tout comme les protagonistes. Il sera question d’exclusion, de tromperies, de sexe. Mais Gondry dépasse le modèle même du teen-movie en faisant tour à tour ses personnages bourreaux et tortionnaires. Chacun est une pierre angulaire de cette terreur étouffante. Il suffit de se focaliser sur le personnage de Michael pour comprendre la complexité de l’individu. Il sera bourreau, puis victime, confident et finira tout simplement en ami. Il est l’exemple même des ravages d’une communauté lycéenne sur l’individu. L’important est le paraître.

The We and the I, Michel Gondry

Gondry continue son immersion en traitant son sujet d’une façon documentaire. Ces acteurs amateurs nous font partager une partie d’eux même, on est spectateur de leur intimité. Ils ne jouent pas, ils vivent. Gondry nous rappelle le principe même du cinéma, celui d’entrer dans une intimité qui avant nous était interdite. L’intimité à l’ère du tout technologique passe également par les téléphones portables et les réseaux sociaux. Gondry s’intéresse alors à la puissance de ces derniers: un texto et une vie par en fumée. Il suffit de voir la souffrance de Teresa, son sentiment de rejet, de n’avoir pas reçu le message collectif, ou son visage s’illuminer quand enfin elle ressent les vibrations de son portable. Le réalisateur ne tarde pas à montrer un paradoxe de société numérique: bien que les sentiments et les sensations soient exacerbés, cette société fonctionne par une négation des faits naturels. Ils tentent d’exclure ce qui leur montre la vulnérabilité de leur vie. Le côté pathétique d’une mort annoncée par message et mis de côté témoigne de cette envie de croire en une vie éternelle ou du moins suffisamment longue pour pouvoir croire en ses illusions et tenter de les faire devenir réelles.

The We and the I, Michel Gondry

Gondry signe un oeuvre bouleversante qui pour une fois voit l’adolescence se mettre à nu et montrer ses travers sociaux.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Wrong: L’Absurdité de la Routine

La comédie semble vouée à une éternelle place de sous-genre cinématographique. Son plébiscite par le peuple et son manque d’exigence technique lui empêche une totale reconnaissance. Ce positionnement apparaît comme un héritage archaïque des dogmes platoniciens sur la hiérarchie dans l’art. Mais, même si le changement commence à s’opérer par des oeuvres réussies qui font parfois leur apparition dans les cérémonies (« Mes Meilleures Amies » aux Oscars, « Intouchables » aux Césars), le salut arrivera par une sous-catégorie de la comédie: l’Absurde. Elle allie les qualités humoristiques nécessaires au divertissement et une double lecture qui apporte une véritable finalité. Il serait réducteur de voir dans les films de Quentin Dupieux l’absurde comme une vaine recherche d’un humour basé sur des associations illogiques ou un simple effet de style. L’Absurde, pour être appelé comme tel, doit en effet avoir ce principe de double lecture qui lui permet par le rire de dénoncer les travers de la société ou les défauts d’un mécanisme. Avec « Rubber » (2010), Dupieux utilise l’absurde pour permettre une mise en abîme du cinéma: la place du spectateur (qu’il rend actif à travers ses faux-spectateurs) et la base narrative d’une intrigue (il y supprime la fin et tout contenu). Cette fois, avec « Wrong », il se focalise sur la société moyenne et sa culture du « Wrong », le faux ou plutôt les faux semblants. Son absurde lui permet de dénoncer cette quête perpétuelle de la routine. Les personnages ne remarquent pas l’absurde qui les entoure pour sa différence mais seulement par le fait qu’il sort d’un ordinaire voulu. Attardons-nous sur l’exemple d’absurde  engendré par Dupieux au sein du travail de Dolph. Il y fait ingénieusement (ou pas) tomber la pluie. Alliant le confinement des bureaux aux aléas climatiques de l’extérieur, cette pluie ne choque pourtant aucun des personnages. Mais, Dolph choisit un autre absurde puisqu’il persiste à venir au travail alors qu’il a été renvoyé depuis 3 mois. Il s’accroche quitte à devenir grotesque à l’adage « métro-boulot-dodo » qui rythme sa vie. On peut aussi remarquer que Dolph ne s’intéresse pas au fait que son palmier soit devenu un sapin, il se concentre seulement sur comment il pourra le remplacer. Il n’est pas gêné par l’absurde mais seulement par ce qui entrave son paysage habituel. Dolph est alors le symbole d’une humanité qui vit pour que rien ne lui arrive. Une humanité qui a peur du changement et qui ne cherche qu’à consolider la présence de son quotidien. Un seul personnage décide de quitter ce schéma de vie: Greg, son voisin. Perdant sa volonté de s’ancrer dans une routine, il renie outrageusement de faire du jogging tous les matins. Il paraît suffoquer dans cet univers où tout doit être fait en temps et en heure. Il part alors pour une sorte de voyage spirituel, mais en s’éloignant de son quotidien il ne trouve que le néant d’un désert blanc. Le quotidien est le contenu d’une vie, et en voulant l’éviter, le personnage se perd.

Wrong, Quentin Dupieux

Le film glissera progressivement dans un absurde qui se moquera d’un cinéma américain creux: mêlant les genres pour en faire une critique générale. Il commencera par la comédie animalière en plaçant le chien au centre de son film. Paul, le chien, aurait la place d’un enfant. Notons que Dupieux inverse judicieusement le nom des hommes et des animaux: l’homme sera Dolph, et le chien Paul. Le long-métrage basculera à la suite de l’enlèvement de Paul dans le grotesque des enquêtes policières: gadgets inutiles, suppositions évidentes et place de l’enquêteur. Dupieux regarde le film policier en montrant tant son absurdité que son manque de tension. Jamais le film policier n’aura été si prévisible. Enfin, Quentin Dupieux ferme son tour d’horizon des genres cinématographiques par le film autour du dépassement de soi. Connaissant le réalisateur, on voit qu’il ironise sur le but à atteindre (parler télépathiquement avec son chien) et sur la figure du guide spirituel (entre mafieux et fou). Il continue alors sa réflexion sur le cinéma commencée par « Rubber » (certes « Wrong » est moins poussé) et se focalise sur un cinéma particulier: le cinéma américain. Quentin Dupieux semblent lancé sur le terrain du film américanophile en prenant la photographie et les décors du cinéma indépendant pour le retourner contre les grosses productions. Un claque du faible contre le fort. Cela ne changera pas l’histoire, nous sommes d’accord, mais c’est jubilatoire.

Wrong, Quentin Dupieux

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

Monsieur Lazhar: Feindre la Légèreté

« Monsieur Lazhar » est un film léger au premier abord. Mais qu’est-ce qu’on n’entend pas légèreté au cinéma ? J’entends par là que c’est un film sans aspérité qui glisse sur ses personnages et son intrigue sans jamais vraiment mettre le doigt sur un sujet polémique de la société. La légèreté est aussi la caractéristique des films qui ne se retiennent pas, puisqu’il ne dispense aucun réel point de vue. Le film léger oscille souvent entre comédie dramatique et drame. Il tire du drame le côté sentiment à fleur de peau sans toucher aux sujets lourds des véritables oeuvres dramatiques. Malgré ce manque de consistance, la légèreté entraîne une douceur qui permet de toucher le spectateur en lui permettant de se confronter à des êtres souvent bons qui ne cherchent que le bonheur d’autrui. Ces saints modernes sont cependant des êtres trop parfaits pour n’être autre chose qu’une simple coquille vide que le spectateur perce dès sa sortie de la salle.  Mais, l’oeuvre prend un tout autre visage quant au fil de son intrigue cette pseudo-légèreté laisse place à une retenue mise en place par Philippe Falardeau (le réalisateur) face à son sujet et à ses protagonistes. Cette retenue peut, certes, être vue comme une simplification des émotions humaines et d’une intrigue qui ne se compliquera jamais Mais, c’est justement cette simplicité qui permet au réalisateur d’accoucher de cette oeuvre sur l’enfance et la confrontation à la mort. Il fait l’abstraction d’un cinéma de spectacle qui favorise l’effervescence émotive et l’entremêlement d’histoires annexes et d’éléments faussement perturbateur. Falardeau confronte le spectateur à une réalité où tout ce qui touche à la mort est tabou, surtout lorsqu’elle touche le domaine de l’enfance.

Monsieur Lazhar, Philippe Falardeau

Les questionnements qu’élabore le cinéaste sont des problématiques sociétales auxquelles toutes civilisations sont confrontées. Falardeau montre un nouvel angle d’attaque du film sur l’école qui semblait pourtant avoir épuisé ses possibilités. Il pose tout d’abord un regard sur la mort et l’enfance en immisçant entre des écoliers une notion si brutale. Falardeau ouvre judicieusement son film sur l’évènement qui créera le trouble: le suicide d’une enseignante de primaire qui décide de se pendre dans sa propre classe. Son but n’est pas d’expliquer ce geste, même s’il esquisse des raisons potentielles, mais de montrer ses répercussions sur ces enfants mis à mal par le destin, et qui si brusquement entrent dans les thématiques de l’adulte. Mais il évite de raconter une banale sortie de l’enfance. Falardeau s’intéresse plutôt à l’absurdité dont l’homme est capable dans de telle situation. Bien que ce traumatisme soit toujours un spectre qui maintiendra le trouble, le corps enseignant tentera d’insuffler une vie illusoire qui ne pourra fonctionner puisqu’elle se construira sur le déni d’une mort si violente. « Monsieur Lazhar » aura alors la lourde tâche de reprendre en main cette classe. En incluant à son histoire les thèmes de l’exil et du conflit des cultures (sans s’attarder dessus pour autant), Philippe Falardeau donne à son oeuvre un goût d’universalité. Une certaine poésie se dégagerait même de la relation qui se crée entre un vieil enseignant algérien et une jeune écolière québécoise. Mais, cette lueur d’espoir sera vite ternie. Monsieur Lazhar n’a jamais été enseignant, mais face à cet épisode tragique et le manque de personnel, il avait su passer à travers les mailles administratives.

Monsieur Lazhar, Philippe Falardeau

Philippe Falardeau génère alors une réflexion sur l’enseignement. L’enseignant tient une place centrale dans le développement d’un enfant. Il est son référent adulte le plus présent, bien plus que les parents en termes d’heures. Mais qui peut se dire assez digne pour se dire un modèle à suivre ? Qu’est-ce qu’un bon enseignant ? Falardeau s’interroge sur ce qui légitimise ce positionnement: le diplôme. Un bout de papier est-il suffisant pour laisser nos enfants à de parfaits inconnus ? Son raisonnement repose sur la confrontation entre ces deux personnages qui se succèdent à la tête de cette classe. D’un côté, cette enseignante diplômée qui par un geste égoïste traumatise ses élèves ; et d’un autre, Monsieur Lazhar, « enseignant amateur », qui apporte à nouveau la joie et permet à ses élèves de progresser tant scolairement que dans les étapes du deuil. Falardeau prend clairement la partie de Lazhar et tente de montrer qu’enseigner doit avant tout être une envie et non un moyen de trouver un travail.

Monsieur Lazhar, Philippe Falardeau

« Monsieur Lazhar », en lice pour l’Oscar du Meilleur film étranger en 2012 (remporté par le film Iranien « Une Séparation »), est un film profond qui donne l’impression d’avoir vu vivre. C’est dans un sentiment d’injustice, d’incohérence et regret que Falardeau décidera de clore son film, comme pour mieux laisser réfléchir son spectateur sur ses problématiques et les solutions à apporter.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆✖✖✖ – Moyen